Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l'ordre et le désordre. Paul Valéry[1]
Plaisir et vie, l'hypothèse thermodynamique de la vie.
Proposons donc maintenant la définition du plaisir qui nous servira dans ce travail.
La vie et le plaisir sont en fait inséparables, pour autant que l'on définisse ce dernier comme la résonance entre un objet externe et un organisme, de sorte que ce dernier en tire profit pour se maintenir et se reproduire. Si la vie est le propre de l'organisme en question, le plaisir serait cette résonance avec l'extérieur. L’intérêt pour le présent travail de cette définition est qu’elle n’est plus subjective, contrairement à toutes celles qui existent. Notons que les plaisirs liés à l'imaginaire ont un statut similaire, puisque les représentations qu'ils mobilisent ont pour source la réalité externe.
La différence entre le minéral et le vivant serait alors l’échange actif d’informations dans ce but reproductif, base de ces effets de résonance, absent pour l’un et non pour l’autre.
On comprend qu'une telle définition implique en corrélat que le déplaisir prenne une place immédiatement concomitante, lorsque cette résonance intelligente ou instinctuelle, réelle ou imaginaire, fait défaut trop longtemps, augurant un moment de désorganisation puis de réorganisation adaptative.
Cependant, il est vraisemblable que cet équilibre n'en soit pas vraiment un, et que l'énergie soit fondamentalement asymétrique entre les deux plans du plaisir et du déplaisir, un plus de plaisir restant nécessaire à la lutte entropique de la vie biologique et psychique. Ce plus de plaisir serait, avec le manque, un des fondamentaux du fonctionnement du désir, le vectorisant. Une dominance de déplaisir serait alors cause de pathologie, tout comme le strict équilibre homéostasique entre les deux d'ailleurs, qui aboutit à l'immobilité du système. Le penchant du vivant pour le plaisir, non sans tenir compte du déplaisir, serait alors nécessaire pour la reprise du mouvement même de la vie, organique ou psychique.
Il est temps de revenir aux fondamentaux de la rencontre analytique, parmi lesquels un excès de déplaisir, autrement dit une souffrance, s'invite constamment dans le motif de la consultation. Parvenir à aider le patient à retrouver un déséquilibre réorienté du déplaisir vers le plaisir (le plaisir risqué et coûteux en énergie du réel, et non le plaisir détourné de l'imaginaire) qui lui autorisera l'exercice plus libre de son désir, serait alors le but de l'analyse.
L'autre fondement de la cure reste la vectorisation de tous ces mouvements par la parole, et plus précisément même le dialogue. En effet, même si la parole de l'analyste est rare, elle reste suffisamment présente pour que le terme de dialogue soit le bon, en dépit des résistances de bien des écoles analytiques à employer ce terme... La place du plaisir de l'échange sera centrale dans ce dialogue, tout autant que le plaisir du conflit, indispensable aussi. Si, après le travail de Lacan, il semble juste de convenir que la parole crée un trou dans le réel, évide le sujet d’une part de sa consistance[2], il est fort dommageable de s’en tenir à ce simple aspect, même s’il est incontestable logiquement. Mais la représentation, si elle n’est effectivement pas l’objet, n’a pas à le devenir à son tour ! Le but d’une analyse est qu’une parole redevienne l’outil du mouvement de la vie, des résonances de plaisir et non une contemplation sans fin du manque à être lié au signifiant, comme on le constate trop souvent dans certains milieux analytiques.
Mais il convient de procéder par étapes : qu'est-ce qui autorise à poser que vie et plaisir seraient consubstantiels ?
L'origine du vivant
Ou l'origine du plaisir donc… Le vivant se définit comme différent du monde minéral, à partir de la venue des molécules dites organiques. Celles-ci ont en effet pour caractéristique essentielle de parvenir, dans certaines conditions de milieu, à se reproduire. Ce qui peut se dire, notons-le, d'un cristal par exemple, qui dans une ambiance convenable de concentration et de température va pouvoir étendre et répéter sa structure. La différence essentielle tient alors à une autre caractéristique : la limitation dans l'espace de la molécule instaure une séparation entre le milieu et elle, ce qui permet le maintien puis la reproduction de cette structure isolée. Le cristal s’étend éventuellement, mais ne se reproduit pas… Dès lors, une unité de système apparait, susceptible d'échanger des informations, terme central, avec le milieu afin de maintenir son intégrité, et surtout de se reproduire ainsi à partir d'elle-même, ce qu'on appelle l'autocatalyse, et non uniquement par une conséquence biochimique de certaines conditions de ce milieu.
Ainsi, peut-on déjà définir dès ce moment originel une structure, une intention, un désir et un plaisir ! Je m’explique : rappelons que tous ces termes ne sont que des mots, tout autant à propos de cette première molécule vivante que pour nous. Ils recouvrent des concepts, et sont au final des représentations de diverses complexités réelles. Parler d'anthropomorphisme est une critique relative, puisque même pour chaque être humain, les mots recouvrent des réalités fort différentes et largement incommunicables !
Mieux vaut alors tenter de cerner les fonctions précises de ces concepts pour le vivant. Le débat portant sur la conscience de tout cela mérite tout simplement d'être différé pour le moment, pour autant qu'elle n'est probablement qu'un effet de la complexité du langage. La conscience n'apparait vraisemblablement qu'à partir de la conscience surmoïque, soit la naissance du divin. Mais c'est un autre travail.
- L’idée de structure est la plus évidente, et le point commun est clair, même si le niveau de complexité est fort différent.
- La question de l’intention n’est pas non plus très difficile à résoudre. L’intention est le résultat de la structure. Ce qui nous pousse à agir est le produit de notre complexité. Là encore, entre cette structure moléculaire, cellulaire et nous, pas de différence de ce point de vue.
- Le désir est lié à la distance spatiale et temporelle qui nous sépare de l’objet dont nous avons besoin. Là encore, si on s’en tient à cette définition, elle est valable tant pour la "vésicule" primitive que pour nous : dans les deux cas, cette tension existe, créant des mécanismes propres liés à cette attente, que ce soit le fantasme pour les humains ou la complexité épigénétique des chromosomes bactériens pour des organismes unicellulaires. En effet, dans ce dernier cas, une complexité moléculaire, dont l'arn au final, recèle des fonctions, des structures, qui restent en quelque sorte en attente de la rencontre externe qui va déclencher ou permettre leur fonctionnement. Il y faut que l'attente soit possible, que l'être puisse persévérer en lui-même, comme disait Spinoza. Qui dit attente dit aussi manque, et de ce point de vue l'organisation autour de celui-ci existe dès les organismes moléculaires puis unicellulaires, capables d'attendre (d'autant plus qu'ils disposent d'une membrane protectrice) et ensuite d'enclencher leur but. Il en va de même pour le fantasme chez les humains, même si c'est un brin plus complexe !
- Le plaisir enfin, si on le définit strictement ainsi qu'il est posé plus haut comme une résonance externe qui autorise et favorise le fonctionnement ou la reproduction d'un organisme, peut autant être attribué aux organismes simples ou complexes de ce point de vue.
Ainsi, le vivant comporte en soi bien des éléments, depuis son origine, qui sont présents en nous, dans une complexité qui ira croissante au fur et à mesure de l'évolution, jusqu’à l’accident du symptôme psychique, produit de ces complications extrêmes.
Quel est l'intérêt d'un tel raccourci, un peu vertigineux ? Il est surtout d'élargir le sens du trouble psychologique à l’idée d’un obstacle vers le plaisir, productif de symptôme, sur le trajet du sujet, puis, à travers l’attention portée à ce plaisir, de resituer le corps au centre du processus analytique, avec et malgré la division signifiante à laquelle il est soumis chez les animaux sociaux et parlants. La grande question de la logique du vivant fait partie de ce qui doit aussi occuper un analyste, un thérapeute.
Or il se trouve que la seule science du sens du vivant qui s'oppose au trait mystique ou religieux, proposant une hypothèse rationnelle dans ce domaine, a pour nom la thermodynamique dans ses développements récents qui englobent physique, biologie et évolution darwinienne. Bien que cela soit un peu difficile d'abord, il nous faut donc aller y voir.
L'étude des flux d'énergie qu'est cette thermodynamique buta sur un paradoxe central à propos de la vie. Celle-ci en effet semblait aller à contre-courant des principes fondamentaux de cette théorie. Le mieux est de citer Isabelle Stengers[3] dans un article fort didactique de l'Encyclopédie Universalis : Loin de l'équilibre thermodynamique, c'est-à-dire dans des systèmes traversés par des flux de matière et d'énergie, peuvent se produire des processus de structuration et d'organisation spontanées au sein de ces systèmes, qui deviennent le siège de « structures dissipatives » … … Or, la découverte des structures dissipatives signifie que l'irréversibilité, loin de l'équilibre, peut jouer un rôle constructif et devenir source d'ordre.
Ainsi, la physique constatait une inversion de l’entropie dans certains systèmes ouverts soumis à un flux énergétique les maintenant loin de l’équilibre. Un exemple est cette espèce d’amibe, les acrasiales, qui, soumise à un flux énergétique particulier, de chaleur et de sécheresse en particulier, s’organise en un collectif qui devient une sorte d’animal, de limace, capable de locomotion et de reproduction. Depuis ces découvertes, cet aspect de la science connaît un fort développement.
Le plus remarquable est tout récent, c'est l'œuvre de Jérémy England, chercheur au MIT de Boston : il passe en effet du simple constat précédent sur l'existence des structures dissipatrices à une explication physique[4]. Bien que l’entropie augmente au fil du temps dans un système « fermé », un système « ouvert » peut maintenir son entropie basse en augmentant grandement l’entropie de ses environs. L’entropie globale de l’univers augmente lors de la photosynthèse qui dissipe la lumière du Soleil alors même que la plante elle-même empêche sa décomposition en maintenant une structure interne ordonnée… … Cela pourrait expliquer l’ordre interne des êtres vivants.
[1] La crise de l'esprit. Robert Laffont 2000
[2] Pour simplifier et résumer, passer par la parole, c'est différer l'instinctuel, donc évider l'immédiat de la satisfaction...
[3] Isabelle STENGERS, « Structure dissipative », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/structure-dissipative/
[5] Parole pleine de ce que Lacan appelait le sujet, c'est à dire celle qui structure son désir...
[7] Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, « Hasard et nécessité », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/hasard-et-necessite/
[8] Et c'est ainsi que la mayonnaise tourne ! Une minuscule perturbation provoque la non-intégrabilité du système, et la mayonnaise perd sa forme (son intégrale mathématique), devient vinaigrette ! Mais à l'inverse, si une nouvelle perturbation survient, un peu d'eau tiède pas exemple, et cette vinaigrette devient par effet de saut, de résonances successives, un grand système de Poincaré, qui n'est alors rien d'autre qu'une délicieuse mayonnaise ! Ce système est loin de l'équilibre, grâce à la force du poignet et aux ingrédients introduits.
[9] Louis Féraud me fait remarquer que M. Surakov et V. Dmitrasinovic ont élaboré quelques solutions à ce problème, cependant dans un contexte simplifié au plan, donc à deux dimensions... En 1991, une autre solution, informatique, nécessitait cependant un temps infini de calcul !
[10] Pont américain qui fut détruit par un effet malheureux de résonance oscillatoire dans un vent de 60 Km/h
[11]Franck Nicolas, https://www.em-consulte.com/article/15434/hallucinations
[12]http://www.inventionpsychanalyse.com/transfert-et-structure.php
[14] Technique et fin de la psychanalyse, L'harmattan, 2018
[15] Louis Féraud fait remarquer fort à propos le lien entre ces théories et la problématique quantique.
[16]Empan n°1 2016.
[18] Perceptions non encore organisées
[19] Louis Féraud prend pour exemple de cela la théorie des distributions de L. Schwartz.
[20] D.W. Winnicot. La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques. Gallimard 1989
[22] La vie oscillatoire, Odile Jacob 2010
[23] Le problème de la sociologie et autres textes, Editions du Sandre 2006