Michel S Levy mslevy@laposte.net Merci de vos critiques et remarques
Logiques subjectives et hétérologie
Dans ce chapitre, je vais reprendre synthétiquement les points explorés précédemment, afin de formaliser plus rigoureusement l'architecture de ce que j'appelle les logiques subjectives, dans le contexte scientifique et social actuel.
Une psychanalyse, pour être de son époque, doit être éclectique : les avancées récentes de la théorie des systèmes complexes, les données de l'exploration du cerveau, grâce aux techniques dynamiques d'imagerie, le développement du neuro-cognitivisme, les tentatives de création d'une génétique psychiatrique, etc., tout ceci modifie, qu'on le veuille ou non, qu'on soit d'accord ou non, la pratique de la psychanalyse. Mieux vaut tenter de s'y situer et d'en tirer les conséquences théoriques. La vision du psychique que je propose sera plus fluide, plus souple, plus changeante, instable, ce qui lui permettra de faire écho à l'évolutivité constante de l'être humain, à sa sensibilité au contexte. Elle sera aussi plus floue, comme les logiques du même nom en physique, en espérant que cela amène la même richesse d'applications concrètes. Elle sera aussi et surtout, je l'espère, pratique, liée à notre époque, et autorisant aussi l'infinie singularité.
Les profonds changements de ces trente dernières années amènent à des modifications cliniques et conceptuelles : la considérable modification des relations de travail, liée à la nouvelle précarité due aux multiples fusions d'entreprises, aux délocalisations, l'évolution du lien social vers son appauvrissement, les familles monoparentales plus ou moins isolées, fonctionnant parfois en huis-clos, la médiatisation télévisuelle hystérisante, l'évolution de moins en moins courageuse de la représentation politique, souvent compromise avec la progression considérable de la corruption institutionnelle, tout ceci contribue à bouleverser profondément les représentations subjectives individuelles des rapports sociaux.
Les logiques d'être qui sont issues de ces modifications sont plus fusionnelles qu'auparavant, les assises narcissiques deviennent fragiles, la mobilité, les changements sont plus angoissants, moins simples qu'auparavant, la toute puissance de l'argent côtoie la chute vertigineuse nous rabattant vers un monde pulsionnel qui se délie de plus en plus d'une inscription symbolique solide, durable, rassurante, qui s'éloigne d'idéaux constructeurs, entraînants et surtout stables.
L'hédonisme individuel, vanté par la publicité, s'il vise à favoriser la consommation, induit aussi l'isolement. Ce dévoiement du plaisir humain ne parle plus d'échange, de dialogue, de conflit, de risque… mais plutôt d'autisme.
Bien entendu, l'évolution climatique et les gigantesques questions de pollution qui y sont attachées mettent en exergue l'aveuglement du simple désir de puissance, avec le déni de la mort, et donc de la vie, qui y est lié.
La définition du travail change, voire est remise en cause : le temps dit " libre " devient un temps à disposition du sujet, libérant une créativité qui commence tout juste à produire ses effets dans de multiples domaines.
La clinique se relie à ces changements. Le désespoir et l'espoir n'ont sans doute jamais été si forts. Les registres pulsionnels sont sollicités comme rarement, dans un réflexe de survie parfaitement compréhensible. La chute libre de l'éthique dans le monde politique et médiatique libère les registres instinctuels les plus angoissants, qui deviennent dès lors possibles, licites, et s'expriment notamment lors des élections. La monoparentalité fait souvent le lit de thématiques fusionnelles et violentes, délinquantes. La mise en exergue de l'argent, décrit parfois comme un but, laisse libre cours aux effets de violence d'une jouissance qui n'est plus bornée par l'investissement symbolique, autrement dit par la préoccupation culturelle, par la présence de l'autre. La biologisation caricaturale de l'organisme humain et du cerveau en particulier conduit à des comportements toxicomaniaques (médicaments psychotropes et drogues sont ici dans le même sac... ) qui sont dès lors validés, si tout ne dépend que de la présence ou de l'absence de telle ou telle molécule dans telle zone cérébrale. Il est frappant de constater le parallélisme entre ces adultes ne pouvant se passer de Déroxat ou de Lexomil et les ados " ectasiques " dans leurs raves parties, chacun critiquant l'autre... Pendant qu'ils polémiquent, aucun d'entre eux ne se rend compte qu'ils sont dans la même galère ! La science (des laboratoires pharmaceutiques ou de ceux des trafiquants) maîtriserait le cerveau, la pensée deviendrait affaire de molécules ! L'aspiration à vivre le mieux possible se déplace ainsi de l'engagement dans le monde, actif, enthousiaste, parfois rebelle, vers la manipulation neuronale, l'anesthésie, pour le plus grand bonheur d'hommes politiques naïfs ou malhonnêtes dont le champ reste ainsi libre (combien d'entre eux minimisent ainsi les effets du cannabis, participant alors à former ces cohortes de jeunes qui se déscolarisent, ne pouvant plus exercer leur volonté…)
En même temps, il faut dire que les progrès de cette médecine des psychotropes sont considérables. L'usage ponctuel, modéré et lucide de leurs puissants effets est d'un secours énorme pour le clinicien. Les nouveaux neuroleptiques, presque dénués d'effets secondaires, permettent de soulager comme jamais, dans des moments d'angoisse psychotique aiguë ; ils aident à stabiliser des sujets en grand besoin de reconstruction psychique. Les " antidépresseurs " modernes, qu'il vaudrait mieux dénommer " anathymiques ", utilisés prudemment et ponctuellement, font que les moments de dépression grave se traversent plus aisément qu'avant. La psychothérapie est parfois beaucoup plus rapidement envisageable qu'auparavant, grâce à ces molécules anathymiques.
Mais aussi une nouvelle clinique apparaît, celle de patients dépendants de ces drogues qui, lorsqu'elles sont employées seules, - et supposées à elles seules " guérir " ou " compenser " ces " maladies ", comme l'industrie pharmaceutique voudrait souvent le faire entendre, alors même que les travaux récents montrent que les psychothérapies cognitives seules sont en général plus efficaces que ces traitements- produisent des tableaux préoccupants. Le plus souvent ils sont induits par certains généralistes qui croient la publicité des représentants médicaux : une nouvelle forme d'hypocondrie est ainsi repérable, oeuvrant au détriment de la pensée, avec tous les risques que cela comporte.
Rien n'est simple, comme disait - ou plutôt dessinait - Sempé : la modernité est ainsi à multiples facettes, les unes positives, les autres plus préoccupantes. Issus de ce contexte, les nouveaux outils que je rassemble dans ce chapitre sont présents tout au long de ce livre. Ils visent, chacun à leur façon, à situer la clinique transférentielle dans notre époque. Mon espoir serait qu'ils puissent parfois aider à saisir les trajets actuels des traits psychopathologiques. J'ai en tout cas tenté de montrer que le sujet se remanie constamment avec le social, et réciproquement : clinique et époque sont indissociables, chacun est le miroir déformant de l'autre. Le groupe et le narcissisme se remanient sans cesse l'un l'autre. La technique analytique doit ainsi tenir compte de la plus grande fragilité des axes narcissiques qu'induit notre époque, par un interventionnisme et un soutien bien plus nécessaires qu'à l'époque de Freud.
En tout cas, on remarquera que, dans l'ensemble des traits négatifs évoqués plus haut, manquent une vraie confiance et un réel plaisir de construire ensemble. Ce sera donc le premier point de ce chapitre.
Le plaisir
Le premier élément à reprendre est donc celui du plaisir. Il s'agit d'être circonspect devant ce maître mot de notre époque, utilisé, galvaudé, repris, souvent rentabilisé, voire littéralement exploité. Je suis à mille lieues de cette sorte de dissection du plaisir, qui vise à l'isoler, tel un Graal, œuvre rentable, qui le détache de l'éthique, de la morale, pour en faire un levier pervers de rendement financier. Cependant, il convient d'en resituer l'importance, après le passage de Freud, et plus encore de Lacan. Les retours auxquels nous avons assisté, ces dernières décennies, de multiples thérapies basées sur telle ou telle forme de plaisir, de plaisir de groupe, de la catharsis, de plaisir de l'expression pulsionnelle, comme le cri primal, de rééducation au plaisir de penser et d'agir, à travers le cognitivisme, de plaisir de la création, à travers l'extraordinaire développement de toutes sortes de formes d'art-thérapie, sont autant de contrepoints à un défaut de théorisation sur ce plan dans le corpus de l'analyse.
Pour Freud, le plaisir pulsionnel, d'organe, dit primaire, avait à se muer en plaisir culturel, via le trajet de la sublimation. La condition de ce processus était la constitution d'idéaux à la fois suffisamment réalistes et bons pour le sujet. L'univers symbolique, assumé à travers une fraternité fondamentalement coupable du meurtre du père, devenait le lieu de l'effectuation pulsionnelle, la libido s'étant déplacée de l'organe au social. Le plaisir était alors, d'abord et avant tout, devenu culturel. Tout ceci est suffisamment décrit, développé tout au long de la littérature psychanalytique, pour que j'évite au lecteur ce qu'il peut aisément trouver ailleurs. Le plaisir du corps est au final sacrifié au plaisir culturel, ce qui pose un sérieux problème…
Lacan, quant à lui, ne travaille pas sur la liberté, ni sur le plaisir qui est son corollaire, mais sur le désir : si le plaisir est totalement secondaire, alors il reste à mesurer, à réfléchir les conditions externes du désir, mais confusément. De même, si Lacan travaille sur la structure, il néglige, voire refuse expressément la notion de liberté, ce qui est le même débat, déplacé. En fait, le grand mérite de Lacan est d'avoir engagé la discussion sur la complexité signifiante des systèmes humains, même si, paradoxalement, certains autres outils de cette complexité, précisément ce plaisir et cette liberté, lui ont fait défaut.
Bref, pour Freud et Lacan, le plaisir et la jouissance ont mauvaise presse. La jouissance, pour les deux, est synonyme de risque de destruction, comme le papillon menace de se détruire à jouir de la lumière... Ce qu'ils oublient l'un et l'autre, c'est qu'il est un bon et un mauvais usage de tout. Personne ne décide d'arrêter de marcher parce qu'il arrive que l'on tombe ! Il doit en être de même pour la jouissance, ce plaisir aigu d'organe, et pour le plaisir lui-même, sentiments, sensations qui ont leur place éminente, leur fonction, et aussi, bien entendu, leurs limites...
Le peu de place laissé dans leurs travaux à ces aspects du psychisme et du corps a eu deux conséquences majeures : d'une part, l'aspect dynamique de l'analyse a été incomplètement étudié : il dépend en effet avant tout, pour le patient, d'un plus de plaisir, d'un recul de la souffrance, qui se fait jour dans la relation thérapeutique d'abord, puis dans sa vie. Ensuite, la structure même du fonctionnement psychique, largement liée à la fonction du plaisir, n'a pas été aperçue à son vrai niveau de construction, de changement, de restructuration.
Pour Freud, ce problème théorique a donné lieu à une difficulté quotidienne pour l'analyse : l'invention de la pulsion de mort... Le débat est ancien sur ce point, des livres entiers, des congrès y ont été consacrés. Freud définit le plaisir comme le fait de passer d'un haut niveau d'énergie à un niveau plus bas, voire nul. Il s'agit pour lui d'une décharge pulsionnelle. L'accumulation de tension aboutit à une décharge énergétique, le plaisir, et à un niveau abaissé de cette énergie. Il donne en réalité la même définition à la pulsion de mort : il s'agit de la mise à zéro de l'énergie psychique, aspiration donc licite, puisque le plaisir passe par cette baisse de niveau. Pulsions de vie et de mort se confondent... Ensuite, cette pulsion de mort va être l'explication générique de toute une série d'échecs thérapeutiques, les analystes prêtant à tel ou tel malade difficile une " pulsion de mort " trop forte...
Cette confusion, dont on mesure les effets délétères sur la pratique transférentielle, est liée à une erreur de Freud, que notre époque permet de corriger. Le plaisir n'est pas lié à une baisse de niveau énergétique, il est lié à l'excitation de certaines zones psychiques hypothalamiques. Le plaisir n'est pas un effet de vidange, il est attaché à un effet extrêmement qualitatif, ciblé sur certaines zones cérébrales... Les conséquences de ce remaniement théorique sont immenses : la pulsion de mort n'est dès lors plus confondue avec la pulsion de plaisir. Ne reste de celle-là qu'une aspiration au repos, à la cessation d'une souffrance dont la mort n'est donc pas la seule issue possible : est aussi envisageable la résolution du problème, voire la guérison... et les retrouvailles avec un certain plaisir. Satisfaction et soulagement ne sont pas la même chose, sauf à réinventer l'histoire du fou qui se fait plaisir à cesser de se taper sur la tête avec un marteau... Le fatalisme du à la confusion de ces deux pulsions n'a plus lieu d'être, remplacé alors par un effort patient pour retrouver la seule voie énergétique de la vie, l'accès au plaisir bien compris. Bien entendu, la conscience de la mort, son acceptation, restent des éléments psychiques fondamentaux, mais ne sont pas pour moi des pulsions. Si la pulsion devient synonyme de vie, la mort n'a plus que la place d'une limite, situant l'homme, mais ne le définissant pas pour autant.
Reste une pulsion d'agressivité dont l'existence est évidente biologiquement mais qui est fort différente d'une hypothétique pulsion de mort beaucoup plus douteuse.
La pulsion d'agressivité est au service de la vie, même si la vie des uns passe parfois par la mort des autres...
Pour Lacan, l'accent quasiment exclusif placé sur le jeu des signifiants l'amène à négliger les conditions même d'existence de ce jeu ! Les descriptions que Lacan fait de ce corps " épinglé " dans le monde symbolique, sans liberté, " jeté " dans cet univers signifiant, entraînent vers un concept de corps sans dynamique propre, n'interférant pas activement avec ce monde signifiant.
Ceci est contraire à toutes les observations, en particulier celles de la première enfance. Les psychiatres, psychanalystes et psychologues d'enfants sont tous d'accord pour parler d'interaction entre l'enfant et l'univers qui l'entoure. L'enfant y joue ses cartes, et ses premières armes sont exclusivement le plaisir et le déplaisir... Le plaisir de l'enfant va orienter l'univers signifiant qu'il rencontre. Sinon, les premiers troubles deviennent susceptibles d'apparaître ! Le plaisir est la condition même de l'accès au dialogue avec le nourrisson, de l'entrée dans le miroir humain. Le schéma L, puis le graphe du désir, théorisés par Lacan, se fondent l'un et l'autre sur le plaisir du lien pour simplement exister, et se remanier ensuite dans le transfert.
Aussi convient-il de redonner au plaisir sa place : celle du principal organisateur psychique, tant au niveau de l'enfance du sujet qu'au niveau de sa situation centrale dans la psyché et dans l'organe qui la supporte principalement : le cerveau.
Il est le grand ordonnateur de la mémoire : les neuropsychologues ont produit de nombreuses études montrant que la mémorisation en particulier et le cerveau en général fonctionnent infiniment mieux dans un cadre de plaisir. Le fonctionnement du cerveau est donc tributaire du plaisir ressenti. Tous les thérapeutes, quelles que soient leurs écoles, ont noté que les patients avançaient bien mieux dans le cadre d'un contact plaisant avec leur analyste ou soignant. Le plaisir semble la condition majeure de l'existence d'un travail transférentiel : plaisir respectueux, souvent discret, mais indispensable à la réussite d'un traitement, d'une cure analytique. C'est par ce chemin que passe le remaniement entre l'imaginaire du patient et la réalité transférentielle, via les signifiants échangés.
Le plaisir, toujours, est partout, à tous les niveaux de l'étude de ce qui se passe vraiment entre deux êtres. Il faut en tenir compte, l'intégrer à sa place, première, éminente, dans le registre thérapeutique et analytique. Il est le facteur principal du transfert, de la confiance lors d'une patiente analyse de déconstruction, et ensuite, dans la reconstruction transférentielle.
Aussi tient-il une double place : au niveau du cerveau qui en a besoin pour simplement se construire en tant qu'organe, au niveau du sujet puisqu'il est là aussi le facteur central dans le jeu transférentiel qui mène à l'identification d'abord, au remaniement ensuite.
Si le thérapeute néglige cette condition majeure à toute avancée possible, les difficultés risquent d'être nombreuses, pas toujours surmontables. De ce point de vue, il me semble clair que beaucoup d'analystes se sont intéressés à des points psychiques plus partiels, parfois un peu désincarnés, souvent trop directement théoriques, comme la notion un peu sèche du désir lacanien, par exemple. Non que Lacan n'ait avancé sur ce point de façon passionnante. Simplement sa théorie est gravement incomplète du point de vue du simple plaisir de la relation... A quoi bon penser une analyse en terme d'objet (a), d'assomption du manque à être dans le registre symbolique, de l'importance de l'objet perdu, si c'est dans une ambiance froide et rigide, où le plaisir fondamental d'être ensemble, de travailler ensemble, de faire une analyse ensemble, s'est perdu... L'objet (a) devient gouffre infranchissable, au lieu d'être la passerelle nécessaire vers l'autre avec un petit (a) !
Au commencement n'est pas le verbe, pour ce que j'ai à dire ici : au commencement est le plaisir d'être ensemble, le plaisir d'être. Je déconseillerais à un candidat analyste de se lancer dans la pratique, quelle que soit sa formation, s'il n'a pas accès pour lui-même à un niveau suffisant de plaisir humain.
Bien entendu, l'éminente place accordée au plaisir n'altère en rien celle qui peut être faite à la réalité d'une part, à l'univers symbolique d'autre part. Le choix réel n'est pas entre principe de réalité et principe de plaisir... Un plaisir qui intègre cette dimension de réalité et de signifiance est décuplé, puisqu'il inscrit alors le sujet, sa pensée et son corps dans la réalité et la transmission... Le plaisir est une des limites qui situent l'espace d'un possible, dans une nouure, elle, bien lacanienne !
Il n'est pas non plus synonyme de passage à l'acte, de toute-puissance, de risque, comme l'idée en circule parfois dans les milieux analytiques. Mais il est par contre toujours le moteur et la condition principale de tout travail thérapeutique, comme il l'a été pour la construction du cerveau et du sujet.
Sa place, tant au niveau cérébral (l'hypothalamus) qu'au niveau du sujet, est la même, dans un effet de miroir qui n'est pas étonnant : il faut bien quelques correspondances entre la pensée et son support, s'il convient de ne jamais les confondre...
Au niveau cérébral, le plaisir est l'élément majeur qui régule les connexions : il met en relation, facilite ici, inhibe là, de sorte que l'organisation même du cerveau soit gérée en fonction du plaisir engendré par les sensations. Les frayages neuronaux chers à Freud sont en fait gérés par deux facteurs principaux : la répétition et le plaisir (Freud ne parlait presque que de la répétition)... Le plaisir tend à renforcer les circuits qui permettent son accès, le déplaisir à les éviter...
L'hypothalamus a une gigantesque fonction d'aiguilleur, façonnant ainsi peu à peu une bonne part de l'organisation de l'organe lui-même. Il commande principalement le développement de l'ensemble des connexions, la substance blanche, entre les divers circuits neuronaux. Les cartes neuronales sont liées par le fonctionnement hypothalamique. Le fonctionnement de l'ensemble, sa cohérence, dépendent de cette " méta-organisation ".
La correspondance immédiate au niveau psychologique est particulièrement claire en clinique. Ce qu'on appelle l'indifférence affective, fréquemment retrouvée dans certains états psychotiques ou dépressifs, laisse les diverses logiques rencontrées par le sujet sans lien, sans organisation interne. La circulation psychique devient affolement chaotique. C'est le fonctionnement métonymique retrouvé par Lacan. C'est le manque de sens montré par les neuro-cogniciens. A défaut d'organiser les faits psychiques altruistes en fonction du plaisir ou du déplaisir profonds, authentiques, du sujet (les axiomes des logiques subjectives), les structures apparaissent éparses, " éclatées ". Si l'aiguilleur affectif est inhibé, mis hors-circuit, le réseau signifiant ne peut plus dès lors trouver son organisation. Le cerveau étant un organe évolutif, si certains réseaux ne sont pas empruntés, utilisés, ils auront tendance à involuer, ce que constatent les explorations fonctionnelles cérébrales actuelles. Bien entendu, cette fonction affective de liaison de la vie psychique et cérébrale peut être lésée pour des raisons relationnelles ou biologiques, le résultat sera le même. Tout porte cependant à penser que les raisons environnementales, relationnelles, sont largement majoritaires, dans l'état actuel de la science, comme nous le verrons en annexe.
Le miroir fonctionne, comme c'est logique, entre le cerveau et le psychisme, même s'il est loin d'être absolu, du fait de l'externalité fondamentale de ce dernier. Formulons une hypothèse, dans un autre champ que la psychose : gageons que les explorations fonctionnelles du cerveau découvriront, dans la dépression aiguë, un hyper-fonctionnement localisé, ponctuel, préfrontal (lieu des représentations, donc de la représentation idéale psychiquement surinvestie), ainsi qu'un déficit du fonctionnement hypothalamique, pendant de l'indifférence affective de ces états paradoxalement hyper-douloureux. Les logiques humaines ne peuvent être... qu'affectives pour exister en cohérence, en circulation. Que la vie ait un sens dépend aussi et surtout du plaisir qu'on prend à y circuler.
Aussi, apparaît-il maintenant un élément considérable : le sentiment d'unité psychique, la cohérence psychologique, la conscience ne sont pas analysables en termes de structure... mais de mouvement ! Si le plaisir, via l'hypothalamus, est ce qui permet la construction puis le mouvement des logiques subjectives, par les voies qu'il trace (la substance blanche), alors les différentes structures du cerveau (les cartes neuronales, la substance grise) peuvent fonctionner ensemble. Ceci rejoint, d'ailleurs, l'intuition lacanienne selon laquelle un sujet n'est représenté que par le passage d'un signifiant à l'autre...
Enfin, dernier repère concernant le plaisir, et non des moindres : il détermine en effet le sentiment de réalité selon trois modalités.
La première consiste en ce que l'objet du plaisir est situé à l'extérieur du sujet, en l'autre et dans le monde. Dès lors la réalité sera explorée dans la recherche même de ce plaisir. L'entrée dans le narcissisme, dans le miroir, dans l'humain est à cette porte-là… que ne franchit pas l'autisme. La résonance entre la sensation interne et ce qui la procure, qui est externe, fonde la réalité même. Je ne parle pas des plaisirs dits « narcissiques », qui sont toujours des détournements névrotiques du statut fondamentalement externe de l'objet du plaisir. Même le simple plaisir de fonctionner dont j'ai parlé, celui que génèrent un cerveau, un corps qui tourne, est lié à la maîtrise (toujours relative !) du lien entre soi et le monde. Intervient ensuite un enjeu culturel externe auquel le sujet peut s'identifier.
La seconde est moins immédiate : je ne sais plus qui a dit que la réalité est ce qui résiste. En effet, l'effort nécessaire à l'obtention du plaisir situe cette réalité comme le champ d'action, le lieu de déploiement de la force et de l'intelligence du sujet. Cette résistance, cet effort impliquent que se développent les talents et les moyens de celui qui veut atteindre ses buts. Cet espace entre le plaisir et le sujet fonde ce que Lacan appelait le désir, l'espace étant l'objet (a), dans son vocabulaire. C'est le domaine de la connaissance active, de l'envie de savoir, de découvrir, qui se fonde donc sur la difficulté et le plaisir de la franchir.
Enfin, en troisième point, j'ai entendu un jour Charles Juliet, l'auteur de L'année de l'éveil , soutenir que l'homme était un bloc de pierre brut au départ, pour lequel chaque souffrance était comme le coup de burin du sculpteur, qui extrait ainsi peu à peu la forme humaine de l'informe. Cela me semble encore aujourd'hui l'image la plus forte décrivant le trajet humain. Il reste vrai que ceux qui n'ont pas assez souffert sont souvent de ce fait même plus inhumains que d'autres… Mais au demeurant la souffrance ne peut se penser sans le plaisir, elle est l'autre face de la même médaille. Tout ce qui peut donner du plaisir peut aussi donner de la souffrance... L'accès à la réalité, la possibilité de choisir, restent affaire de résonance sensible, positive ou négative. Il ne s'agit donc pas ici de partir dans les directions déréalisantes du positivisme forcené, le déplaisir importe autant que son inverse. Cette limite au plaisir, une fois assumée, permet une vraie transmission, enjeu humain sans lequel le social ne tient pas…
Enfin, ce que je reprends dans ce travail sous le terme d'auto-conservation, inauguré par Freud, est le témoin de ce que cet axe du plaisir produit chez le sujet, soit l'intégration d'un fonctionnement dont la cohérence est fondée sur le bonheur intime de vivre, d'être. L'autre n'y est pas toujours nécessaire, et il est nécessaire que l'autre n'y soit pas toujours... si cela ne se fait cependant pas sans lui. Cette dimension très proche de l'autisme est fondamentale dans l'équilibre de la psyché, aussi indispensable que le recours au rêve. Elle se différentie du narcissisme en ce que l'autre n'y est pas nécessaire. Elle permet des retours à une authenticité du sujet loin des complications de l'altérité et de l'amour… L'art est vraisemblablement un des moyens d'y accéder, mais il en est d'autres…
On aura mieux compris à quel point l'intrication de l'état du politique, du social, du culturel, du communal, du familial, fonde un axe où le plaisir d'être ensemble va fondamentalement permettre ou non à chaque sujet de se constituer suffisamment solidement pour ensuite prendre sa part au débat… L'enjeu de la reconnaissance de l'importance de ce plaisir d'être ensemble, de ce respect de l'autre, est immense au regard de la cohérence sociale et de celle du sujet, qui n'est jamais acquise, comme pour tout vivant, pris dans le remaniement qu'impose chaque instant.
La complexité
Un autre mot de notre époque est celui de complexité. La fin du vingtième siècle a vu, tant au niveau politique que scientifique, le passage de l'élaboration de modes de pensée unique, (les grands systèmes philosophiques, scientifiques, psychologiques nés au siècle des lumières, se terminant avec Marx, Freud, puis Sartre), vers des modes de pensée complexe, intégrant cette complexité, cette diversité du monde, ce que j'appelle l'hétérologie. Les œuvre de Lacan, d'Edgar Morin, de Lévi-Strauss, de Bourdieu et sa théorie des champs, dans le domaine des sciences sociales, sont autant de pas vers l'intégration de cette complexité. Pour les sciences plus formalisées, pour la cybernétique, l'informatique puis, de façon plus large, la théorie des ensembles flous, des systèmes complexes, la mathématisation est en route, les applications déjà nombreuses, y compris en logique formelle.
De plus en plus abondantes sont les tentatives de formalisation qui délimitent des champs dont les frontières ne s'aperçoivent plus très nettement, dont les domaines d'application ne sont guère tranchés : le temps de l'étude de domaines clairs, mais abstraits, est passé, pour faire place à des domaines moins définis, mais plus concrets.
Cette évolution du monde des idées a son influence sur la psychologie. Ce livre fait appel, on l'a vu, à des domaines très variés, dans un méli-mélo qui peut en choquer quelques-uns, mais qui présente l'avantage d'ouvrir au maximum le champ de la réflexion, des mathématiques à la poésie !
Il est cependant temps, à défaut d'y mettre un peu d'unité, d'y insuffler un brin d'ordre...
Tout d'abord, notons que cette complexité est double pour l'homme, pour le vivant en général : à une complexité interne, celle de l'organisme, répond une complexité externe, celle du monde. Elles vont se répondre, plus ou moins, de façon adaptée ou non. Cette résonance est la vie même. Elle est nécessairement parfois harmonieuse, parfois chaotique, au fil du hasard.
Dans l'échelle du vivant, du bas en haut de la pyramide, du protozoaire à l'homme, plus la complexité interne augmente, et plus la circulation dans une complexité du monde devient possible. Lorsque cette double complexité atteint un certain niveau, le sentiment de liberté est alors possible. Il n'est, à mon avis, qu'un effet de cette double complexité. Il est vrai qu'un organe comme le cerveau humain, avec ses 150 milliards de neurones, chacun possédant des dizaines de milliers de connexions, laisse une part adaptative telle qu'on peut l'appeler liberté. La libre transmission culturelle humaine est d'abord et avant tout fondée sur l'appréhension de la complexité que chaque homme recueille, vit, puis transmet dans son bref trajet.
Les neuropsychologues d'enfants se sont rendus compte que les capacités de développement de l'enfant dépendaient largement de la façon dont l'environnement adulte répondait à ses sollicitations. Chaque enfant, par ailleurs, joue sa propre partition dans ce jeu interactif, laquelle va être plus ou moins relayée par les parents. L'exemple est connu de ces enfants à capacité logique et mnésique hors du commun, qui ne s'épanouiront que lorsqu'ils trouveront en face d'eux un contexte qui résonnera avec leurs capacités particulières.
Contexte et sujet sont dans un rapport de mutuelle découverte, qui fonctionne la vie durant, logiques internes et externes prolongeant ce jeu de miroir. Qui n'a fait l'expérience de se " révéler " dans tel contexte professionnel, sportif, affectif ? Le concept de résilience, également, repose principalement sur cette interactivité constante entre le monde et un sujet. Un changement de contexte va parfois pouvoir induire un changement de structure psychique.
La complexité de l'organe cérébral est telle que, par exemple, les linguistes se sont rendus compte que l'enfant, au stade des lalalies, émettait en fait tous les phonèmes communs à l'ensemble des langues. Ensuite, en fonction du contexte culturel rencontré, certains vont être sélectionnés et retenus, pour aboutir à l'apprentissage de telle ou telle langue. Une des bases fondamentale du langage est donc neurologique. Mais ensuite, le plaisir de la relation est l'autre condition, bien démontrée par Spitz dans son travail sur l'hospitalisme : sans ce plaisir d'être ensemble, l'équipement neurologique ne sert à rien.
Le jeu de cette double complexité est constant, tout au long de la vie, jusque dans ces catastrophes que sont parfois les changements de milieu des personnes âgées, au moment fatidique du passage en certaines maisons de retraite. Le cerveau involue alors, sans même parler de maladie d'Alzheimer. Bien que je n'aie lu sur ce sujet aucune étude, il est probable que le cerveau des gens passionnés tout au long de leur vie soit en meilleur état que celui d'autres, au troisième ou quatrième âge.
On ne trouvera donc jamais, en raison de la puissance de cette interaction, de cause uniquement organique, génétique ou biochimique à un trouble psychologique. Un trait psychologique est exactement une interférence, au sens mathématique du terme. Il est produit par le croisement de deux domaines, le culturel et le personnel. Son évolution est donc constante, sa variation toujours possible, ainsi que la clinique le constate quotidiennement, de même que les études épidémiologiques sérieuses. Celles-ci contestent ainsi radicalement la position des laboratoires pharmaceutiques, actuellement largement répandue dans une presse médicale qui a perdu le sens commun : les patients dits " schizophrènes ", lorsqu'ils sont suivis sur une période de 20 ans, sont, dans un tiers des cas, considérablement améliorés, avec ou sans médicament. Mon hypothèse est simplement que c'est le temps qu'il leur aura fallu pour reconstruire, dans un environnement favorable, des logiques d'existence convenablement refondées... L'environnement favorable n'est sûrement pas fait de psychiatres ou psychanalystes qui croient, contre toute évidence, que leurs patients sont psychotiques à vie !
Ce double jeu de complexité entre l'autre et soi donne lieu au développement de ce que j'appelle des logiques subjectives narcissiques, alors que le lien entre soi et le monde, plus généralement, en appelle à des logiques de contiguïté. Elles sont bien entendu liées, intriquées. Les limites sont là aussi complexes, floues.
Toujours contextuelles, ces logiques ont des effets en retour, à la fois externes et internes. Ainsi, un enfant qui apprend à connaître une nouvelle nourrice va-t-il expérimenter un domaine de jeu, d'échange, à la fois adapté à sa nourrice et à lui-même. Chacun va adapter, modifier son comportement, dans les limites de ce qu'il peut, afin que le lien reste possible. Un enfant, chez ses grands-parents, aura tout à fait un autre rôle, d'autres habitus que chez les parents... Qui n'a constaté, en clinique infantile, la disparition de tel ou tel trouble de l'enfant, chez les grands-parents, chez la nourrice, ou avec l'infirmière, dans les cas d'hospitalisation pour l'anorexie du nourrisson... C'est que ces logiques subjectives sont variées, aussi variées que les interlocuteurs avec lesquels elles se construisent. C'est aussi la raison pour laquelle j'ai développé le concept de rôle dans la constitution progressive du moi.
Ainsi, la complexité de l'humain est fondamentalement double, interne et externe, dans un remaniement constant entre ces deux plans. Les domaines interférents, lisibles dans les interfaces par où s'effectuent ces remaniements, sont la conscience, le style, parfois le symptôme, qui sont tous des lisières entre domaines complexes : bord entre soi et l'autre pour la conscience, via le langage ; entre logiques externes et internes pour le style et le symptôme. Cette explication est plus simple que le travail de Lacan sur la bande de Moëbius ou la bouteille de Klein, figures géométriques où l'interne devient externe, puis réciproquement. Elle a de plus l'avantage de bien rendre compte de la complexité du travail psychologique : à partir d'une expression de symptôme (l'interférence), et d'un des domaines (celui de la conscience du patient), se reconstitue le domaine manquant de l'interférence, l'inconscient. L'incompréhensible devenant logique, aperçu, il restera au patient à choisir, peu à peu, en fonction de sa complexité mieux comprise, d'investir consciemment tel ou tel domaine dans lequel il se réalisera, déplaçant ainsi d'autant le domaine inconscient. Bien entendu, toutes les théorisations précédentes sur l'inconscient restent de mise, freudiennes ou lacaniennes, puisqu'elles participent à expliquer pourquoi un des domaines complexes n'était plus accessible à la volonté du patient.
La conscience d'un sujet est ainsi, qu'il le veuille ou non, une interférence entre son monde interne et le monde des autres. Au fond, à partir de plusieurs logiques complexes, le sujet tente d'en construire une, à son usage personnel. Quel mathématicien réussira ce travail théorique invraisemblable, de poser les règles de la construction d'une logique à partir d'autres logiques? Qui étudiera ce que deviennent les axiomes de ces logiques intriquées dès lors qu'elles se remanient ? Qui posera les domaines de ces logiques qui deviennent compatibles ou non, en fonction de ces remaniements ? Ce mathématicien rendrait en tout cas service aux psychothérapeutes… Pauvre psychanalyste qui manque cruellement de moyens logiques pour se pencher sur les vertigineux remaniements psychiques que traverse tout sujet présent à la vie et à ses changements, ses contradictions, ses choix infinis...
Cette complexité infinie, à la fois dans la genèse du sujet et dans l'actuel qu'il traverse, est la raison profonde de cette fameuse règle de l'association libre découverte par Freud. Seul le sujet lui-même, au centre conscient et inconscient de cette complexité, peut tenir le fil rouge de son désir, souvent indépendamment de la théorie de son analyste… L'humilité de l'analyste a ainsi un fondement métapsychologique certain !
L'inconscient et les logiques subjectives
Un mot sur l'usage de ce terme d'inconscient dans mon travail : il a plusieurs sens, comme c'est déjà repérable dans le corpus analytique.
Prenons un exemple simple : l'enfant dans le ventre de sa mère est dans une logique de vie précise. Il n'a nul besoin de " penser " à sa survie ; oxygène et nourriture sont amenés sans effort via le cordon ombilical. Sans doute concentre-t-il alors son énergie sur l'essentiel : sa propre construction, travail titanesque, d'une complexité inouïe, qui mérite bien qu'il s'y consacre totalement. Sa logique de vie repose alors sur cet axiome : je n'ai pas à me nourrir. Et comme le problème n'est pas posé, n'interfère pas avec une autre logique, il n'y a pas de conscience de cela, naturellement.
Vient le moment de la naissance. Un autre fondement apparaît, une autre base, double : je dois respirer, je dois manger. Un rapport au monde - l'air, la pesanteur - à l'autre - la mère nourricière - apparaît. Il lui faut passer en quelques instants d'un système à l'autre. La priorité existentielle, la maturation neurologique, un environnement aidant et attentif, et voilà l'inscription qui va se faire dans ce nouvel univers. Là encore, les deux complexités, l'interne et l'externe, seront indispensables à ce fonctionnement.
Mais que devient le système précédent ? Comment la logique intra-utérine s'accommode-t-elle de la logique d'infans ? Où est-elle passée ? Un de ses axiomes s'est effondré, la logique ne fonctionne plus, la confusion s'installe, l'angoisse, le délire peut-être. La naissance est sans conteste le premier moment psychotique, même s'il ne dure que quelques instants… Mais la reconstruction ne tarde pas, grâce à la présence attentive de l'autre, qui va aider patiemment l'enfant à construire ses nouvelles bases.
Un élément important se produit alors nécessairement : la logique précédente ayant échoué, étant caduque, ses fondements deviennent accessibles à la conscience : car ils manquent pour la première fois, donc peuvent s'apercevoir. Le souvenir de cette logique d'être où l'on est nourri, porté, en apesanteur, s'inscrit alors. C'est là que la thématisation de Lacan sur l'objet perdu se comprend : un fondement logique ne devient conscient qu'après avoir été perdu, qu'une autre logique ne s'impose… Avant, en effet, puisqu'il supporte la pensée elle-même, il n'est pas plus conscient que l'œil ne se voit voir, que la parole ne s'entend elle-même, que la pensée ne sait d'où elle pense.
Aussi, les moments psychotiques sont-ils indispensables, de ce point de vue, au progrès de la connaissance. Le prix à payer en est l'écroulement d'un monde allant de soi, prix d'un savoir nouveau, qui déplace l'existence du sujet dans le mouvement du monde. Le mouvement des bases mêmes du fonctionnement psychique suppose qu'elles vacillent ou s'écroulent dans leur succession, avec plus ou moins de fracas, selon que cette dernière est plus ou moins congruente.
On voit bien que cette première définition de l'inconscient suppose que son accès n'est possible qu'au prix d'un remaniement douloureux et complexe où la reconstruction joue un rôle majeur. Dans ce premier sens, l'inconscient est donc représenté par les bases axiomatiques du sujet… Je l'appelle donc " l'inconscient axiomatique ", qui concerne les logiques de dépendance du sujet.
La théorie des stades psychiques, que je réhabilite dans ce travail, décrit par ailleurs une succession de logiques subjectives qui vont faire évoluer la subjectivité vers " l'idéal " adulte. J'ai employé pour ce faire le terme de logiques " intriquées " et la métaphore des poupée russes. En effet, chacune va s'appuyer sur la précédente pour fonctionner. Se déplace simplement le centre de gravité des règles axiomatiques ; de nouvelles bases s'ajoutent, laissant aux précédentes moins d'importance.
L'enfant qui passe du stade oral au stade anal garde les plaisirs oraux, et, j'espère, les gardera la vie durant. Simplement, l'importance de l'échange, nouvelle base axiomatique arbitrairement posée par les parents, vient fonder une nouvelle logique sur l'ancienne, impliquant des développements relationnels et donc psychiques nouveaux. De même, lorsque j'ai parlé du passage du stade ombilical à la naissance : sont conservés tous les plaisirs sensoriels, dont l'importance suivra la vie entière.
Chaque nouvelle demande de l'entourage et du sujet fondera ainsi une nouvelle logique subjective dont les bases seront les nouvelles règles, partiellement liées aux anciennes logiques. Par exemple, la maturation neurologique et la complexité contextuelle vont permettre, vers 5 ans, de fonder plus nettement les relations sur ce que ressent, pense le partenaire du sujet. Ceci était présent auparavant mais de façon plus ponctuelle, plus diffuse. Les développements, les logiques subjectives qui se fondent sur cette base vont enrichir considérablement les jeux sociaux et familiaux. Mais la condition de ce déploiement est que l'égoïsme qui faisait auparavant règle unique ne soit pas totalement oublié... Ces deux logiques sont cumulatives, intriquées.
On voit bien que ces intrications logiques qui fondent peu à peu le narcissisme seront plus ou moins cohérentes, congruentes, selon les sujets. En tout cas, le plaisir, la chaleur, l'attention et la clarté, la fermeté, la netteté de l'entourage, permettront que les passages se fassent, dans une congruence maximum. Ensuite, dénombrer ces logiques aurait peu d'intérêt, puisqu'elles sont propres à chacun, dans un canevas déjà défriché par Freud, poursuivi sans le savoir par l'essor actuel des logiques cognitives…
Surtout, dans ma description, les fondements précédents ne sont pas totalement caducs, ils prennent simplement une importance moindre, le choix de les laisser derrière devenant possible au sujet.
Enfin, on a vu que le plaisir reste, dans tous ces mouvements, un des éléments centraux qui autorise l'existence de cette succession narcissique.
Ces logiques narcissiques imbriquées vont vers un terme, la sublimation. Le mot est pris là dans un sens de totalisation, de somme de toute une vie qui se réalise, en fin de compte, dans une pratique de transmission donnant un sens au trajet, au viator. Ces logiques narcissiques sont remaniées dans tout type de thérapie longue. Evidemment, elles ne peuvent l'être dans les thérapies brèves, car il faut du temps pour les mobiliser en profondeur, ce qui explique les nombreuses contre-indications de ces procédés.
Les logiques narcissiques, s'appuyant sur la complexité interne (le corps sensible et actif, avec ses messages, ses besoins de fonctionnement, de satisfaction, ce que Freud avait dénommé l'auto-conservation), se fondent sur un autre bord, externe, qui est le partenaire parental, l'alter ego. Pour que le domaine interférent fonctionne le mieux possible, il convient que chacun des deux bords s'y retrouve suffisamment... Il y faut à la fois du lien et du jeu.
Ces logiques narcissiques toujours intriquées et partiellement contradictoires, impliquent une autre forme d'inconscient, proche de l'inconscient freudien, accessible grâce au mouvement, au changement, lisible dans les aléas de la parole. Je l'appelle l'inconscient narcissique. L'interprétation y est possible, qui éclaire l'intrication complexe de ces logiques.
On comprend aussi au passage l'importance de la question de la reconstruction en analyse : en effet, lorsqu'un développement subjectif est bloqué, arrêté sur une mauvaise rencontre transférentielle, il manque au sujet un outil de savoir, une logique relationnelle. Le recours du sujet à une régression libidinale n'est alors que la tentative d'appliquer sur un problème nouveau un modèle ancien de connaissance, malheureusement peu adapté au nouveau contexte. Le repérage de cet arrêt dans l'évolution du sujet, que peut permettre l'analyse, n'empêche pas qu'un apprentissage doit reprendre pour que l'outillage psychique se complète… Bien entendu, cet apprentissage est du côté du désir de l'analysant, la seule tâche de l'analyste étant d'en comprendre l'importance afin de pouvoir l'accompagner. Analystes et cognitivistes, de ce point de vue, ne s'opposent pas tant que cela, ils se complèteraient plutôt, sauf dans leur philosophie de base, non directive pour les uns, directives pour les autres, et pour l'élaboration autour du désir du thérapeute, ce qui n'est pas rien !
L'équipement narcissique du sujet lui permet maintenant de circuler, de prendre quelques risques, de découvrir, d'inventer. Il va donc entrer dans des logiques d'être, des univers qui se situent plus loin de ses besoins personnels, narcissiques. Ils vont parfois en être extraordinairement éloignés : ainsi l'alpiniste libre, seul dans l'univers complexe et hostile d'une paroi rocheuse ; le marin aux prises avec un coup de vent ; l'homme d'affaires créant une entreprise dans la froide complexité économique actuelle.
Toutes ces logiques d'existence sont posées là, choisies en fonction d'aléas du destin, propres à chacun, dans des résonances intimes souvent méconnues du sujet lui-même. Presque toujours liées à d'anciennes logiques narcissiques, conscientes ou oubliées, traces de passages perdus, elles ne se réduisent pas à cela, loin de là. Il peut s'agir d'un contact, d'une initiation, d'une nouvelle chaleur humaine découverte un peu par hasard, etc. L'amitié fonctionne selon ce modèle, Montaigne l'a bien écrit : " C'est parce que c'était lui, parce que c'était moi. ".
Ces logiques de contiguïté sont là, posées côte à côte, choisies ou non, au gré de la liberté ou de la nécessité. Elles représentent, totalisées, le monde, notre univers d'exploration, de mouvement. Mais elles ne sont pas nécessaires au fonctionnement du sujet. C'est là le point important, car il ouvre un autre chapitre de l'inconscient. Cet inconscient-là, non indispensable au sujet, de l'ordre de son choix ou de sa situation dans le monde, correspond au préconscient freudien, au refoulé de nature névrotique. La circulation y est beaucoup plus facile, le refoulement y est accessible, car rien de vital pour le sujet ne s'y trouve. Il n'existe dans ce champ que des préférences.
Ainsi, certaines des identifications de l'enfance liées à la présence des adultes autour du sujet fonctionnent comme des logiques de contiguïté, dans le cadre de ce qu'on appelle parfois en psychanalyse les " transferts latéraux ". Seuls les liens vitaux de cette époque resteront pris dans les logiques narcissiques précédentes. Les figures de l'enfance incluses dans ces logiques contiguës donnent lieu aux configurations névrotiques, problèmes liés plus à des difficultés de déroulement logique qu'aux fondements. L'exemple que j'ai développé pour la phobie peut là être repris : si la trop grande protection que propose la mère abrite l'enfant des effets fondamentaux du risque, de la transmission, c'est parce que l'enfant choisit librement le monde de cette mère, car il n'en dépend pas totalement, appuyé qu'il est par un père bien présent. C'est de son choix et non d'une nécessité absolue que découle l'investissement du système névrotique. Dès lors, le travail psychanalytique, freudien ou lacanien ou psychothérapique en général, sera facilité, les termes du problème étant conscients ou préconscients. L'inconscient en jeu est le préconscient freudien. Les interférences entre logiques diversement contradictoires sont aussi lisibles dans la parole. Les bases axiomatiques de la pensée ne sont pas remaniées. N'inventons pas de mot, ici, puisque le terme de préconscient est suffisamment précis pour cette troisième définition de l'inconscient.
Enfin, j'ai parlé en d'autres endroits de logiques fusionnelles. La différence avec les logiques narcissiques est la suivante : il s'agit aussi de logiques dont le sujet dépend, mais qui n'intègrent en rien le narcissisme du sujet, ses besoins et aspirations profondes. Le syndrome de Stockholm est un bon exemple de ce processus psychotique qui peut toucher tout un chacun. On imagine fort bien les dégâts pour le sujet lorsque de telles prises de pouvoir existent tôt dans l'enfance. C'est le grand domaine des traits psychotiques. Les logiques narcissiques n'étant plus conservées, intégrées, compatibles avec la logique fusionnelle, leur architecture saute, avec les effets dont j'ai parlé dans le chapitre qui leur est consacré. Ces enfants qui répètent les paroles adultes, sans aucun écho vrai et authentique en eux, soumis qu'ils sont à une pression de dépendance, sont ainsi candidats à des explosions psychotiques, du fait de la fragilité des logiques qu'ils habitent, trop externes, trop éloignées d'eux.
Toutes les violences faites ainsi au sujet, dans un contexte où sa dépendance vitale est en jeu, aboutissent à la prééminence de cette logique intrusive, au détriment de tout ce qui concerne sa construction propre. Bien entendu, dans l'enfance, les occasions sont nombreuses que cela se produise. Repérer au fur et à mesure du travail quelle a été la place de telles logiques fusionnelles, ce qu'elles ont détruit, est le fil de ces thérapies rendues extrêmement difficiles du fait que souvent certaines de ces logiques de dépendance sont encore à l'œuvre, encore actuelles. C'est alors le vaste champ de la thérapie familiale, contextuelle, systémique ou psychanalytique qui est susceptible de s'ouvrir, lorsque cela est possible. L'inconscient en jeu est celui de la confusion, c'est l'inconscient fusionnel, quatrième sens de ce terme.
On devine aussi que la séparation entre logiques narcissiques et logiques fusionnelles est floue, instable, puisque nul parent ne peut imaginer constamment résonner avec les besoins profonds de l'enfant. On navigue là, comme Winnicott l'a déjà théorisé, entre trop et trop peu. Seule une vision ouverte, " floue " au sens des théories physiques actuelles, peut permettre de circuler avec tel patient pour qui une organisation obsessionnelle sera très proche d'un remaniement axiomatique, fusionnel, à risque psychotique, alors que tel autre, sur un symptôme proche, sera plutôt du côté du simple remaniement des logiques narcissiques, voire de contiguïté dans les cas les plus légers.
Mémoire, oubli, et complexité logique
Enfin, et ce n'est pas la moindre conséquence de cette systématisation, la question de la mémoire est déplacée : pas question, pour la première forme d'inconscient, liée aux axiomes fondateurs, de faire appel à ce concept, puisqu'il ne s'agit pas d'oubli, mais d'impossibilité logique. Le fameux paradoxe de Russel, sur la question de savoir si un barbier qui ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes va se raser à son tour ou non, repose là-dessus. S'il rase ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes, donc il doit se raser. Mais s'il se rase, il fait alors partie de la catégorie de ceux qui se rasent eux-mêmes, donc il ne doit pas se raser. Mais s'il ne se rase pas, alors il doit se raser lui-même, etc. La solution de ce paradoxe est temporelle, puisque selon qu'il se rase ou non, il va changer de statut, de définition, d'axiome de base : il va passer tour à tour du statut de celui qui se rase lui-même (puisque s'il rase ceux qui ne se rasent pas, il se rase) à celui d'un barbier qui ne se rase pas, sans que ce tourniquet puisse cesser. Comme l'avait bien vu Lacan, c'est dans l'après-coup de ce qui s'énonce que la signification de soi prend corps. Difficile de dire que le barbier " oublie " qu'il ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes lorsqu'il se rase. Et lorsque, de ce fait, il ne se rase plus, de même, il " n'oublie " pas l'acte précédent, il en suit simplement la logique. Lorsqu'on est pris, comme le barbier, dans une logique auto-référentielle, une tautologie en fait, on entre dans une circularité infinie, fermée sur elle-même. Si je peux me fonder moi-même, par mes actes (trait psychopathique) ou ma pensée (trait obsessionnel), oubliant qu'un contexte externe arbitraire reste nécessaire à cette fondation, je ne suis plus relié au monde. Dans l'exemple du barbier de Russel, ce qui donne l'illusion de cette auto-définition est, outre l'auto-référence, la confusion entre le fait de raser et celui de se raser, qui sont traités comme équivalents, alors qu'un gouffre, en réalité, sépare la forme active de la forme pronominale.
Toujours est-il que le travail de la mémoire est ici réductible à un déroulement de logique temporelle qui rend incompatibles certains éléments, ceux-ci " s'oubliant " donc à tour de rôle. L'oubli est en fait une incompatibilité logique qui, dans l'exemple précédent, touche les fondations mêmes, la définition du sujet. Par exemple, un personnage dit " narcissique " aura la tentation de se définir lui-même. Si Narcisse se trouve beau, il s'ensuit que tout le monde le trouve simplement ridicule de s'auto-définir ainsi. Il est dans un processus d'auto-référence, processus sans fin puisque sans fondement réel extérieur arbitraire. Cette logique circulaire auto-référentielle, forme mathématique de la pensée unique, uni-dimensionnelle, dans laquelle " je " prends la place de l'autre, est à l'œuvre dans tous les troubles de type narcissique. Elle se repère de ce que les sujets en proie à ce genre de problèmes, tel Narcisse, cherchent sans cesse à refonder sur eux-mêmes leur propre définition. On comprend mieux qu'ils ne puissent la trouver, puisqu'elle ne peut venir que de l'arbitraire, de l'autre, de la vie elle-même et en fin de compte du mouvement qui permet la rencontre entre l'interne et l'externe, laquelle fonde les définitions utiles de soi, souvent mouvantes. Le Don Juan de Molière n'oublie pas ce que dit le Commandeur, il assume simplement les conséquences de l'incompatibilité de cet avertissement externe avec la toute-puissance de sa logique auto-référentielle. Ce n'est que lorsqu'il a changé de définition subjective qu'il peut apercevoir ce qui a précédé ce moment.
Une autre forme de procédé logique peut avoir des effets de " mémoire ". Ainsi, des logiques contradictoires, lorsqu'elles concernent le même sujet et sa définition narcissique, produisent des incompatibilités, plus ou moins graves. La grande différence entre les mathématiques et le subjectif humain tient au fait que le corps, quel qu'en soit le désir, ne peut se soustraire à ces contradictions. Un mathématicien creuse la cohérence de telle ou telle logique, en mettant à l'écart, en supprimant ce qui manifestement ne " colle " pas avec le déroulement des autres systèmes, ce que ne peut faire l'enfant aux prises avec une séparation de ses parents au cœur de laquelle fonctionne une invalidation réciproque de ce qu'il construit avec chacun d'eux… Des parents qui critiquent ce que l'autre construit avec l'enfant le mettent en position de ne pouvoir gérer en cohérence ce qu'il apprend des deux. Il va donc " oublier ", en fait mettre de côté ce qui n'est pas compatible pour pouvoir fonctionner, au point, parfois, d'en arriver à " oublier " de penser tout court. Mais souvent, selon la définition contextuelle ou la force des contradictions internes pour le sujet, lapsus, oublis, et réminiscences vont fonctionner comme des symptômes, dans une tentative inconsciente de remaniement narcissique. C'est le domaine des oublis " névrotiques ".
Le même parent va parfois rendre incompatibles des logiques qui se développent entre lui et l'enfant, en changeant les définitions, sans jamais les clarifier, ce qui permettrait pourtant de s'y retrouver un minimum. Ceci a été développé par Bateson dans la théorie du double lien, et retrouvé par de nombreux thérapeutes familiaux. La pensée confuse qui surnage là donne parfois des tableaux psychotiques sévères car les fondations narcissiques du sujet n'y sont jamais suffisamment stables pour que des logiques subjectives se développent.
Enfin, le domaine des logiques de contiguïté, impliquant moins l'identité profonde du sujet, autorise des effets de mémoire et d'oubli beaucoup plus variés, plus créatifs, plus inventifs. Le remaniement culturel devient possible lorsque l'accès à ce registre est suffisant.
On devine que la fonction de la représentation en analyse sert souvent de balise pour indiquer une de ces logiques subjectives, toujours fondée sur l'autre. Dans cette exploration, une bonne part du travail de la mémoire est en réalité une sélection de ce qu'il reste possible de développer compte-tenu des incompatibilités des innombrables logiques subjectives qui constituent le sujet. Et comme la représentation peut être affective, sensorielle, imagée ou verbale, selon le niveau d'archaïsme de la logique en question, on comprend la complexité du travail de cheminement thérapeutique. Par exemple, dans le processus psychosomatique, les représentations sont sensorielles avant d'être affectives, traces de l'impasse symbolisante.
Ainsi, au fil de cette description des structures à l'œuvre dans la pathologie mentale, on voit que nul n'est à l'abri de rien, puisque ces pathologies sont liées à des logiques d'existence que chacun peut être amené à rencontrer un jour ou l'autre. La logique narcissique peut toujours venir buter sur une rencontre vitale pour le sujet mais peu congruente avec sa complexité existante : les innombrables salariés qui découvrent que les promesses de tel ou tel patron ne tiennent pas, alors que la confiance existait jusque-là, vivent tous des moments plus ou moins durables de troubles psychologiques, variables selon la fragilité préexistante de leur échafaudage narcissique. Pour les logiques fusionnelles, chacun peut être un jour confronté à une violence sans dialogue, et le syndrome traumatique est alors susceptible de s'installer, plus ou moins grave, profond, parfois à tournure psychotique, selon l'histoire du sujet. C'est le théâtre tragique, la folie shakespearienne, celle d'Hamlet, ou tout simplement le syndrome de Stockholm.
En ce qui concerne les logiques de contiguïté, les détours de la vie peuvent réserver à chacun de nous des surprises douloureuses, nous mettant dans des choix apparemment impossibles. Tout le théâtre comique est basé sur ces mécanismes, fondements des processus dits " névrotiques ". En effet, les choix ne sont pas nécessairement vitaux pour les personnages, ils impliquent plus souvent leur éthique, leur morale, leur liberté consciente et de ce fait ouvrent le domaine du préconscient.
Enfin, on peut apercevoir différemment la fonction de la castration : il s'agit d'un espace, d'un vide, d'un manque qui permet le mouvement, la circulation de toutes ces logiques, leur articulation, comme dans ce jeu d'enfant où chaque élément carré d'un puzzle coulisse dans un cadre fixe, grâce à un élément manquant. Le fonctionnement de cette complexité incroyable de l'être humain nécessite cet espace vide pour d'adapter, se remanier. Le fait que rien ne domine permet la coexistence du tout !
Le parallèle est possible entre les cartes neuronales et les logiques subjectives. L'agencement complexe est similaire, l'importance des liens est la même, la fluidité de circulation entre les niveaux a la même importance… Le cerveau est le miroir du monde, formé et déformé par la subjectivité humaine, ne pouvant se penser, s'analyser sans cette extériorité qui le fonde et le remanie constamment, comme le montre bien Gérard Pommier, dans Quand les neurosciences démontrent la psychanalyse (Flammarion). Ceux qui cherchent uniquement dans le cerveau les mystères de l'âme sont dans la même erreur que s'ils cherchaient dans la structure de la rétine les énigmes de la contemplation de Guernica… Enfin, on comprend que dans la théorisation que je propose, l'inconscient soit le produit nécessaire de toute rencontre humaine, pourvu qu'elle soit investie par le sujet : il est consubstantiel de la base axiomatique de la logique subjective ainsi construite.
Le choix du symptôme
Nous allons, à la lumière de cette tentative métapsychologique, résumer les différences entre l'autisme, la perversion, l'hystérie, la déficience mentale, la névrose obsessionnelle, l'hypocondrie, la phobie, la paranoïa, la schizophrénie, tels qu'ils sont décrits dans ce livre.
-La dépression, rappelons-le, n'est pas une structure, mais traduit plutôt la chute de n'importe laquelle d'entre elles, l'inutilité des systèmes logiques, des projets, des idéaux, au nom d'une trop grande croyance en une image fixe, arrêtée.
-L'autisme relève du développement de la seule logique auto-conservatoire du sujet, au détriment de tout ce qui va passer par l'autre, y compris le narcissisme, qui ne s'y déploie pas. Le sujet plonge dans un univers monologique interne apparemment absolu. Les logiques axiomatiques, narcissiques et contiguës sont évitées
-Je ne situe pas la perversion loin de l'autisme. Si son instrumentalisation de l'autre a autorisé l'entrée dans le narcissisme, elle ne rend cependant pas possibles les authentiques plaisirs d'échange permis par la castration.
-Dans l'hystérie, à l'inverse, le registre de l'auto-conservation est banni par l'autre, induisant une inscription signifiante exclusive de tout autre fonctionnement : tout est narcissisme.
-Nous avons vu l'interdit qui concerne les pulsions désirantes dans la débilité mentale. Là, les logiques narcissiques s'intriquent avec les logiques fusionnelles d'une façon si étroite que l'intelligence ne s'individualise pas : l'autre y pallie. Le désir n'est permis que s'il n'est pas autonome. Il reste donc très proche du besoin.
-La violence de la mise en place de logiques fusionnelles, au détriment des logiques narcissiques, mène au trait obsessionnel, parfois aux marges de l'autisme, quand la figure même de l'autre est trop prise dans la peur et la violence.
-Le trait psychosomatique apparaît dans l'incohérence de construction des logiques subjectives narcissiques, lorsque l'axe narcissique se constitue dans " l'oubli " de fonctions organiques et psychiques fondamentales pour la liberté du désir, très proches de l'auto-conservation, de l'authenticité du sujet, laissant ainsi des pans entiers de l'être intraduits, en souffrance d'inscriptions signifiantes, de logiques subjectives. La maladie, la souffrance accompagnent alors le désir, dans la mesure où l'expression consciente du désir du sujet inclut cette mise à l'écart d'éléments essentiels de son plaisir, de sa liberté corporelle et psychique. S'il désire, alors il souffre…
Les logiques psychosomatiques sont ainsi constamment bâties sur ces atteintes intimes du lien, de l'intrication entre le registre de l'auto-conservation et du narcissisme.
-Dans la phobie, la mise à l'abri du risque de la vie par un discours protecteur empêche ainsi tout simplement la transmission elle-même. Le passage, le relais ne se font donc pas des logiques narcissiques (à valeur refuge) aux logiques de contiguïté (à valeur phobique).
-Dans la paranoïa, la généralisation imaginaire de cette logique devenue uni-modale amène à la sortie radicale de l'hétérologie, donc aussi de l'altérité réelle.
-Enfin, dans la psychose de type schizophrénique, l'explosion des logiques narcissiques, qui résulte de l'atteinte de leurs bases axiomatiques fragiles et labiles, souvent fusionnelles, provoque la désorganisation signifiante et le déchaînement imaginaire.
Les descriptions de la psychiatrie classique trouvent ainsi une lecture nouvelle : qu'est la paraphrénie fantastique, par exemple, qui, même si elle a disparu des manuels américains (DSM) si utiles à l'industrie pharmaceutique, existe toujours en réalité ? La grille de lecture que je propose, compte tenu du fait que la plupart de ces traits cliniques sont conciliables chez un même sujet, est la suivante : une tendance à la perversion permet le clivage, l'adaptation superficielle à la vie sociale, alors que les thèmes délirants souvent systématisés, apparaissant lors de rituels très organisés, sont liés à la prééminence de logiques paranoïaques où se réfugie le patient au détriment de la rencontre réelle, authentique avec l'autre. En tout cas, le remaniement hétérologique de la pensée, par la refondation profonde et progressive qu'autorise un vrai dialogue, est quasiment absent de ces périodes de vie. Les logiques subjectives sont peu remaniables, leurs bases axiomatiques ne sont pas ou peu accessibles à la rencontre. Une telle description autorise heureusement l'espoir que la rencontre thérapeutique, par sa qualité même, puisse peu à peu autoriser les refondations subjectives indispensables au dialogue, la dimension de l'autre étant restaurée par le plaisir et la confiance que le patient y investit progressivement. Qu'est une bouffée délirante polymorphe, sinon ce passage d'un narcissisme un peu trop monologique, pris dans une dépendance familiale un peu trop massive, à une organisation plus ouverte, plus diversifiée, une fois la crise passée. Il n'est pas vrai, comme ont pu le dire les cliniciens classiques, que le retour se fait " ad intégrum " : la sortie de ces moments montre le plus souvent des adolescents ou jeunes adultes qui ont ainsi " négocié " une sortie, une autonomie nouvelle vis-à-vis de leur famille. Une logique fusionnelle a explosé, mais chez quelqu'un qui était malgré tout porteur de suffisamment d'autres ébauches de logiques subjectives pour que se produise l'accès à une identité plus diversifiée, moins familiale, avec l'aide des rencontres nouvelles (donc des logiques subjectives nouvelles) que permet la crise. Un " cordon " est simplement tombé, certes bruyamment, mais chez quelqu'un qui disposait d'autres moyens ; ceux-ci vont alors se révéler, s'utiliser, même s'ils n'étaient qu'embryonnaires avant la crise. Ces organisations particulières (non exhaustives) de certaines logiques subjectives ne définissent pas des patients : tel ou tel sujet peut être porteur d'une ou plusieurs de ces logiques, selon l'évolution de son contexte relationnel : chaque logique subjective reste liée, réellement ou imaginairement, à une rencontre réelle. Elle est par nature transférentielle. Un sujet est porteur d'autant de logiques subjectives qu'il a rencontré d'autres hommes… Cela fait beaucoup et donne une idée de la complexité psychique.
Parmi toutes ces logiques, certaines sont des traits porteurs de souffrance, que le sujet amène consciemment et inconsciemment en analyse dans l'espoir d'un remaniement, parmi les innombrables autres traits qui constituent sa complexité psychique. Ces logiques sont dans des rapports topiques, économiques et dynamiques : elles situent des lieux internes et externes, des forces articulées ou non, conflictuelles ou synergiques, et ont des destins, féconds ou funestes… On s'épuiserait à dénombrer leurs configurations possibles car la complexité même qui est leur lot fait la parole singulière de chaque sujet. J'ai plutôt tenté de les définir par genres, par éléments principaux, afin d'en faciliter l'approche, toujours brouillée à travers le transfert thérapeutique et les projections de l'analyste. Dès qu'un analyste parle ou ponctue, il projette, même s'il croit interpréter… mieux vaut le savoir, le dernier mot restera alors, comme il se doit, au patient. L'aspect, certes flou, de la présente théorisation est en fait nécessaire pour que se maintiennent l'ouverture de chaque cure individuelle, l'invention par le patient et son analyste de chaque thérapie. Cette invention est d'ailleurs en soi une nouvelle logique subjective - le transfert - qui vient s'ajouter à la complexité du patient. En réalité, chaque logique subjective est propre au patient et n'est que très partiellement communicable… Etant donné de plus que la communication elle-même crée une nouvelle logique, on conçoit que cette complexité est perpétuellement mouvante, en changement. Comme, de plus, ces logiques sont innombrables pour chacun d'entre nous, il est impossible, avec une telle théorisation, d'identifier un patient au " simple " trait clinique dont il souffre. La clinique psychanalytique dispose ainsi d'un outil souple dont la fluidité même permet d'approcher la diversité qui est la réalité de n'importe quel sujet, loin des réductions à tel ou tel tableau trop fixe et, par là-même, inadapté à la complexité du réel humain. Ce qui se perd ici est la maîtrise, au bénéfice du mouvement et de la conscience des limites. Poussant à l'humilité, une telle théorisation fait une place quasiment naturelle à la " castration " du thérapeute, condition fondamentale de l'émergence du désir de son patient… Cette castration fait place à l'autre, à toutes ces autres figures qui fondent chaque logique subjective, qui dès lors peuvent à nouveau s'articuler. L'intuition de Lacan que l'analyse est affaire de passage d'un grand Autre aux petits autres se comprend ainsi clairement. Si ce n'est que cela ne se fait pas, à mon avis, par une traversée du fantasme, impossible structurellement, mais par son remaniement et sa remobilisation. Ce que j'appelle le fantasme est la trace repérable dans la parole (et non projetée par l'analyste) de ces figures de l'autre et de leurs jeux de miroir constants avec le sujet, trace axiomatique qui me semble exister au fond de toute logique subjective. Même l'autisme, par l'évitement actif du visage, des yeux de l'autre, montre cet ancrage…
Conclusion
Le point commun de toutes ces logiques subjectives est qu'elles sont fondées sur des axiomes impliquant la relation, l'autre, en face de l'axe interne de l'auto-conservation. C'est avec l'autre, librement ou non, que s'imposent ou se choisissent les bases de ce qui va ensuite se dérouler. Quelqu'un pourvu d'un narcissisme harmonieux, cohérent, suscitant peu de refoulements, aura plus de facilité à circuler dans le monde, ayant plus de clés de compréhension. Mais, logiquement, tout pourra aussi lui arriver, au gré de circonstance que nous ne lui souhaitons pas, mais qui restent possibles. C'est la mauvaise nouvelle... La bonne, elle, est en sens inverse : si l'on a une petite idée de la façon dont ça se démonte, il est aussi plus facile d'accompagner la remontée ! En ne faisant pas jouer des différences de nature entre les uns et les autres, mais simplement des différences de complexité de rencontre, le travail transférentiel me paraît facilité, y compris dans son élément essentiel qui reste l'identification réciproque des protagonistes du petit théâtre psychothérapique. Toujours l'être humain aura besoin de confiance et d'honnêteté pour se remanier, exister en cohérence, dans un partage de plaisir réciproque suffisant et durable. Il semble évident que la capacité qu'un sujet aura de circuler d'un système à l'autre, d'une logique à l'autre, d'un genre de logique à l'autre, sera l'élément le plus important de la santé psychique. Comme les paradoxes, les contradictions des logiques humaines ne peuvent s'éviter, la santé psychique n'est jamais un acquis stable. La possibilité hétérologique de l'humain, lorsqu'elle inclut ces contradictions, permet le mouvement, la patience, et préservera l'essentiel : la circulation, le changement, qui sont les vraies clés de l'adaptation. L'être se trouve dans le mouvement et non dans des définitions ou des images fixes. Le sentiment de cohérence de soi, de permanence, est lié à cette capacité de mouvement lorsqu'elle est commandée à la fois par la raison, logique subjective, et la passion, logique affective. C'est, par nécessité, le domaine de l'instable, que seuls rendent habitables l'invention, la création, et, finalement, le sourire, l'espoir et la volonté. Au final, ce n'est pas Spinoza qui aura le dernier mot, mais plutôt Albert Camus…