Michel S Levy mslevy@laposte.net Merci de vos critiques et remarques
LE DEUIL
Dans un premier temps, nous aurons besoin de quelques remarques sur le processus normal de deuil chez l’adulte. Une deuxième partie concernera le deuil pathologique, et les conditions qui favorisent les réactions psychiques douloureuses trop durables, puis, dans un troisième temps, nous dirons quelques mots du deuil chez l’enfant. Enfin, nous verrons quelle position transférentielle peut participer aux élaborations nécessaires après un deuil, qu'il soit normal ou pathologique.
Le deuil chez l’adulte
Le deuil normal.
La vie n'est pas pensable sans la mort. L'apprentissage de cette dimension nécessaire à la définition même de la vie est un des éléments majeurs de l'évolution de l'être humain. Ceux qui dénient, évitent ou travestissent la réalité de la mort vont ensuite inévitablement être dans une difficulté de vie et de transmission. Certaines réactions dites traumatiques reposent sur un déni préalable de cette dimension de la mort, qui explose lors d’un événement réintroduisant cette réalité.
Un deuil, dans ce cas, peut favoriser le passage à des réactions pathologiques, parfois structurées durablement.
Ainsi, si la mort fait partie de la vie, le deuil, lui est la façon dont cette mort s’inscrit en nous en tant qu'individu singulier dans notre univers tout à fait intime, intériorisé. Il n’est pas certain que l’idée de notre propre mort nous en donne connaissance, alors que le deuil en est la réalité psychique profonde pour chacun de nous. Il n'y a vraisemblablement pas de perception réelle de la mort avant un vrai processus de deuil.
La réaction de deuil montre alors à quel point une part de notre moi reste constamment liée à l'autre, tout au long de la vie : nous sommes constamment faits de l’interaction entre nous-même et nos proches, nos rencontres passées et actuelles nous structurent et nous modifient.
La perte de l'une d'entre elles produit donc une déstructuration, nécessitant ensuite une reconstruction si elle est possible, une cicatrisation sinon, ou enfin, si ni l'une ni l'autre de ces étapes n'est possible, un deuil pathologique, témoin de cette déstructuration agissante.
La reconstruction consiste à remplacer l'objet perdu par un autre... Si l'être humain est constitué de liens, ils sont attachés aux deux bouts : au sujet d’une part, à l'objet de l'autre. Il s'agit là de détacher l'objet disparu, puis de relier le nouveau... L'affaire est plus ou moins complexe selon le nombre et la profondeur des liens auxquels on a à faire. Il est bien clair que remplacer un clavier d'ordinateur tombé en panne ne mobilisera que peu d'énergie… Mais enfin, même dans cet exemple, le temps de l'échange impliquera que le travail en cours sera momentanément déstructuré. Il est clair que lorsque l'objet est vivant, qui plus est humain, et enfin dans le partage de notre quotidien, c'est toute notre vie qui se trouve alors déstructurée, toujours durablement, et aussi irréversiblement : aucun objet n’est totalement remplaçable, certains ne le sont pas du tout. C’est alors qu’on aperçoit, douloureusement, que la limite entre soi et l'autre n'est jamais absolue, que la reconstruction, si elle n’est pas hystérique, est toujours aussi un changement, l’objet étant différent.
Dans ces cas de reconstruction, les trois étapes classiques du deuil se retrouvent, le déni du premier temps, correspondant au refus de la réalité douloureuse, l’abattement, qui inaugure le mouvement de détachement d’un objet précieux ou vécu comme unique, puis le réinvestissement des objets du monde, qui est véritablement la reconstruction, les deux étapes précédentes en étant les préalables nécessaires. La reconstruction, pour être adaptée, ne sera pas à l’identique, puisque l’objet aura changé.. Cette reconstruction est donc aussi un changement, un ajustement. Notons que seule la mesure réelle de la souffrance endurée permet un réinvestissement proportionné, chemin qui est interdit par la prescription précipitée d’antidépresseurs.
La cicatrisation est une autre modalité du deuil, lorsque l'objet n'est pas remplaçable, et à condition que la force du sujet reste suffisante. Il s'agit alors d'un réaménagement des investissements, dont le but est de tarir les énergies jusque-là liées à l'objet perdu. L'exemple type en est la retraite, dans sa forme classique, lorsqu'elle est radicale, s'accompagnant d'une perte brutale de tout rapport à un monde du travail jusque là investi. D'autres logiques de vies, d'autres investissements apparaissent, où la force pulsionnelle et désirante va s'engouffrer et tisser un nouveau réseau de relations et d'actions. Une restructuration s'est effectuée, profondément différente de la structure précédente, où l'objet perdu n'est plus présent que sous forme cicatricielle, asséché de trop d’investissement. Cette forme de deuil demande à l'évidence une énergie considérable, qui n'est pas toujours possible à tous les stades de la vie. Elle est de mise au troisième âge, lors de la perte du conjoint, avec un enjeu clair : soit la force reste suffisante pour rebâtir un tissu relationnel vivant, soit le deuil pathologique survient, avec, on le sait, une fréquence maximale à cet âge.
Le deuil pathologique.
Il survient lorsque les deux possibilités précédentes n'ont pu s'effectuer. L'impasse désirante se fait alors jour de diverses façons : de la simple dépression à la mélancolie mortelle ou au syndrome de glissement. Une très belle illustration en est donnée dans le roman de Claude Roy : La traversée du pont des arts. Mais tout peut alors se voir, selon la structure psychique dominante du sujet, l'âge et, surtout, nous le verrons, l'attention et la présence de l'environnement humain lors du deuil. Ce qu'on appelle la résilience a en effet plus à voir avec la qualité du lien social passé et présent, réel et actuel qu'avec la biologie du cerveau... Enfin, disons plutôt que la qualité de ce lien social est la garantie d’un bon fonctionnement biologique de l’organe cérébral. Cette qualité et profondeur des relations humaines dans lesquelles est pris un sujet est l’influence psychique et donc biologique la plus importante pour contrer un replis névrotique, psychotique ou une déchéance physique, ce que démontrent à l’envie les problèmes de placement en maison de retraite…
Mais la structure psychique existe aussi ! Ce que j'appelle ainsi est, pour ceux qui connaissent mon travail, un ensemble de traits, les logiques subjectives. Elles sont multiples, quasiment infinies pour tel ou tel individu, et sont chacune produites par un engagement relationnel particulier, que ce soit un transfert dans la relation thérapeutique, ou une relation affective dans le quotidien de la vie. Il convient de le rappeler, à une époque où le tout biologique semble dominer les esprits, y compris médicaux, bien à tort. Les « bases » cérébrales, biologiques ou génétiques de tel ou tel trouble psychique que veulent montrer les neurosciences sont souvent affirmées comme causes du trouble, alors que rien n'exclut à l'heure actuelle, quand elles existent (ce qui est rare) qu'elles ne soient les conséquences de difficultés de lien interactifs. Si on n'est pas allergique à la jargonophasie lacanienne, le livre de Gérard Pommier Quand les neurosciences démontrent la psychanalyse regorge d'exemples à ce propos, ainsi d'ailleurs que les ouvrages et travaux de Boris Cyrulnick. Les recherches actuelles montrent au contraire que le lien humain modifie la biologie du cerveau, ce qui permet au passage de redonner une déontologie au placebo : il n’est jamais que l’effet réel d’une relation de qualité sur l’organisme…
Je n'ai jamais rencontré dans mes expériences cliniques de sujet réduit à un seul de ces traits, mais au contraire constaté le plus souvent une multiplicité de ces logiques, dont l'une va parfois dominer pour donner place à une pathologie psychique. On comprend bien alors que toute description clinique est une fiction, une réduction dont le seul but est de penser, de réfléchir sur du communicable. Elle ne s'applique, stricto sensu, à personne.
Dans ce sens seulement, chacune des structures étudiées ci-dessous va impliquer une problématique de deuil différente, dans la simple mesure où elle est, au moment du deuil, dominante dans le psychisme. En tout cas, s’il n’est pas de structure psychique sans lien à l’autre, passé ou présent, on conçoit bien que le deuil est une occasion de mettre cette idée à l’épreuve. Et, de fait, le deuil réel s’accompagne souvent de changement de structure psychique, dans le bon ou le mauvais sens.
Un trait hystérique dominant peut induire une déstructuration d'autant plus spectaculaire que le sujet dépendait du disparu. Un réinvestissement rapide sera psychiquement nécessaire, et la reconstruction hystérique ne tardera pas, avec un autre partenaire. Que le temps passe, que la séduction ne soit plus possible, et le sujet restera aux prises avec sa déstructuration, ne pouvant plus reconstruire à l'aide d'un objet hystérique devenu introuvable dans la réalité. Le deuil pathologique amènera alors soit à la dépression chronique, et son éventuelle soutien (complicité ?) médicamenteuse, soit à une demande psychothérapique, et sa possibilité de changement structurel.
En effet, sans psychothérapie, le trait hystérique, dans le deuil, n'a comme évolution que le retour au même ou la dépression... Il ne peut cicatriser, car l'organisation psychique dominante ne permet pas la construction sans cet objet qui renvoie l'image auquel le sujet hystérique est aliéné. Toute l'activité solitaire, que j'appelle, après Freud, auto conservatoire, très sollicitée après un deuil - afin de repartir sur d'autres routes, au départ souvent singulières - est bloquée de ne pouvoir fonctionner sans l'image aliénante et structurante à la fois que renvoie l'autre réel. Il faut du temps pour reconstruire des liens suffisamment complexes, profonds, et ce temps est celui de l'action isolée, impossible pour ces patients bloqués dans un fonctionnement hystérique. Ne leur reste alors que l’identification au disparu, idéalisé à l’infini, fixant alors le deuil pathologique dans une structure où cette nécessité du miroir de l’autre est dès lors intériorisée. La dé-idéalisation du défunt (ou du disparu, pour autant qu’une simple rupture sentimentale peut provoquer dans certains cas le même tableau) est longue et souvent aléatoire, car elle renvoie en fait à l’incapacité du patient à prendre en charge sa propre imperfection, c’est à dire à sortir du miroir hystérique..
Le trait obsessionnel, lui, supporte parfois mieux le deuil. En effet, si l'objet du deuil est précisément cet autre avec lequel le patient s'est douloureusement intriqué, une forme de soulagement peut apparaître, liée à un dégagement, dans le réel, de l'aliénation. Même si cette distance n'est pas travaillée par une psychothérapie ou une psychanalyse, elle opère cependant à minima dans la mesure où le rappel constant du processus obsessionnel n'a plus lieu, du fait de la disparition de la relation où il se réactivait sans cesse. Cette désintrication peut être cependant à l'origine d'une culpabilité inconsciente, et donc d’une aggravation, le patient s'en voulant de se sentir parfois plus léger de la disparition de celui qu'il aimait et qui l'écrasait pourtant de son amour.
Sinon, si l'objet du deuil n'est pas un de ceux qui furent pris dans la genèse du trait obsédant, il m'a semblé que le chemin était plutôt plus facile que pour d'autres structures : le patient est déjà tellement mobilisé dans son rapport à ses objets obsessionnels que la place manque un peu pour les autres, dans l’impasse narcissique qui est la sienne…
Ce type de réaction se voit bien dans la structure paranoïaque, précisément construite pour éviter l'investissement de l'autre, et ses implications de remaniement structuraux. En effet, dès que l'on rencontre vraiment quelqu'un, on aménage sa pensée, sauf à prendre l'autre dans la sienne, ce qui est le trajet du paranoïaque. Habituellement, l'autre n'est donc pas suffisamment investit pour qu'un réel deuil se produise.
Cependant, on peut au contraire observer qu’il va parfois permettre de mobiliser ces structures, le patient étant pris dans une contradiction qu'il comprend mal entre sa constance psychique et la souffrance qu'il ressent si persistait, malgré tout, un investissement altruiste touché dans le deuil. Ceci se voit le plus fréquemment lors de la perte d’enfant. La demande d'aide alors formulée peut être le départ d'un trajet thérapeutique possible, pendant lequel la valeur de l'autre reprend une place plus éminente vis-à-vis de la logique de pensée solitaire paranoïaque.
La structure schizophrénique réagit fort diversement au deuil : selon la place du partenaire du jeu psychotique décédé, les conséquences peuvent être tout à fait opposées. Il est de pratique courante, par exemple, de constater des améliorations parfois spectaculaires, ainsi que l'inverse. Ceci mesure, en fait, la fonction structurante ou déstructurante qui vient d'être perdue, dans le cadre d’un lien fusionnel qui en détermine l’impact. Et, selon le type de lien qui a été rompu, on assistera soit à une reconstruction, soit à une déstructuration.
Sur la structure phobique, le deuil aura des conséquences modérées, la structure phobique protégeant dans une certaine mesure de la dépression. La raison en est double : l'aspect parfois limité de cette névrose dans le psychisme laisse la place à de multiples investissements qui participent à l'équilibre du sujet et à sa relative solidité en cas de perte d'un de ses objets d'investissement.
Une autre raison de la relative solidité du trait phobique dans ces circonstances est liée à la structure même de cette névrose : si un évitement de la mort est l'enjeu inconscient de cette affaire, tout est alors déjà en place pour détourner la douleur de la perte vers le fonctionnement névrotique. Tout au plus sera-t-il logiquement renforcé quelque temps, le temps du deuil précisément.
Le type du deuil peut aussi induire un processus psychique particulièrement délicat et douloureux : un deuil dramatique, aussi terrible sur un certain plan que la perte du parent par l’enfant jeune peut survenir : la perte de l’enfant. Ce qui va se passer va alors dépendre de la position générale du sujet vis à vis de la vie et de la transmission. Celui qui a oublié que ses enfants sont mortels, et qui a besoin de ses enfants pour vivre, pour compenser une certaine difficulté d'être, celui là va être touché de plein fouet par un deuil impossible à faire, puisqu'il lui faudra en même temps faire le deuil d'une névrose… Alors là, on est dans des choses difficiles.
Un adulte qui n'oublie jamais que la mort est dans la vie, qui n'oublie jamais que nous sommes dans des positions fragiles, que quelque chose de la toute puissance de notre désir n'est jamais écouté par le déroulement du destin, celui qui pense, de temps en temps, à la possibilité de la mort de ses enfants, celui là sera mieux préparé à cela, qui reste un scandale, je ne dirai pas inacceptable, mais aux limites de l'acceptable. Le lien étroit entre le narcissisme des parents et la réalité de leurs enfants est à la fois générateur d’amour et d’accompagnement efficace, mais aussi, s’il est trop étroit, susceptible de dérives qui se lisent dans les névroses des enfants et aussi, parfois hélas, dans des deuils impossibles lorsque la vie tourne mal…
Il faut probablement beaucoup de sagesse, de philosophie préalable au drame, pour que celui-ci ne soit pas trop destructeur et que la vie reprenne ses droits autant qu'elle le peut, malgré et à travers cette profonde cicatrice.
Un mot cependant à ce propos : si dans la mythologie, nombreux sont les pères qui sacrifient leurs enfants, de Saturne à Hercule, Agamemnon, en passant par Abraham, c’est toujours dans le but que s’impose à l’homme le domaine des Dieux… De fait, si l’enfant, ou n’importe quel être charnel dénommé est le but ultime du désir, alors le social chute comme champ d’application de ce désir, pour faire la place à la toute puissance destructrice toujours tapie en l’homme. Vivre avec la mort ? Si le risque est le prix de la vie, la mort est sa mesure… et permet au désir d’accéder au champ social, à travers le deuil fondamental de l’objet, qui est en réalité ce qui est au cœur de la loi commune et la permet.
Le processus de deuil pathologique résulte toujours d’une intégration difficile de cette dimension, sans doute la plus complexe à entendre pour l’être humain.
Enfin, le deuil chez la personne âgée : j’en dirais peu de choses, si ce n’est qu’au fur et à mesure de la détérioration cérébrale, le défaut de plasticité complique énormément le processus de deuil, les réactions dites de glissement étant alors la règle. Le seul élément qui protège de cela est alors, paradoxalement, la détérioration elle-même, puisqu’elle peut amener à un tel désinvestissement de l’extérieur que ce qui se passe à ce niveau n’a plus guère d’importance. Mais cela n’est vrai que dans une évolution déjà sévère.
Sinon, la personne âgée est d’autant plus dépendante de l’entourage qu’elle ne dispose plus de son autonomie. Le deuil du conjoint est souvent le prémisse à un placement en maison de retraite. C’est alors l’évidence que l’être humain n’a pas que des besoins biologiques ou relationnels, mais aussi des nécessités de continuité historique. On rencontre en fait le même problème à la fin de la vie, qu’à la naissance : plus l’être humain est dépendant, plus il a besoin d’une cohérence d’histoire et de transmission. Les problèmes que l’on rencontre avec l’hospitalisme, les multiples ruptures relationnelles, sont les mêmes au début et à la fin de la vie. Il est clair que les éclatements familiaux actuels, avec un foyer restreint dont aucun des membres n’a vraiment ni le temps ni souvent les moyens de le faire vivre, ne favorisent pas l’accueil des personnes dépendantes, nourrissons ou vieillards. Les dommages psychopathologiques liés à cela sont légions, et particulièrement dramatiques et visibles chez les vieillards ainsi déplacés. L’être humain a un besoin vital de son histoire, et non seulement de soins et d’animations.. La solution à tout cela n’est pas dans la profusion de centres de garderies ou de retraites, qui créent autant de ruptures souvent dramatiquement dommageables, mais dans une profonde modification des habitats, par laquelle des lieux collectifs et conviviaux puissent être intégrés à la conception même des logements. L’idée de modules d’habitat où crèche, lieux de rencontre, d’échange, de retraite puissent être conçus d’emblée ensemble, dans la conception même de l’urbanisme, est la seule qui permettent de garantir cette continuité historique minimum qui est le centre de l’humain. A condition que ces modules soient à taille humaine, c’est à dire que chacun puisse repérer l’autre dans son histoire, sa complexité, un peu comme dans un village…
Le deuil chez l’enfant
Le deuil complet ne peut être envisageable que lorsque l'enfant est capable de manier l'abstraction qu'est la représentation de la mort. Les enfants de trois ans, quatre ans, qui voient le moineau tombé du nid, le chat qui s'est fait écrasé, ont bien l'idée concrète de cela mais dans une représentation qu'il est difficile pour eux de symboliser : c’est que le processus même de symbolisation est en train de se constituer… L’enfant ne peut dès lors se dissocier du milieu dans lequel il évolue, il en fait partie intimement, dans son corps et ses représentations imaginaires. C’est pour cette raison que l’on a retrouvé, dans les cures d’adultes ayant connus des deuils précoces, ce que Maria Torock et Nicolas Abraham ont appelé des cryptes. En réalité, ce sont des imprégnations mnésiques et proprioceptives profondes d’évènements qui se sont produits avant la possibilité de symbolisation, et se sont donc inscrites en l’être dans son entier. Si en outre le secret recouvre ces circonstances dramatiques du départ de vie, toutes les raisons sont réunies pour une souffrance durable et obscure pour le sujet.
Le processus de réduction symbolique est aussi une libération corporelle, lorsqu’il peut se produire... Il sépare deux sphères, celle du corps affecté et celle du langage structurant. C’est dans le conflit désirant que le sujet se constitue alors, dans un langage qui sépare les désirs, qui dénomme la différence des destins parentaux et filiaux. En deçà de cette limite corporelle tracée par les mots, le deuil est impossible, le corps ne peut plus se différencier des affects qui le touchent, il ne peut continuer son chemin entre soi et l’autre,
Si l’enfant est suffisamment et clairement accompagné, le deuil sera différé, surgissant au fur et à mesure de la maturation symbolique de l’enfant. Au fond, le meilleur guide pour ce chemin reste la constatation que lorsqu’un enfant pose une question, c’est qu’il est mûr pour la réponse, pour la différenciation proposée…
Restera à prendre en compte que l’enfant, dans sa pensée magique, dans l’ambivalence constante de ses relations, se pensera toujours, consciemment ou non, responsable de la mort de l’être aimé. C’est surtout dans ce registre qu’il aura besoin, au fur et à mesure qu’il l’exprimera, d’un accompagnement dans lequel la réalité relationnelle remettra à sa place son imaginaire…
Tôt dans la vie, dans la première année, les éléments qui vont induire une réaction sont plus les changements de milieu et donc de sécurité due à la variation des étayages de l'enfant qu'un processus de deuil proprement dit, impossible à cet âge pour les raisons déjà évoquées.. Précocement, l’enfant sera plus sensible à atmosphère dépressive autour de lui qu’à un deuil interne, cependant toujours présent, d’autant plus confusément que précoce. Ce sont alors toujours des traces mnésiques de malaise physique qui signaleront ces évènements, parfois interprétables au décours d’une analyse, des mots nouveaux éclairants alors l’intrication ancienne entre le désir de vie et la mort de l’autre, bloquant le désir.
Mais il arrive fréquemment que l’enfant souffre du deuil familial, l’ambiance dépressive dans laquelle il baigne ne permettant pas la vie et le mouvement, l’échange, le jeu dont il a besoin. C’est alors que le degré d’ouverture sociale et amicale de la famille est déterminant, afin que le flux de vie et d’évènements dont a besoin l’enfant ne soit pas tari par le deuil proprement familial. Si cela est vrai à tout âge, c’est encore plus vrai à celui-ci.
C’est qu’une différence est notable quant au travail du deuil, c'est à dire de reconstruction entre enfants et adultes : le deuil des parents ne permet pas toujours à celui des enfants de se faire, car le deuil adulte dure parfois beaucoup plus longtemps que celui de ces derniers. Ceux-ci, cessant d'être accompagné dans leurs projets de vie, vont alors passer du deuil … à la dépression, du fait du deuil interminable pour eux de leurs parents. Un point délicat est donc lié au fait que le deuil de la personne disparue devra être fait par l’entourage de façon à donner à l'enfant l'activité, la vie dont il a absolument besoin. Le point clinique central de l’accompagnement thérapeutique d’un enfant ayant perdu un proche est donc l’attention du thérapeute au processus de deuil des tuteurs de l’enfant.
Il est difficile de parler de deuil chez un enfant de moins 4 ans puisque lorsque le père ou la mère décède dans ces âges-là, la déstructuration de l'enfant va dépendre essentiellement de la compétence du milieu à compenser la perte du guide, la perte du modèle structurant que présentait le parent disparu. La clarté du discours de ceux qui entourent l’enfant, le poids éventuel du secret sur certaines circonstances de mort, tout cela aura la plus grande influence sur la solidité de la structuration psychique à venir. Ce qui se dit autour du suicide d’un parent, en particulier, est souvent dangereusement caché et enclos, générant les phénomènes de crypte psychique vus plus haut.
Dans ces âges, un processus de deuil normal est celui qui va mettre le plus de cohérence possible entre ce que l'enfant avait appris et ce qu'il a à apprendre. Cela demande une adaptation suffisante entre les techniques d'enseignement et les valeurs, les apprentissages, les modes d’attachement entre eux. Pour dire plus simplement, plus le lien sera explicite et étroit entre les parents disparus et les parents vivants, mieux cela se passera. La cohérence entre les modèles de représentations que l'enfant a à nouveau devant lui doit essayer de ne pas être trop contradictoire avec ce qu'il avait avant. Il ne faudra pas hésiter à parler du souvenir du parent au fur et à mesure ou l'enfant aura besoin d'afficher des objets, de faire des liens, d’associer le passé et l’avenir. C’est à ce niveau que les non dits et les secrets agressent la cohérence interne du sujet.
Les figures disparues vont cependant toujours impliquer pour l'enfant une tristesse, parfois une dépression, quel que soit son âge, même à la naissance.
Mais ce sera largement mobilisable et d’autant plus facilement dynamique que l’enfant sera petit, entouré d’une ambiance non dépressive, avec des adultes capables d’articuler le passé et le présent, pas trop encombrés par divers refoulements. Les imagos, même originaires, pourront alors s’articuler au vivant des relations de l’enfant.
Les choses se compliquent quant l'enfant grandi, passe les 4 ou 5 ans : un deuil à ce moment-là va être plus laborieux. Bien entendu cette difficulté va avoir un rapport avec la capacité nouvelle d’abstraction de l'enfant, avec sa capacité de représentation, avec l'existence d'objets internes qui ont un effet autonome sur le psychisme. L’ambivalence étant la règle pour ces objets intériorisés, des constructions névrotiques les accompagnent souvent, singulièrement renforcées lors d’un deuil. Il va avoir tendance à s’ancrer plus, l'enfant ayant intériorisé la figure disparue de sorte que sa propre identité s’en supporte. Ces présences sont symbolisées dans ce que l'on appelle en psychanalyse des imagos, c’est-à-dire une fonction qui fait partie du modèle évolutif de l'enfant et qui l'aide à se structurer. Ces imagos ne sont pas des entités fixées et immobiles dans la structure psychique de l’enfant : elles vivent et évoluent parallèlement au déroulement de l’enfance et de l’adolescence, au fur et à mesure des évènements familiaux rencontrés.
La représentation qu'à l'enfant de la mort va alors entrer en contradiction manifeste avec le besoin dynamique qu'il a de la persistance de ses imagos pour grandir avancer et se structurer. Si l'on peut dire que la prise de connaissance de cette dimension de la mort va l'aider petit à petit à se séparer de ces imagos pour trouver son propre style et son propre chemin, inversement, la survenue trop précoce de cette mort va troubler son trajet de structuration. Il ne suffira pas à ce moment que quelqu'un d'autre vienne autour de lui pour que l'impact de cette perte d’image interne soit ne serait-ce qu'atténuée. Le deuil du parent réel se double d’un véritable travail de deuil de cet imago interne, qui ne pourra plus lui servir de support identitaire. Il va avoir à chercher, puis à trouver soit en lui-même soit en d’autres un chemin symbolisant, sans ce guide qu'était pour lui, le parent disparu. C'est ainsi que le deuil d'un enfant de plus de 5, 6 ans va être beaucoup plus long, beaucoup plus douloureux et correspondre réellement à une perte intérieure autant qu'une perte externe. Cela prendra un temps qui dépendra de la capacité qu'aura l'enfant à projeter ce désir d'être, ce désir de transmissions sur d'autres êtres humains autour de lui.
Ce qui sera difficile, parfois longtemps impossible, c'est que pour projeter et articuler ce besoin sur d'autres, il faudra auparavant l'avoir détaché de l'image précédente. L'enfant va longtemps refuser cela, préférant garder en lui, le parent, dans la douleur, et le désarroi, plutôt que de déplacer toutes ces énergies constructives ailleurs mais au prix d'un deuxième deuil, d'une perte interne cette fois du parent qu'il a perdu de façon externe. Ce chemin est fréquemment rencontré en analyse d’adultes ayant perdu un parent dans leur enfance.
Cette démarche volontaire de détachement d'un parent déjà mort est au fond la plus grande difficulté qu'a à vivre l'enfant. Qu'est ce qui peut faciliter cette démarche ? Sans doute le fait que le parent ait été un parent ni trop bon ni trop mauvais va minimiser toutes les impulsions, tous les désirs ambivalents inconscient qui peuvent habiter l'enfant. Il pourra plus facilement laisser derrière lui un assez bon parent, plutôt qu'un parent trop bon ou trop mauvais, c’est-à-dire trop idéalisé ou trop rejetant, pour des raisons différentes mais évidentes à chaque fois. Un parent rejetant est difficile à oublier parce que la violence même de son propre rejet implique une culpabilité. Mais un parent trop bon l’est aussi par l'idéalisation qu'il propose, rendant la réalité impossible.
Un parent sera donc d’autant plus facile à laisser pour autant qu'il n'a pas généré d'émotions trop brutales, trop violentes derrière lui, qu’il a donc été présent dans le dialogue. Il faudra aussi que les objets d'investissement à venir pour l'enfant ne se situent pas en contradiction avec ce parent mais dans un prolongement, dans une articulation minimum. A ce titre là, le deuil normal, qui prendra de toute façon plusieurs mois ou années, sera possible, parfois en passant par une thérapie qui aura à interpréter les blocages dus aux imagos parentaux difficiles à gérer pour les raisons évoquées, ou d’autres.
Le deuil normal chez l'adolescent est une chose en fait probablement impossible. Souvent même il faut sortir de l'adolescence pour que le deuil reprenne sa place. L'adolescence, d'une façon générale est un âge où les pulsions sont tellement fortes, où les images sont tellement prégnantes, où les représentations sont tellement dictatoriales, à certains égards, qu'un deuil parental est souvent une catastrophe. Un adolescent mettra toujours fort longtemps et sera longuement perturbé par un deuil. C'est vraiment le moment le plus fragile. L'entourage est d’autant plus important, surtout sa tolérance aux symptômes, qui ne vont pas manquer, faisant tampon face à un pulsionnel insupportable. La seule chose qui peut rendre le moins pathologique possible le deuil à l'adolescence c'est vraiment l'intelligence de l'entourage de cet enfant, et surtout son ouverture. Mesurera-t-il la force du désarroi, l'aspect parfois spectaculaire du désespoir, la grande solitude de cet enfant, dépourvu au moment où il en avait presque le plus besoin de guide interne et externe, combattu et aimé, en tout cas nécessaire à sa différenciation d’homme ou de femme. C’est sans doute dans cette tranche d’âge que le recours au thérapeute est le plus utile et fréquent, lorsque l’ouverture sociale de la famille est trop restreinte pour que l’adolescent puisse changer ses points d’appui, qui ont tout intérêt à être nombreux, car soumis parfois à rude épreuve.
On voit à quel point, dans ces différents processus de deuil, il est important de respecter la souffrance, la peine, de ne pas vouloir aller trop vite, de façon à laisser au sujet la liberté de se détacher quant il le peut, quant il le sent. Lorsque l’impatience de l’entourage force le processus spontané, alors que l’adolescent est totalement incapable d’avancer, les réactions peuvent fortement s’aggraver. Vouloir consoler trop vite un endeuillé consiste à vouloir le dépouiller de lui-même dans un moment ou il est d’une vulnérabilité totale. La motivation habituelle de telles attitudes est l’insupportable du deuil pour chacun : on veut alors, comme d’habitude, « soigner » l’autre afin de n’être plus confronté à une souffrance intolérable pour soi. C’est sur ce modèle que les quiproquos familiaux sont les plus fréquents, générateurs alors de deuils pathologiques, à tout âge, en particulier à l’adolescence.
Deuil et dépression
Le rapport entre deuil et dépression est complexe. Dans un travail précédent, j’ai pu montrer qu’une idéalisation avait souvent pu bloquer le travail de deuil d’un parent ou grand parent du déprimé, idéalisation à laquelle le patient se heurte vainement, et qui est à l’origine de ce surmoi tyrannique remarqué par tous les cliniciens. La mort de l'un d'entre nous apporte toujours quelque chose : ce qu'on a appris du disparu devient libre du lien. C'est le sens profond du curieux soulagement qui accompagne très souvent, parfois de façon refoulée et alors culpabilisante, la douleur du deuil à la mort des parents… C’est en ce sens qu’un deuil, quand il est accompli, participe de l’enrichissement de l’humain, renforce la transmission. Sans la mort, sans le deuil, pas de transmission humaine.
Si la sépulture est le signe le plus ancien de l’hominisation, puisque l’éthologie moderne nous apprend que l’outil est, lui, commun aux animaux et aux hommes, elle est bien le témoin que ce moment de la perte d’un proche est ce qui fait trace, transmission. La sépulture est la première écriture. Que la mort se transforme en signe, et voilà la chaîne humaine qui peut devenir signifiante.
La mort est ainsi la condition même du signifiant, ce que Lacan a montré depuis longtemps. Elle est la condition évidente de la transmission humaine.
C’est bien la raison pour laquelle les parents pris dans un deuil impossible ont tant de mal à éviter une inscription pathologique dans la subjectivité de leurs enfants. C’est que la transmission de la vie est alors bloquée sur ce refus, conscient ou inconscient, de la mort.
La vie et sa transmission ne sont pas possibles sans une claire intériorisation de la dimension de la mort, ce en quoi le deuil réel est le chemin préalable du deuil symbolique. Un deuil pathologique, dans une généalogie, bloque ces effets de transmission du deuil, et souvent aboutit à un vécu dépressif chronique. Cette configuration, quand elle est cherchée, se trouve beaucoup plus aisément et fréquemment qu’un gène défectueux, que l’on cherche par contre encore vainement, malgré les effets d’annonce à l’honnêteté scientifique douteuse. Il reste étrange que ce qu’on appelle la psychose maniaco-dépressive soit devenue génétique et biologique dans le discours commun, malgré ces évidences de troubles dans la transmission de la mort, avec son cortège d’idéalisations toute puissantes, qu’on trouve pratiquement constamment, pour peu qu’on les recherche…
En effet, si tenter de faire sans le risque de la vie est la marque de la phobie, celle de la dépression est de faire sans la mort, par l’intermédiaire d’un idéal tout puissant, à l’abri lui-même de cette mort, puisque né d’un deuil pathologique … Que la mort fasse alors parfois retour dans le réel est logique, puisqu’elle est la réponse juste, à condition de saisir que ce qui doit être mis à mort est cette image idéale. A défaut, c’est le patient qui s’inscrit, parfois réellement, comme mort, s’identifiant lui-même à cette mort qui fait dramatiquement défaut dans la transmission symbolique. Si le silence est parfois le double de la mort, on peut là entendre quelque chose de parlant dans la mélancolie….
La simple idée de vivre à tout prix ne suffit pas dans ces trajets, encore faut-il que la mort s’inscrive à nouveau symboliquement à sa juste place. C’est sans doute pour cette raison fondamentale que les antidépresseurs font plus de morts, employés seuls, que les placebos : augmenter la pulsion vivante sans que la mort ne soit à sa place aboutit à une impossibilité parfois dramatique. Notons d’ailleurs qu’on ne sait rien des thérapies comportementales et cognitives, de ce point de vue, puisque les suicides réussis sont sortis des études de résultats, comme jadis pour les antidépresseurs…
On peut mettre dans ce chapitre les nombreux jeux avec la mort auxquels se livrent les adolescents : le refus de la mort et du risque qui sont les mots d’ordres des politiques publicitaires (c’est à dire un discours politique trop souvent réduit au discours de la publicité…) aboutissent à une impossibilité logique pour les jeunes de s’inscrire dans un trajet social et humain de transmission. Dès lors, leurs jeux vont réinventer ce qui a disparu du champ social, sous diverses formes. Ce qui était initiatique, introduisant la mort, dans toutes les société humaines précédent la notre a été remplacé par une profusion d’interdictions à visée hygiénique, c’est à dire supprimant idéalement tout risque et toute mort. La vie n’y est alors plus possible. Sauf à se garantir par différents symptômes addictifs ou autres que la mort presse toujours, et reste la condition majeure de la vie. Le culte de la mort est une nécessité vitale, qui va être réintroduite symptomatiquement par les sujets trop tributaires du discours social de déni actuel.
L’accompagnement du deuil
Ainsi, un trajet banal de deuil, qui peut prendre quelques mois, voire un an ou deux en cas de parents proche, va souvent être confronté à la nécessité de l’époque d’aller vite, au risque de précipiter en deuil pathologique un périple qui nécessitait simplement un accompagnement patient et fidèle.
Si les structures psychiques (et donc aussi cérébrales) humaines nécessitent l'autre pour se mettre en place, elles vont en avoir le même besoin pour se reconstruire… Quelle que soit la modalité de la structure psychique qui a été atteinte, c'est à travers l'altérité que le chemin de reconstruction passera. Mais pas n'importe laquelle, cela va de soi : après la disparition de son conjoint, le survivant aura plus besoin d'une présence chaleureuse, aimante, respectueuse et patiente que d'un collectif où la relation se traite comme un objet, comme dans beaucoup d’entreprises actuelles, ou certaines maison de retraite, hélas trop nombreuses.
Pour reconstruire avec quelqu'un, encore faut-il faire partie de son histoire, reprendre le chemin par la complexité singulière d'une intimité, être un minimum de son monde… Il n'existe pas d'homme nouveau, produit d'une institution qui tournerait bien, ou d’un transfert thérapeutique où la qualité supposée du lien ou de la théorie suppléerait au fait que l'homme est pétri de son histoire.
On voit que c'est plus la présence et la qualité du lien social où évoluait quelqu'un qui peut ensuite le soutenir dans un deuil. Le renouveau et la continuité doivent se mêler suffisamment pour que le désir s'accroche à nouveau à ses multiples objets.
Cependant, dès qu’un deuil devient chronique, dès qu’une réaction dépressive durable ou une cristallisation symptomatique apparaît, le travail d’accompagnement devient plus complexe : il s’agira presque toujours de comprendre ce qui, dans l’histoire du sujet, l’a prédisposé à chasser la réalité de la mort. C’est dans l’avant du deuil que vont se repérer les axes qui conduisent au deuil pathologique.
René Char : ce qui fut n'est plus. Ce qui n'est pas doit devenir. Ces deux étapes que décrit le poète, si elles font défaut dans l’entourage familial et social, risquent fort de faciliter le passage à un deuil pathologique.
En réalité, l’élaboration narcissique qui conduit au sujet adulte est un chemin sur lequel la peur de la mort se mue peu à peu en désir de transmission. Tout obstacle narcissique, quel qu’il soit, a alors une implication autour de la réalité de la mort. Ainsi, bien souvent, le deuil pathologique est l’occasion de régler un noyau névrotique latent, dans une psychothérapie qui ne pourra que rarement déboucher sur une psychanalyse : le soutien qui prime dans ces demandes ne la rend pas souhaitable, au risque de confondre besoin et désir. Mais tout peut se voir…
Notons que je ne parle pas simplement de lieu de parole pour le deuil, mais bien d’accompagnement… Si pour Freud parler était un soulagement possible, via le concept d’abréaction et d’énergie psychique, ceux qui connaissent mon travail savent que je ne suis plus sur cette piste là. Non, il s’agit de remplacer un lien devenu imaginaire par un lien réel. L’énergie psychique ne prend appui sur la réalité symbolique que pour vivre des liens, des œuvres, des créations, actives et vivantes, passant par le concret, y compris de l’écriture et de la parole.
Ecouter engage dans la réalité. C'est pourquoi le débriefing est probablement inefficace, et même toxique, puisqu'on écoute alors souvent sans s'engager durablement… Bien entendu, comme précisément on ne s’engage pas, cela n’est pas pour déplaire à certains politiques…
Si parler ne permet pas de se ré ancrer, donc n’implique pas un rapport nouveau aux autre et à la réalité, cela ne sert pas à grand chose. Sauf dans le cas de l'interprétation psychanalytique ? Et encore : il y faut un transfert fort et stable. Le psychanalyste aussi, engagé dans un transfert, fait partie de la vie de son patient. De ce point de vue, il n’existe pas de fin de l’analyse…Ce qui veut dire qu’elle existe d’un autre point de vue, mais c’est un autre sujet…
La qualité du lien social, lorsqu’il fait une place rituelle et culturelle à la mort, est donc le vrai recours et l’instrument du deuil : il permet l'oubli de soi dans sa réalisation, dans l'action. Dès que la décrue de la souffrance le permet, il est le recours. C’est à comprendre ce qui fait obstacle à sa reconstruction qu’est la juste place du thérapeute.
Enfin, quel que soit le trait psychologique en cause, l'usage des antidépresseurs dans le deuil est un grand pourvoyeur de réaction pathologique, d'une façon générale, comme dans la dépression d’ailleurs, lorsqu’il ne s’accompagne pas d’une reconstruction relationnelle stable et durable, prémisse d’une restructuration symbolique. Alors, s'il est justifié de soulager la souffrance extrême d'une mère qui a perdu un enfant, par exemple, mieux vaut pour cela utiliser des neuroleptiques doux à doses filées, tel le sulpiride ou l'amisulpride, ou des benzodiazépines, moins efficaces cependant dans ma pratique. L'inconvénient majeur de l'antidépresseur risque d’être de retarder la reconstruction, car manquera alors le moteur de celle-ci, l'humeur devenant indépendante de la reconstruction objectale, puisqu'elle est devenue artificielle. Le risque de dépendance médicamenteuse est alors majeur, puisque l'antidépresseur lui-même est devenu l'objet investit, en lieu et place de l'autre..... Une toxicomanie opportuniste aura été crée de toutes pièces, sous prétexte d’aller vite, et aussi souvent par défaut d’engagement du thérapeute…La fonction de cet engagement est de suppléer à la perte du lien social, souvent parti avec l’objet perdu, pour aider le patient à comprendre les ressorts de sa reconstruction. Si pour certains, cet engagement dans une qualité relationnel n’est pas du ressort de la psychanalyse, c’est au risque d’avoir ensuite à théoriser les nombreux échecs qui ne manquent pas de suivre, tel Lacan, qui paraît-il, à la question qu’on lui posait sur le suicide d’un de ses patients, aurait répondu « que voulez-vous qu’il fît d’autre… »
On comprend que, cependant, la psychothérapie, le face à face soit ici la règle, et non la psychanalyse proprement dite.
Laquelle n’est ensuite que variations sur la perte de l’objet, nécessitant que cette dimension du deuil soit au moins introduite symboliquement pour que la cure soit possible, pour que le besoin ( toujours d’aller mieux) face place au désir d’être. L’indication même d’une possibilité d’analyse repose sur l’assomption minimum du deuil de l’objet, ce qui en contre-indique l’usage au moins dans les deux premiers temps du deuil, la dénégation et l’abattement. Ensuite, tout peut se voir….
Deuil de l’objet, deuil de la relation.
S’il est tout à fait argumenté et solide que le manque de l’objet est la condition même à l’existence de la subjectivité, du for-da freudien à tout le travail lacanien sur l’objet (a), cet objet est cependant souvent confondu avec le lien, ce qui ne manque pas d’obscurcir le débat. C’est bien cette confusion qui rend l’article de Freud « Deuil et mélancolie » à la fois éclairant et insatisfaisant : en effet, traiter dans un même chapitre de ces deux réactions psychiques, sans apercevoir que l’une porte sur la perte de l’objet (le deuil), l’autre sur la perte du lien (la mélancolie), c’est éclairer deux champs forts différents avec le même concept, au risque de ne pas s’y retrouver cliniquement.
D’ailleurs, c’est au niveau du lien entre l’objet et le moi que porte le débat pour Freud, une identification massive de l’un à l’autre expliquant la mélancolie, le moi restant détaché, au moins partiellement, rendant compte du simple deuil. Ainsi, selon que l’identification est totale ou partielle, on serait dans l’une ou l’autre clinique.
Au fond, l’éclairage reste posé sur l’objet, sans que le lien ne soit différencié. De ce fait, le mystère demeure quant à la raison qui fait que l’identification à l’objet devienne massive ou non. On ne fait que le constater, sans vraiment pouvoir le penser, faute du bon outil.
Il est vrai que le concept de lien fusionnel a ensuite fait avancer le débat, la massivité du miroir identitaire rendant compte du risque mélancolique, à travers une figure idéale mettant à mal l’identité propre du sujet. Le moment de déclenchement de la mélancolie reste cependant dans l’ombre, dans cette théorie, puisque le sujet a, de toujours, été pris dans ce lien…
Aussi, peu à peu, dans le corpus de la psychanalyse, différents types de lien d’objet ont été isolés, oraux, anaux, génitaux, sublimé, dans l’ordre de l’évolution subjective. Cette théorie des stades ne convenait pas à Lacan, en raison de son souci de chercher une structuration signifiante quasi mathématique, en place à la naissance du sujet, dans le bain de langage qui est le sien, copiée, il faut le dire, sur le modèle de l’anthropologie Lévi straussienne. Le but de l’analyse n’est alors pas autre chose que d’accepter son destin signifiant, une fois le tour fait des vaines tentatives d’en sortir magiquement, à travers le dédale des formations de l’objet (a), sources des fantasmes pathogènes, à traverser les uns après les autres. C’est, dans cette théorie, l’idée même de liberté qui fait névrose.
Là encore, on retrouve, posée autrement, la confusion entre l’objet et le lien. En effet, si l’effet signifiant se déduit du manque de l’objet, il ne suffit pas que cet objet manque pour que l’effet subjectif signifiant se produise… Il se passe là la même chose que dans la parole donnée, le contrat signé : ils ne prennent sens que s’ils sont respectés. Ainsi de la naissance de l’écriture, comptable au départ, afin de contrôler la qualité des échanges et services rendus… Au néolithique, 6000 ans avant JC, 3000 ans avant l’invention de l’écriture, en Palestine, les échanges de cuivre étaient comptabilisés par des boulettes d’argile que portait le marchand avec sa cargaison, chacune contenant autant de cailloux que la caravane comportait de blocs de minerais, scellés par un sceau, la signature du producteur…
On voit bien dans cet exemple historique que si la malhonnêteté existe à un bout ou un autre de la chaîne signifiante, cette dernière ne tient plus, et, avec cette chute, le lien social part avec !
Ainsi, le processus de réduction symbolique repose-t-il tout entier, à la fois dans sa genèse et ensuite son maintien, sur la qualité de la relation humaine où il s’applique. C’est la raison pour laquelle la qualité du lien doit être un des concepts fondamentaux de la psychanalyse, ce que reconnaissent bien les analystes ayant une formation en pédopsychiatrie et/ou en psychologie de l’enfance…
Avec cet éclairage, les choses deviennent plus claires : dans le deuil simple, si les qualités de lien que vit le sujet sont bonnes et conservées, la sortie du deuil se fera normalement. Si c’est le lien lui-même qui se perd, l’objet ne peut plus se reconstruire, puisqu’il n’existe qu’à travers ce lien, et c’est la mélancolie, dont ceux ici qui suivent mon travail savent que je fais un avatar de l’autisme à l’âge adulte.
Dès lors, il n’est plus besoin d’avoir recours à des concepts trop flous, comme l’introjection et l’identification massive à un objet surmoïque persécuteur : en effet, puisque c’est la qualité du lien qui permet la différenciation entre sujet et objet, lorsque ce lien disparaît, c’est la différentiation elle-même qui saute, il n’existe alors plus ni sujet ni objet...
Le lien humain est constamment le vecteur par lequel des constructions objectales, et donc subjectives, se construisent et se déconstruisent tout au long de la vie. On peut ajouter, à travers le travail de Boris Cyrulnick , déjà cité, et d’autres, que le cerveau lui-même évolue de la sorte, anatomiquement et fonctionnellement, ce que montrent les innombrables travaux sur la neuroplasticité qui sortent actuellement. La théorie de la structure psychique figée, fixée, de Lacan, ne tient plus face à la réalité scientifique et pédopsychiatrique actuelle. Il faut dire que lorsque Lacan était étudiant en médecine, on tenait le cerveau adulte pour fixé, en supposant que les neurones ne se renouvelaient pas. Quelle est la part inconsciente de la réalité biologique de l’époque dans la théorie de l’appareil psychique qu’il développa?
Muni de ce outil conceptuel, l’accompagnement du deuil est plus commode : il est parfois possible de repérer, dans le cadre d’une pauvreté relationnelle préexistante, liée elle-même à une tendance symbiotique ancienne, une atteinte récente et grave au reste de résonance subjective profonde et vraie qui persistait dans les liens réels du sujet, le précipitant alors dans un désespoir et un désinvestissement du lien qui augure d’une entrée dans la mélancolie. Encore faut-il le chercher pour le trouver. Cela peut souvent être une remarque, une phrase, anodine pour un sujet aux liens variés et autonomes, mais qui va se révéler explosive dans un contexte fusionnel. Ma découverte et mon intérêt pour la psychiatrie remontent à mes 17 ans, ou, dans le cadre d’un stage de voile fort fatigant physiquement, deux cercles se formèrent, le soir, à la veillée. Au contact de ces deux cercles, deux garçons, chacun tournant le dos à l’autre. L’un d’eux, sans savoir que l’autre était juste derrière son dos, le critiqua. Un épisode mélancolique aigu démarra immédiatement, suivi dans les heures qui suivirent d’une évacuation d’urgence au port le plus proche, puisque nous étions sur une île. Je me souviens encore des quelques heures de navigation, trois ou quatre camarades accompagnant ce garçon, maintenu sans cesse, dans son silence assourdissant, par les bras et les épaules, de peur qu’il ne saute à l’eau…
Mais qui est à l’abri de cela, comme le démontrent les névroses traumatiques, lorsque le lien humain de la guerre le rend brutalement inacceptable. Les américains ont ainsi perdu plus d’hommes par suicide, parmi ceux qui sont passés en Irak, que tués par les Irakiens.
Quel rapport entre tout cela et la fin de l’analyse ? Pour ceux qui travaillent actuellement avec le groupe d’Alters, en particulier, quel rapport avec ce postulat du désir indestructible, de désir sans objet, garant d’un lien social effectif et cette place que je fais à un lien social de qualité ?
Au fond, ma proposition est simple : l’un est garant de l’autre. A quoi sert l’énergie personnelle, le génie individuel, la singularité de chacun, si elle n’a pas une place minimum dans le social. Cela peut s’appeler la tolérance. Facile à dire, moins facile à tenir quand cette acceptation de l’incontrôlé de l’autre, de son invention, bouscule des racines des mythes communs à tout groupe.
A quoi sert le social, si l’individu, le sujet, ne peut plus s’y reconnaître, n’y a plus la place suffisante pour y reconnaître même une parcelle de son propre désir, de son trajet profond…
Alors, quand la fin de l’analyse met un terme à un lien, on ne le dira jamais assez, d’analyse et de reconstruction, il faut revenir au plaisir, dont certains savent la place éminente que je lui accorde dans la construction ou la reconstruction psychique. Une fois que les liens sociaux redeviennent le champ même d’application du désir, quels que soient ses objets, effectivement, le plaisir de vivre, la satisfaction d’être soi parmi d’autres se déploient à nouveau. Souffrances et frustrations reprennent leurs simple place de critère de réalité, et non plus de cause d’inhibitions ou de symptômes trop massifs. C’est à ce moment que, naturellement, le désinvestissement de l’objet de la cure se fait tout seul, sans qu’il soit besoin d’en parler. C’est parce que l’oiseau a plus de plaisir à voler qu’il ne revient pas au nid…
C’est la raison pour laquelle je pense et pratique l’idée que la fin de la cure n’est jamais l’affaire de l’analyste, mais exclusivement celle du patient, qui, de la sorte, opère ce deuil lorsqu’il est non seulement prêt, mais en a en outre le désir le plus clair. Il est en effet d’autres façons de dépenser son argent et son énergie. Ce deuil-là est alors un deuil désiré, processus dans lequel il apparaît alors très nettement que l’exercice libre du désir, autour des limites (je n’écris pas dans les limites) permises par la réalité du lien social, est plus plaisant que l’attachement exclusif à un objet, quel qu’il soit.
On voit clairement en quoi ce processus analytique peut, par ailleurs, préparer utilement aux deuils plus réels, plus destructeurs, que la vie nous réserve avec certitude.
On comprend aussi, en filigrane, le rapport toujours délicat de la psychanalyse avec le champ social, sans parler du champ politique. Elle ne propose pas de colifichet fondé à satisfaire le sujet, ni d’ordre matériel, ni spirituel, ni même de promesse de guérison symptomatique miraculeuse. Ne reste plus, au terme, que la pratique subversive du désir de chacun, toujours possible, jamais certaine, mais sans laquelle n’existeraient pas les nécessaires et parfois douloureuses adaptations aux changements individuels et sociaux…
Se déployer dans un lien social vivant, plutôt que se réduire et s’étioler dans la possession d’un objet, quel qu’il soit, y compris son symptôme, tel est l’enjeu commun du deuil et de la psychanalyse.
L’objet étant cependant, toujours, le moyen par lequel se développe le sujet, ce qui s’appelle le transfert, on comprend que l’éthique et l’humilité de l’analyste reste le guide majeur de cette disparition progressive de la dictature de l’objet qu’est la cure analytique, qui nécessite cependant toujours une grande qualité de relation pour que quelque chose s’y produise, dont la fin même de la cure. Dans ces conditions, la transmission de l’analyse ne se décide pas plus que la fin de l’analyse, ou la mort, dont elle est une conséquence : elle s’impose… y compris à l’analyste.
On termine alors par cette idée inaudible, mais pourtant bien réelle, que le deuil des parents, des tuteurs de vie, des maîtres peut aussi s'accompagner d'une forme de soulagement, sans culpabilité.. C'est que la fin de cette relation aimante et structurante est aussi la fin d'une aliénation imaginaire inévitable, laissant place à une plus grande solitude, mais donc aussi une plus grande liberté du sujet. Le deuil réussi et la fin de la cure analytique ont alors, de ce point de vue, un fort point commun!
Michel S LEVY
Séminaire tenu à l'association Alters, 2007