Françoise Dolto Un bref mot à propos de Françoise Dolto et Mannoni, qui eurent des positions cliniques souvent efficaces sur cette clinique, témoignant toutes deux d’ouvertures possibles des univers psychotiques de l’enfance, à partir de positionnements théoriques très proches, mêlant les découvertes kleiniennes aux avancées de Bettelheim sur le rôle du milieu parental. La réversibilité du trouble est toujours supposée possible chez ces auteurs, ce qui joue un rôle important dans ces résultats. Nous n’entrerons pas plus dans le détail, car ces progrès dans la compréhension de ces univers ont déjà été largement décrits plus haut dans ce travail. Nous allons simplement ici éclairer un point précis de ces pratiques, qui en limite à mon sens l’efficacité et peut se résumer ainsi : l’interprétation supposée « juste » par l’analyste n’est pas compatible avec la fonction thérapeutique du dialogue dans le traitement du trait psychotique. Mannoni[6] eut quelques intuitions de cela, puisque dans son institution, elle les bannissait, pour favoriser l’échange libre entre les adultes et les enfants. Elle n’alla pas jusqu’au bout de son idée, puisque les jeunes patients étaient, en dehors de son institution, proposés à des psychanalystes où ces interprétations « véridiques ». foisonnaient probablement. Cet extrait du texte fort détaillé de l’exposé de l’analyse d’un enfant, Le cas Dominique,[7]illustre bien mon propos. Entre Dominique, avec le modelage qu'il a fait « pour la dame du centre », et pour lequel il a choisi la pâte à modeler verte ; modelage typique de tous ceux qu'il fait de façon stéréotypée depuis longtemps. Il a la présentation que j'ai dite tout à l'heure, une voix nasonnée, maniérée, extrêmement élevée, il ne regarde pas — fuit-il le regard à dessein ? —, il regarde en coin, les prunelles coulées sous les paupières, vers son modelage qu'il touche et tapote délicatement de la pulpe des doigts. Je me présente et lui demande s'il a quelque chose à me dire pour m'expliquer comment lui-même se sent. Il dit avec son sourire angoissé, figé : Voilà, moi je ne suis pas comme tout le monde, quelquefois en m'éveillant, je pense que j'ai subi une histoire vraie. (Ce sont, rigoureusement transcrites, ses premières paroles à mon endroit.) Je lui dis : Qui t'a rendu pas vrai. Lui : Mais c'est ça ! Mais comment est-ce que vous savez ça ? Moi : Je ne le sais pas, je le pense en te voyant. Lui : Je pensais me retrouver dans la salle quand j'étais petit, je craignais les cambrioleurs, ça peut prendre l'argent ça peut prendre l'argenterie, vous ne pensez pas à tout ce que ça peut prendre ? Il se tait. Je pense en moi-même : La salle, ne serait-ce pas la « sale », et je dis : Ou bien ta petite sœur ? Lui : Oh vous alors, comment est-ce que vous savez tout ? Moi : Je ne sais rien d'avance, mais c'est parce que tu me dis avec tes mots des choses et que je t'écoute de mon mieux ; c'est toi qui sais ce qui t'est arrivé, pas moi. Mais ensemble on pourra peut-être comprendre. Silence. J'attends un long moment, puis : Moi : À quoi penses-tu ? Lui : Je cherche ce qui ne va pas dans la vie. J'aimerais bien être comme tout le monde. Par exemple quand je lis plusieurs fois une leçon, le lendemain, je ne la sais pas. Quelquefois je me trouve plus bête que les autres, je me dis : ça n'va plus, mais je déraisonne ! (le mot est séparé en trois syllabes très accentuées et sur un ton suraigu). Moi : Mais c'est vrai que tu déraisonnes. Je vois que tu t'en aperçois. Peut-être t'es-tu déguisé en toqué pour ne pas être grondé. Lui : Oh, ça doit être ça. Mais comment vous le savez ? Moi : Je ne le sais pas, mais je vois que tu t'es déguisé en fou ou en idiot et que tu ne l'es pas, puisque tu t'en aperçois et que tu veux changer. Il revient alors plusieurs fois sur ses obsessions de la table de multiplication. Je lui dis une fois pour toutes que : ça m'était égal, que ces calculs pour l'école cela n'était pas ce qui m'intéressait et qu'il n'était pas venu me voir parce que j'étais une maîtresse d'école, mais parce que j'étais un docteur pour savoir comment il pourrait ne plus être fou, et faire alors, en effet, comme tout le monde s'il en avait le désir, partout et pas seulement à l'école avec les chiffres. On entend bien à travers ces lignes que le premier temps est celui du contact, de l’affiliation comme on dit. Cela va plus loin que l’idée d’une rencontre satisfaisante : cela pose les conditions d’un vrai dialogue, d’une résonance entre les êtres. Mais tout de suite, l’échange se fait sous le sceau du savoir de l’un sur l’autre, dans une surenchère qui n’alerte aucunement F. Dolto, mais qui pourtant s’apparente à ces affiliations fortes à l’analyste, à partir de ses interprétations, et qui ne démontrent rien d’autre qu’une résurgence fusionnelle, dont le prix se règle généralement dans le temps suivant de la thérapie ! Que l’interprétation « juste » rassure le narcissisme défaillant ( par nature, comme pour tout le monde !) de l’analyste est une chose, que cela fasse obstacle à l’analyse ensuite en est une autre tout aussi certaine. C’est ce qui va se produire, nous le verrons, heureusement sans empêcher cependant des avancées considérables pour ce jeune patient. Le père décrit à Dolto la petite enfance de Dominique, où des traits fusionnels, violents comme toujours à cet âge, se manifeste fort tôt : Il me dit de Dominique que, déjà tout petit, avant la naissance de sa sœur, c'était un enfant difficile et exigeant ; il se tapait la tête contre son berceau pour faire venir sa mère, et, commente le père, il se faisait des bleus qui nous faisaient tellement pitié que l'on était obligé de céder. Dès le début, pas de dialogue, c’est l’enfant qui commande : pas d’autre en terme d’interlocution, mais dépendance et pouvoir, toute puissance, faisant à mon avis écho à celle de l’interprétation de l’analyste, lorsqu’elle est surinvestie de part et d’autre. Ainsi aujourd'hui au dispensaire (sorte de gare, salle d'attente, guichet, on paie contre un reçu- ticket), on vient pour un renseignement, un re-enseignement, et on trouve une sorcière (Mme Dolto) qui parle de trois cracks ou craque (plus tard, de la sœur, on dira une fois qu'elle est un crack). Un crack, c'est un valeureux. Bref, aujourd'hui, pour moi, ce crac avec mimique d'écrasement est la seule dynamique qui soit une représentation d'image du corps formel : être mis entre des mâchoires broyeuses. Ce doit être ce qu'il transfère sur ma personne bizarre et valeureuse, comme d'ailleurs sur toute ébauche de contact. C'est ce que je comprends de ce mode de dangereux contact qu'il éprouve en relation avec l'oralité. Entre nous, c'est une inter- consommation, selon ce qu'il comprend des relations libidinales. Aucun conseil n'est donné pour les vacances, mais décision est prise entre sa mère et moi, décision qui lui est signifiée par moi-même, de se revoir en octobre. Pour la scolarité ? La mère demande que faire l'an prochain ? Dominique ne veut pas rester à l'entretien et s'en va, en glissant, comme la fois dernière, sans adieu. Bien sûr, il ne suffit pas de théoriser sur la forclusion, si on forclot le père de la décision même de la thérapie ! Que le résultat soit partiel n’est guère étonnant dès lors. Le père interrompra d’ailleurs cette thérapie d’où il est exclu… Tout ceci est au fond en rapport avec notre sujet, puisqu’un analyste qui croit en vérité à ses interprétations risque lui-même être pris dans une spirale fusionnelle avec ses patients, et tendre à trop en faire, comme dans cet exemple. Cependant, malgré cet obstacle, le travail de Dolto obtient tout de même des résultats remarquables : le paradoxe est là, les interprétations de Dolto ayant à la fois un effet thérapeutique en permettant à l’enfant de repérer certaines causes de son inhibition anxieuse, mais le soumettant dans le même temps à une autre dépendance fusionnelle. Elle me dit que Dominique a commencé l'école depuis quelques jours et que la maîtresse n'a jamais vu un enfant aussi appliqué que lui ; il boit littéralement chacune de ses paroles, elle est très contente de cet élève, et si ça continue, elle est certaine qu'il va rattraper son retard parce qu'il est attentif et de bonne volonté, ce qui est rare. Non seulement le comportement du garçon a changé en famille ; mais, chose qui les étonne tous, le chien qui était terrorisé par lui, fait maintenant fête à Dominique plus qu'à aucun autre, et Dominique dit : « Regarde comme le bon chien m'aime, comme il me fait fête », et c'est tout à fait vrai[8]. Le chien est vis-à-vis de Dominique comme Dominique est vis-à-vis des autres garçons. Je vous avais dit combien il était terrorisé par quiconque était à peu près de sa taille et de son âge, et qu'il acceptait de jouer de loin avec des enfants petits. Maintenant il joue avec des camarades, et il dit même à sa sœur : « Tu sais, je peux me dépêcher maintenant pour aller t'attendre avec mon vélo », parce que sa sœur se plaignait qu'il y avait des garçons de l'école, face à celle des filles, qui les embêtaient quand elles sortaient. « Je suis grand et fort comme les autres maintenant, et tu peux compter sur moi. Cependant, l’obstacle que nous avons vu ne tarde pas à se manifester : Il n'y a pas de contact préalable avec la mère. Je dois prendre Dominique par la main pour le décider à me suivre. Il s'attendait peut-être, comme avant les vacances, à ce que je parle à l'adulte d'abord ; ou bien il traduit ainsi son refus. Françoise Dolto, qui pourtant note la dominante d’oralité dans leurs échanges, n’hésite pas à forcer son désir. Il semble clair que l’attitude de Dolto forçant l’enfant à venir dans son bureau n’aidait pas à instaurer un vrai rapport subjectif avec Dominique ! Ceci explique le résultat partiel, ce qui est déjà énorme et mérite un détour un peu plus détaillé : Dans cette histoire, où la biquette alias quéquette, alias objet partiel phallique est à l'honneur, objet à qui le sujet veut donner vie en lui donnant à boire (eau vive, courante), il est contraint à cette chose absurde : vendre son objet précieux pour avoir de l'eau, c'est-à-dire de quoi faire vivre ce dont il n'aura plus besoin s'il n'a plus cet objet précieux. C'est un marché de dupes. Par-devers moi, je pense que ce fantasme relate de façon allégorique ce qui s'est passé pour cet enfant, non une castration l'initiant à la culture, mais une mutilation. Il n'y a pas eu symbolisation après renoncement à l'objet partiel, la verge urétrale : mais marché de dupes. En effet, il n'y a pas eu conservation de l'accès au phallus par la renonciation à un plaisir érotique d'absorption orale, à but urétral émissif ; mais la satisfaction du besoin a imposé l'abandon total de l'objet, le renoncement à l'amour et au désir même pour survivre. Cette histoire d'objet partiel n'est pas seulement celle de sa verge par rapport à son corps propre, c'est aussi la sienne à lui tout entier, en tant qu'il avait été l'objet partiel, fétiche du pénis imaginaire de sa mère jusqu'à la naissance de sa petite sœur… Cet objet partiel précieux séparé du sujet, son propriétaire, ne peut continuer de survivre qu'en étant vendu, c'est-à-dire livré à un méchant maître, qui ne lui donnera plus de quoi vivre (à boire), mais le tirera par le bout du nez (voyez le cordon ombilical, bout du nez, dans le modelage). Cette biquette est son sexe à l'époque de l'allaitement, forclos dans son désir vivant, depuis lors, et dont il doit donc porter le poids mort. Autrement dit, l'instance maternelle qui le conduit par le bout du nez, lui, Dominique, en même temps le monte comme une monture entre les jambes ; mais ceci se fait seulement à condition que cet objet monté ait perdu toute initiative personnelle. La symbolisation qu'est la gestualité du corps de l'époque orale, quand elle s'est faite entre des personnes qui ont renoncé à s'entre-manger et à s'entre-boire (l'enfant prend le « lait à la mère » qui lui prend fèces et urine), aboutit d'habitude à des rapports symboliques de tendresse exprimée : embrassement, baiser, toucher caressant, non explorateur sexuel mais explorateur du monde et du corps propre à défaut de celui de la mère, renoncé.. Pour Dominique, rien de tout cela ; cela n'a jamais été et n'est pas possible. Tout conduit au contact dévorant, à une issue érotisée et dévorante d'un autrui dévorateur à son tour, et déprédateur.