L'inconscient interprétable et ininterprétable L’ininterprétable en psychanalyse[1] La question de l'inconscient ininterprétable se déduit de la genèse même du signifiant. De la même façon qu’un axiome n’est pas démontrable, mais est au départ de toute une mathématique, fondamentalement l'identification primaire, détournement partiel de soi au profit de l'autre, via le miroir, à savoir le phonème arbitraire représentant le sujet dans le lien spéculaire, cette identification primaire n’est pas interprétable, puisqu’elle est la condition de la possibilité de l’interprétation, c’est à dire du jeu de la chaine signifiante.
Ce processus devient possible à partir du moment où pour le sujet, (à travers la mise en place de ce que Bion appelait les fonctions alpha et bêta) l'ensemble entre soi et l'autre devient une source de plaisir plus forte que ce qui s'obtient d'être seul dans son fonctionnement psychique.
L’organisation proposée par l’autre devient peu à peu préférable au chaos auto-organisationnel. C'est de ce « contrat » dont témoigne le signifiant primaire, représentant dès lors le sujet dans l'enchaînement des signifiants, c’est à dire en partie hors de lui-même. C'est ce contrat qui est ininterprétable : simplement, il existe ou non. Il est, en ce sens, indéterminé, contingent à la rencontre entre les adultes parentaux et l’enfant. S’il est indéterminé, il détermine, par contre pratiquement tout le reste de l’inscription symbolique. Il est possible que ce schéma se répète en fait à chaque nouvelle rencontre humaine, ce qui expliquerait les possibilités thérapeutiques du transfert, et plus généralement les évolutions souvent étonnantes des humains au gré de leurs rencontres.
Il est tout de même inouï et presque incompréhensible qu'un organisme prenne ainsi le risque de s'identifier à une représentation externe de lui-même, dont il fera pour le reste de ses jours le socle de son identité, ainsi largement dévolue aux autres. Le trait unaire est d’abord avant tout le signe d’une alliance entre les êtres via un symbole externe à leur organisme. C’est le complexe contrat social du langage qui prélude à l’identification primaire, laquelle permettra ensuite de le faire fonctionner en retour. Ce saut de l'être à ce qui le représente, rendant irréversible la perte de l'immédiateté, de la toute jouissance de l’être, est un des fondements du désir.
Bien entendu, un tel mouvement est complètement ininterprétable, puisqu'il est la condition préalable à tout jeu signifiant, donc à toute interprétation...
On retrouve la trace de cela dans un point technique de psychanalyse à peu près admis par tout le monde : il est fortement déconseillé de se lancer dans la moindre interprétation tant que, dit-on, le « transfert » n'est pas instauré. Dit autrement ici, tant que l'alliance des êtres n'est pas effective, tant que l'espoir n'est pas plus fort à deux que seul, rien ou très peu ne peut s'inscrire d'un remaniement signifiant, d'une interprétation.
La qualité du lien n'est donc pas interprétable, mais est la condition de la possibilité même de l'interprétation, comme elle était aux premiers jours celle de l 'inscription signifiante. Ce processus se rejoue à chaque rencontre humaine, à chaque séance, au cours de laquelle se répète ou non l'alliance fondamentale créatrice du verbe d’abord, et condition de son remaniement ensuite.
Aussi tout ce qui prélude à la question de l'inscription signifiante elle-même ne peut fonctionner par le biais de la moindre interprétation. C’est affaire de rencontre, d’une manière tout à fait contingente. C’est l’axiome qui prélude à la naissance de chaque logique subjective, chaque rencontre.
En fait, à partir du moment où l'interprétation devient possible, c'est que l'inscription symbolique s'est faite avant, par le biais du transfert. Ainsi, toute interprétation efficace s'accompagne-t-elle d'un effet concomitant d'inscription transférentielle ininterprétable, d'autant plus que le contexte affectif et relationnel de la cure est lui-même modifié et renforcé par l'opérativité de l'interprétation. Ce que j'appelle ailleurs une logique subjective référentielle est ainsi créée, dont il faudra ensuite sortir...
L'interprétation émane donc de l'ininterprétable, et est suivie par lui !
Ceci ne veut pas dire que cette inscription ininterprétable ne soit pas dépassable à posteriori, ce qui s'appelle la fin de l’analyse. Mais l'affaire est sans fin, si l’analyste n’a pas une idée de la façon dont l’ininterprétable s’articule intimement et hétérologiquement entre l’être et le sujet.
En ce sens, toute analyse risque de laisser un transfert résiduel ininterprété, en tout cas en attendant la prochaine! Sauf donc à ce que le rapport même au signifiant soit modifié par l’analyse, ce qui laisse augurer d’une vraie fin possible. Si cela fait défaut, c’est une part de ce qui fonde et trouble en même temps les groupes d’analystes, surtout, comme c’est souvent le cas, s’ils ont tendance à l’endogamie, maîtres, transmissions, et analystes se confondant dans une relation figée au signifiants référentiels du groupe. Sans doute vaut-il mieux se balader un peu entre ces groupes d’analyste, changer de temps en temps de référentiel si on veut qu'interprétable et ininterprétable restent féconds... Sinon, c’est le conflit qui joue cette fonction, comme on le voit trop souvent, sinon presque toujours.
Cet ininterprétable est donc un inévitable vécu complexe de situation qui va ou non produire de l'altérité et l'entrée dans le monde signifiant humain ou dans son remaniement, le transfert. Au fond avant ce qui s'aperçoit d'une situation, existe le contexte même où cela peut s'apercevoir, dessinant l'écart du désir entre interprétable et ininterprétable. Une situation ne s’aperçoit ainsi que d’une autre situation, dans une logique sans fin, comme le signifiant n’a de sens que dans son rapport à un autre signifiant. Quand le désir investit ce décalage plus que l’objet lui-même, la fin de l’analyse se dessine.
Différences des signifiants, selon l’ininterprétable qui les fonde. Une première complexité peut s'apercevoir quant à cet inconscient ininterprétable, autour de la genèse de l'inconscient. Ainsi, en fonction de la structure psychique en cause le signifiant produit n'est pas toujours de même nature.
Il sera plus ou moins opaque à la subjectivité, plus ou moins transparent à la singularité de l’être, selon la modalité de l’inscription symbolique qui l’a précédé et permis. Lucien Israël en donne un exemple dans « Boiter n’est pas pêcher » à propos des 3 discours maternels qu’il isole…
Je vais rapidement brosser trois normes de ce discours maternel. La première forme, heureusement la plus rare, est celle d'un discours exclusivement centré sur l`enfant et où chaque mot chaque son, doit correspondre à telle ou telle partie du corps de l'enfant. Pour celui-ci. le mot et la chose ne seront dès lors pas distingués. Le discours maternel va constituer une espèce de continuum qui englobera cet enfant dans une masse indifférenciée sans aucune possibilité d'intervention extérieure. Cest là qu'on pourrait parler de forclusion du nom du père, étant donné que rien de l'ordre d'un père (c`est-à-dire non-mère), rien d'étranger à la mère ne pénètre dans ce discours, ce qui fait que l'enfant sera condamné à répéter celui-ci. Déjà, Freud, l'empruntant à Tausk, soulignait que certains psychotiques changent parfois de voix pour reproduire les intonations, les tonalités, la voix même de la mère. Ainsi, parfois, répéter les in?exions, les tics de langage de tel maître maternel est ce qui nous donne, par un effet de séduction captative, notre seule essence, notre seul être. Ce n'est heureusement pas la forme la plus fréquente. Le discours maternel le plus fréquent, c'est celui dont les mots ne vont plus se référer au seul enfant. Il peut s'agir de mots forgés par la mère, de mots-caresses pourquoi pas, mais la plupart du temps les mots utilisés par elle sont ceux de tout le monde. La porosité du discours maternel fait que les mots utilisés sont empruntés à l'extérieur, mais qu'ils ne sont pas liés au seul enfant. Ils traduisent la possibilité pour la mère de recevoir un message de l'extérieur et de le retransmettre. Elle parle comme d'autres. L'enfant va être là dans une position idéale pour développer toutes les formes névrotiques, en particulier l'hystérie, car il sera en quelque sorte conditionné à emprunter son image. Ici, le mot ne sera plus collé à la chose, il sera collé à l'image. Mais, dès lors, les mots à conquérir par chaque sujet pour les faire siens, ce sont aussi des mots a detacher de leur support d'images. Cependant, dans ce cas, la mere n’apparait plus seule à l'enfant; elle est porteuse du monde extérieur par le truchement du père, lequel n'intervient là que comme représentant de cet extérieur. Mais malgré tout, il y a une place possible pour l'autre. Puis il y a ceux qui ont de la chance, ceux dont les mères parlent un langage qui n'est plus référé à leur corps même où aux images et conventions extérieures, ceux pour qui les mots deviennent des signi?ants. Alors les éléments du discours de la mère ne renvoient plus à une chose ou à une image, ni même simplement à quelqu'un, mais à d'autres mots. Des mots qui portent en eux leur incomplétude même et qui laissent entendre, font résonner d'autres mots. Des mots qui n'ont plus la prétention de résumer en eux seuls un sens suffisant mais qui obligent à se référer à d'autres mots. Là est l'introduction dans une langue véritable qui n'est pas simplement une accumulation de vocabulaire, mais bien plutôt mise en résonance d'une nappe de signi?ants. Ainsi se décline un curseur à multiples niveaux.
Une extrémité serait l’inscription symbolique telle que Lacan la décrit, comme un épinglage, une superposition qui colle le sujet à sa représentation, sans espace ni choix ni mouvement possible, et qui est à mon avis un mode paranoïaque de représentation, dans lequel peu ou pas d’espace n’existe entre la réalité psychique, le monde réel et la structure symbolique proposée. Cet univers est à peu près complètement interprétable (au sens du délire du même nom), systématisé, sans beaucoup de créativité ni de métaphore. Ses fondements sont par contre presque totalement fixes, interdisant quasiment complètement tout transfert, y compris thérapeutique.
À l’autre extrême, se situerait le signifiant flottant de la pure métonymie, entraînant le sujet dans des écarts d’univers sans rapport profond ni avec son être, ni avec d’authentiques transmissions symboliques, sur le mode schizophrénique. Tout se produit sans jamais être interprétable, il n'est que de l'ininterprétable sans appui pour le désir, puisque tout se refonde superficiellement sans cesse.
Dans les deux cas l’alliance avec l’autre a été suffisante pour que l’inscription symbolique soit possible, mais selon des modalités profondément différentes pour les structures de l’appareil psychique.
Cependant, dans la mesure où l’on suppose ici que cette inscription symbolique se remanie dès que le transfert existe, on voit bien qu’il n’existe pas de structure psychique inscrite dans le langage qui soit totalement au-delà d’une possibilité thérapeutique, même si c’est particulièrement difficile aux deux extrêmes cités plus haut. Dès qu’il y a du langage, il a existé du transfert, et du thérapeutique devient possible, quel que soit la structure en cause, du moment que la parole existe. En effet, le transfert, donc l'ininterprétable, est toujours largement prioritaire sur la structure pour le succès de la cure. Dans les deux structures psychotiques évoquées, la technique de la cure portera essentiellement sur la qualité du lien transférentiel, selon des modalités différentes. Seul l'interprétable sera possible pour la première, pendant longtemps, et seul l'ininterprétable sera de mise durablement pour la seconde, dans une pure qualité de présence.
Dans l’univers paranoïaque, la situation en œuvre serait une toute puissance de la réalité psychique dans l’inscription symbolique, dans le schizophrénique un déni, puis une destruction quasi totale de la réalité affective individuelle et souvent historique préluderait à celle-ci, vidant les signifiants de leur attache au corps.
En réalité, tout sujet oscille plus ou moins entre ces deux extrêmes, toute analyse étant l’art de choisir entre ces deux modalités de présence pour l’analyste. La névrose représente cette oscillation entre l’être en errance constante et la représentation sans cesse tendant à se fixer. Paranoïa et schizophrénie appartiennent peu ou prou à chacun! Une telle conceptualisation rend mieux compte de la réalité clinique dans laquelle les frontières sont plus floues que dans les livres !! Y compris entre psychoses et névroses..
La question de l’autisme serait précisément cette absence d’alliance avec l’autre qui génère donc l'impossibilité d’entrer dans la structure du trait unaire et de l’univers signifiant. On comprend alors pourquoi mieux vaut s’en occuper très tôt, le rétablissement précoce de cette alliance pouvant inverser le désinvestissement du monde signifiant proposé.
Situation quantique du transfert. Ainsi, transfert et interprétation s’opposent, l’un n’existant qu’en tant que l’aperçu de l’autre est rendu impossible dans le même temps. Ils sont ainsi en situation quantique, si l’un s’aperçoit, est possible, c’est que l’autre y est aussi, mais inaperçu, impossible à saisir. Si une interprétation se fait et est opérante, c’est que le transfert inaperçu l’a permise, si un effet de transfert se manifeste, l’interprétation latente en est impossible sur le moment, elle ne se fera qu’après coup. On retrouve là, on l’aura reconnu, le raisonnement lacanien sur la question du temps logique, simplement formulée différemment.
Aussi dans un transfert thérapeutique, la part interprétable reste-t-elle toujours à l'écart, de façon quantique, de la part ininterprétable qui elle concerne la genèse signifiante, constamment remaniée dans le contexte affectif du vécu situationnel de la psychanalyse, au fur et à mesure des interventions et interprétations. C’est là une définition du transfert.
L’ininterprétable est toujours l’ombre de l’interprétation, et réciproquement.
Une autre manière de formuler les choses est de poser que l'interprétation ne prend place que dans un écart situationnel, d'une situation ininterprétable à l'autre, de la même façon que le désir naît d'un écart entre la pulsion et son objet.
Une bonne façon de montrer ce qui se passe là est de prendre l’exemple de l’amour passionnel : dans cet amour, objet et désir se confondent, et seul le partenaire convoité occupe tout l’espace conscient. L’objet d’amour et le désir d’aimer étant alors indissociables, la temporalité devient insupportable, la frustration intolérablement douloureuse. Dans les cas les plus extrêmes, le passage à l’acte médico-légal peut survenir, contre soi ou l’autre.
L’espace entre l’être et la représentation a disparu..
Qu’il y soit suffisamment, ou qu’il puisse revenir, car vécu comme moins douloureux, alors la co-existence quantique entre l’objet d’amour et le désir en tant que tel, le désir sans objet, peut reprendre. Le sujet reprend son oscillation salvatrice entre son désir pour l’autre et son désir proprement subjectif. La place revient pour soi et pour l’autre. Et si l’aspect quantique de cette structure persiste, au sens où persiste l’impossibilité de voir dans le même temps et l’objet d’amour et le processus désirant, elle devient plus habitable du fait que l’être n’est plus tout-puissant, le jeu des représentations limitant la sphère pulsionnelle.
Entre signe et signifiant se place la représentation de l'être et de son désir à travers
l’autre. C'est à dire qu'être et désir sont à l'écart de leur situation immédiate de vie, de
leur appréhension de l'instant, dès lors qu'il y a une distance entre la représentation et l’objet qui est en place.
L’interprétable, du côté de l’objet et l’ininterprétable, du versant du désir, donc du transfert, sont en situation quantique, comme le désir et l’objet dans l’amour. Quand on a l’objet, il faut retrouver le désir, et quand on a le désir, il faut retrouver l’objet..
Ininterprétable et temporalité. Ce deuil de l'être pulsionnel immédiat est toujours à refaire, et toujours en jeu entre
l'instant et l'après coup de l'instant. C'est à cette place précise de deuil de l'être tout-
puissant qu'est la représentation, et à fortiori ensuite l'interprétation.
La temporalité est alors une dimension centrale, qui situe cet intervalle entre pulsion et satisfaction. Le temps où se diffère la satisfaction dessine le lieu de la symbolisation, organise sa possibilité. Nombreux sont les patients qui, pris dans des moments psychotiques, décrivent une modification du temps, qui parfois disparaît même dans ces vécus dramatiques. C'est donc aussi le déroulement de ce temps de la symbolisation, dans le transfert thérapeutique, qui va permettre l'interprétable, ensuite. Ce sont des moments où se rejoue clairement dans le transfert le processus évoqué plus haut et décrit par Bion des fonctions alpha et bêta.
Il se produit au travers d'autres objets quantiques, les objets partiels, étudiés en psychanalyse à la suite de Winnicot. Il avait introduit le concept d'objet transitionnel, tour à tour représentant de soi et de l'autre, mais jamais en même temps ce qui a permis à Lacan d’introduire au signifiant, réduction symbolique extrême de ce processus. Il est central de remarquer que tous ces objets bivalents, objet et désir, transfert et structure, interprétable et ininterprétable, sont dans des complexités hétérologues, car jamais elles ne peuvent se réduire l’une à l’autre, sauf dans la tentative délirante… Il est possible que la notion du temps elle-même soit une conséquence de l’irréductibilité de cette hétérologie fondamentale entre les plans de l’être et du sujet, le temps étant lui-même lié à l’effort que demande sans cesse cette dysharmonie inépuisable.
C’est au final l’analyse de Bergson :
le temps est ce qui empêche que tout soit donné tout d'un coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors véhicule de création et de choix ? L'existence du temps ne prouverait-elle pas qu'il y a de l'indétermination dans les choses ? Le temps ne serait-il pas cette indétermination même ? » (Le possible et le réel) Le temps d’une psychanalyse revient à rendre habitable cet espace, qui était celui du traumatisme figeant l’appareil psychique au départ de la cure, pour devenir la créativité du désir à sa fin. En ce sens, ne pas se préoccuper du temps d’une analyse peut alors s’entendre comme laisser le dernier mot au travail fondamental du temps pour garantir cet espace de pensée entre être et sujet. La guérison demandée par les patients est souvent aussi une vaine quête de l’arrêt du travail du temps. La souffrance du symptôme doit en réalité faire place à la simple souffrance du temps, ce qui est déjà un gain considérable..
Ininterprétable et identité. On comprend mieux alors qu'une interprétation sans transfert équivaut à précipiter le patient à bas de son identité.
Autre façon de poser que les symptômes font partie de l’identité de nos patients, ce
qu’hélas souvent les comportementalistes ne comprennent pas suffisamment. Une interprétation, par le déséquilibre identitaire qu'elle provoque, par le remaniement qu'elle implique, nécessite l'appui du temps et de l'espace du transfert. Le remaniement identitaire est ininterprétable, au contraire des symptômes. Il se produit au fur et à mesure des interprétations symptomatiques, dans la liberté du développement du sujet, et de façon heureusement imprévisible pour l’analyste.
Notons que cet appui transférentiel se situe longtemps dans l’analyse mais qu’il est encore beaucoup plus intéressant et précieux lorsqu’il se montre dans les nouveaux appuis que le sujet réussit à créer dans son environnement hors analyse. C’est là le vrai but d’une psychanalyse.
De ce point de vue, encore une fois, l'interprétable, donc le travail sur le symptôme, est ainsi mécaniquement suivi d'ininterprétable, par l’espace inventif qu'il crée dans la complexité identitaire, laquelle, par le biais du désir ainsi revivifié va se déployer autrement. Encore faut-il que cet ailleurs existe, soit dans le transfert, soit dans la vie du patient, sinon le risque est grand de précipiter le patient dans le vide du désir !!!
Lévinas et Lacan Cette dialectique des inconscients interprétables et ininterprétable a des correspondances avec la dialectique philosophique entre Levinas et Lacan.
Le premier met le visage au centre de son questionnement. En effet cette extrême inhumanité qu'il a questionnée à travers la Shoah met en face de soi un visage dans lequel l'image narcissique s'effondre. Or cette image narcissique est le processus central dans lequel les symptômes se cristallisent.
On peut donc trouver la même limite dans l'œuvre de Levinas que dans celle de Francis Jacques, chez lui aussi à travers le visage du divin. À savoir une théorie fondée en vérité sur le symptôme, qui est toujours lui aussi narcissique dans son essence. Dans cette démarche de pensée, le sujet est porté par le visage de l'autre, et son désir est de ce fait ininterprétable, car il est purement transférentiel, donc n'est plus en rien subjectif.
À l'inverse le travail structuraliste développé par Levy-Strauss et ensuite par Jacques Lacan propose un champ d'exploration pour le désir qui a plus à voir avec le réel et singulièrement le réel du social symbolique qu'avec un visage singulier.
On remplace ainsi la capture du désir dans le miroir du visage à travers le divin ou non, par l'exploration du monde signifiant. On passe aussi ainsi du symptôme au savoir. Tout n'est plus qu'interprétation, explication, structure, mais alors au détriment de ce qui remanie fondamentalement tout cela, à savoir la rencontre au sens de Lévinas.
Penser cette question de l'interprétable et de l'ininterprétable, c'est donc aussi passer de Lacan à Lévinas, et inversement, sans cesse...
Symptôme et ininterprétable Il y a une phylogenèse de ce passage de la même façon que la psychanalyse en est une ontogenèse.. Ce n'est pas pour rien que l'histoire de l'humanité semble naître autour d'une fascination de la représentation, captant probablement les êtres autour de représentations symboliques devenant images, capturant les sujets dans une identité sociale, fondant le fait religieux en tant que processus identitaire même, donc non interprétable. La complexité du système de représentation, aboutissant à l'écriture, permis peu à peu d'apercevoir les structures, d'explorer le monde, dont celui du langage, travers sa représentation complexe. L'interprétable est donc une conséquence de la virtualisation de plus en plus complexe du monde dans l'écriture. On retrouve là notre couple : si on est dans le monde, on ne l’interprète pas, si on l’interprète, on n'y est plus, on est dans sa représentation... On est là au cœur du vieil antagonisme entre religion et philosophie, entre le croyant et le libre penseur. Cet antagonisme est en fait au cœur même de l'être. Lorsqu’on a besoin d’une identité symbolique, on est dans la croyance, alors que lorsque le remaniement signifiant est nécessaire, on est dans l’interprétation. Le croyant et le libre penseur sont une seule et même personne..
C'est l'ontogenèse de ce processus très instable qui se rejoue lors d'une analyse.
C'est ainsi que ce qui fait l'humain fait aussi le symptôme, dans le constant balancement toujours en risque de déséquilibre qui vient d'être décrit : impossible de croire sans cesse, impossible de penser constamment..
L'entrée de l'être humain dans l'altérité à l'aide du mécanisme du miroir, son
entrée dans le narcissisme, s'accompagne évidemment d'une fantastique
amplification de ses capacités d'adaptation à travers le langage qu’il acquiert par là même. Il rentre dans un extraordinaire moment d'aliénation alors pour tout ce qui concernent son identité. Il acquière la liberté du symbolique dans le même mouvement qu'il entre dans l'aliénation altruiste...
Ce processus de double entrée est fondamental dans la compréhension de la divisions subjective qui fonde le paradoxe central de l'humanité, de l'intelligence humaine.
Le symptôme quel qu'il soit, sur des modalités très différentes les unes des autres
concerne comme on l’a vu plus haut toujours la tentative de rapprochement et de coïncidence entre eux de la part de soi et de la part de l'autre présentes dans les signifiants et leurs références imaginaires.
Aussi l'inconscient interprétable concernera lui aussi toujours le décollage entre ces deux plans, de sorte que se restaure cet espace qui est à proprement dit le lieu du désir. Une fois l'interprétation du symptôme repéré soit par le patient soit par l'analyste souvent par les deux, l'espace du désir peut resurgir, qui n'est pas concerné lui par l'interprétation.C’est le remaniement identitaire ininterprétable qui remobilise le désir, et non l'interprétation elle-même.
Par exemple cette patiente qui vient pour une angoisse ancienne, ressemblant plus à une attente anxieuse précisément, et dont les associations mènent à ses 6 ans. Resurgit un souvenir, relié précisément à son symptôme : sa mère l'a oublié, d'après elle longtemps, à la sorte de l'école, et n'en parla pas du tout en venant la chercher, niant même le fait. A partir de là, dans le discours conscient qui lui est autorisé dans la famille, et qui devient peu à peu le sien, ses sentiments et son authenticité affective sont inconsciemment interdit et dénié. Les subjectivités n'étant pas décollées, différentiées, la part de soi et de l'autre sont collées en quelque sorte de force dans le discours conscient autorisé. La psychothérapie autorisera ce décollage, et le symptôme cessera d'être nécessaire pour garantir la subjectivité, puisqu'elle revient dans la parole, dans le dialogue différencié. L'interprétation n'a pas porté sur le désir, mais sur ce qui y fait obstacle.. Et, sans doute, le référentiel inconscient ininterprétable qui se produit à partir de cette rencontre avec l'analyste et son interprétation va s’appuyer sur un support identitaire qui n’est plus exclusivement le modèle parental.
On peut alors remarquer une conséquence forte de ce fait : c'est ainsi que donner le moindre conseil est quelque chose qui fait fonctionner un mécanisme exactement contraire à la psychanalyse, puisque cela consiste à recoller ces deux plans de soi et de l'autre dans le processus signifiant proposé, qui supprime alors l'espace du désir pour mettre à sa place une croyance en l'autre, un effet de gourou, de représentation, qui en rajoute sur l’aspect narcissique du symptôme. Il est probable que l'effet de ce qu'on appelle le coaching puisse s’apparenter à cela. Un tel comportement du thérapeute ne peut conduire qu'à de l'ininterprétable à profusion, en saturation.
Une interprétation vise au contraire à restaurer un mouvement désirant et non une identification imaginaire comme dans le conseil. Alors que ce dernier précipite dans le désir de l'autre et par la même supprime rapidement celui du patient, peut-être pour le plus grand plaisir d'un narcissisme un peu envahissant du thérapeute transformé en coach...
Aussi l'inconscient ininterprétable est-il aussi assimilable à une dynamique complexe : le mouvement incontrôlable des structures internes et externes, du monde symbolique et de la figure de l’autre, dans des remaniements constants, souhaités ou imposés. Il est lié au mécanisme même de la réduction symbolique, nécessairement incomplète et rencontre alors ce que la psychanalyse appelle le désir.
Interpréter d'une façon ou d'une autre cette énergie désirante revient à l’aliéner à l’espace transférentiel, à la personne de l’analyste, et in fine détruit le désir même si le patient suit cette voie..
Au contraire, lorsque le symptôme est en élaboration, le processus d'interprétation consiste simplement à accroître la part de traduction symbolique de ce qui est en souffrance corporellement. Le problème, c'est qu'il faut que se retrouve le noyau non linguistique de l'être, transférentiel, pour qu’il se relie ensuite au langage! C'est la même fonction que celle du rêve, et de l'hallucination, dans d’autres contextes cliniques...
Interprétable et ininterprétable. L'inconscient ininterprétable est donc celui qui concerne le désir, à travers sa capacité interne de remaniement symbolique constamment en mouvement. Au contraire l'interprétation du symptôme correspond à un remaniement de signifiants bloqués dans la souffrance.
L'un nécessite la parole de l'autre pour débloquer son mouvement, l'autre exige le silence de l'autre pour déplacer le socle référentiel ininterprétable, axiomatique, de dépendance.
Ce qui est interprétable est du côté de la forme fixée, de la stabilité signifiante trop rigide. Ce qui n'est pas interprétable est le processus, le travail du temps, le changement référentiel, le contexte de l'échange. L'ambiance générale d'un dialogue concret imprègne les signifiants de l'échange d'une couleur affective qui est la matrice d'un inconscient à venir, ininterprétable dans l'instant de sa constitution. Si le cœur de ce dialogue est la subjectivité même, comme en psychothérapie ou en analyse, alors cet ininterprétable devient aussi un référentiel inconscient.
L'interprétation évite la souffrance d'un désir bloqué, l'ininterprété situe un lieu, une nouvelle altérité où ce processus interprétatif peut se produire. Si une nouvelle dépendance signifiante est ainsi automatiquement produite, au moins est-elle limitée au maximum, par l'absence d'interprétation du désir du patient lui-même, et le trajet hors analyse qu'il trace alors peu à peu. Ce nouveau point d'appui, dans l'idéal de la discrétion de l'analyste, peut alors n'être plus qu'une trace, voire l’aperçu de cette mobilité des référentiels face à la poussée du désir, ce qui est encore mieux.
Que dit l'anthropologie de tout cela ? Lévy-Bruhl, Ethnologie juridique, in Ethnologie générale, Encyclopédie de la Pleïade, Gallimard, 1968
Mais, dira-t-on, cela n’explique pas la règle d'exogamie. Même si la femme est un lien entre deux groupes ou deux fractions d'un même groupe, pourquoi ce lien n'unirait-il pas deux membres très proches du groupe familial, par exemple le frère et la sœur, le père et la ?lle? D'où vient que, sauf de très rares exceptions, dans tous les pays le sentiment public éprouve une vive répulsion, voire une véritable horreur, contre de telles unions? Les interprétations qui précèdent, si justes soient-elles, n'en donnent pas l”explication. Il faut donc les compléter, et l'élément qu’il convient d'ajouter doit être très général, puisqu'il doit servir de base à une institution, plus exactement à un comportement quasi universel. Pour ma part je serais tenté de le chercher dans un des instincts sociaux les plus anciens et les plus profonds de l'homme, que j’appellerai le besoin d'altérité. Il convient d'éviter ici une confusion. Il ne s'agit nullement de l'altruisme, notion de caractère moral. L'altérité a une autre portée : elle peut se définir comme le besoin de rupture, si minime soit-elle, avec l’ambiance sociale, ou, si l'on préfère, une recherche de renouvellement qui se réaliserait par l'intégration dans le groupe d'un élément étranger ou semi-étranger, cette démarche se tempérant généralement par la pratique de la réciprocité qui rétablit l'équilibre. Par ailleurs l'altérité dont il est ici question n'est pas chose individuelle, mais comportement collectif. En tant que tel, il impose des règles de conduite strictes et impératives. Ici encore, il faut préciser: ce qui intéresse le groupe social, c'est beaucoup moins la conduite privée de ses membres du point de vue de leur activité sexuelle que la réglementation du mariage. Sans doute la première peut provoquer des mesures de répression dans la mesure où elle blesse ce que nous appelons les bonnes mœurs, mais il ne s'agit que d'écarts d'ordre individuel, et les délits sexuels comme l'adultère, l'attentat à la pudeur, l'homosexualité, etc., ne sont pas très sévèrement punis. Le mariage au contraire est une véritable institution, même et peut-être surtout chez les primitifs. Aussi le besoin d'altérité y est-il particulièrement exigeant. L'union sexuelle occasionnelle avec une proche parente est sans doute souvent punie, mais elle ne provoque pas la même horreur, et n'est pas réprimée par les mêmes peines, que le mariage prohibé. On voit par là que l'anthropologie de Levy-Bruhl rejoint notre propos. La nécessité collective de changement de contexte, qu'il met au cœur des interdits sexuels, permettant des changements référentiels partiel, décentre et donc autorise une évolution sociale, de même que le décentrement transférentiel, par l'inconscient ininterprétable qu'il produit, permet de déplacer la zone interprétable
. Ralph Linton
De l'homme, Trad Delsaut, Ed de Minuit, 1968
La culture est un phénomène socio-psychique et non physique : le degré d'intégration nécessaire à son bon fonctionnement n'est en aucune façon comparable avec celui qui est requis pour le bon fonctionnement d`un organisme. Les cultures, comme les personnalités. sont parfaitement capables d`intégrer des éléments contradictoires et dominer des incompatibilités logiques. Il n`y a que deux points dans toute la configuration culturelle où ces incompatibilités et défauts de cohérence peuvent avoir un effet paralysant : l`un est le noyau de la culture, cette masse de valeurs et de réactions psychologiques conditionnées, largement subconscientes, qui donnent à la culture sa vitalité et inspirent à l`individu les raisons d`actualiser les modèles et d'y adhérer : l`autre se situe dans la zone la plus superficielle de la culture, celle des modèles habituels du comportement patent. Des tensions dans le noyau culturel provoquent chez l`individu des conflits affectifs constants : elles engendrent des conflits entre individus qui ont fait des choix de valeurs différents et un affaiblissement de l'esprit de corps du groupe: des incohérences dans les modèles de comportement entraînent des interférences constantes. une perte d`énergie. sinon un état chronique d`irritation. Les éléments qui composent le noyau d`une culture ne doivent pas nécessairement étre compatibles sous tous les rapports. En fait. les sociétés, comme les individus, sont capables d`attitudes ambivalentes; et il n`est pas rare qu`une société particulière soit attachée a des valeurs qui semblent parfaitement incompatibles : ainsi, les Apaches qui éprouvent respect et affection pour leur famille en dépendent trés étroitement tant au point de vue économique qu`au point de vue social, tout en la craignant profondément. Cependant. dans la plupart des cas, les conflits entre les éléments du noyau de la culture sont plus apparents que réels : si des valeurs qui sont logiquement incompatibles ou qui enferment des virtualités de conflit peuvent être conciliées, c'est qu'elles sont socialement associées à des situations particulières et exclusives ; ainsi, notre société peut faire du respect de la vie humaine une valeur suprême et tenir la participation à la guerre pour un impératif, sans que l`individu vive cette contradiction comme un conflit psychologique. parce que la règle vaut dans un cas pour les membres de sa propre société et dans l`autre pour les membres d`autres sociétés. Des conflits graves ont peu de chances de se produire dans le noyau d'une culture sous l`effet de la diffusion : en beaucoup de cas, on l'a vu, les éléments qui forment cette partie de la culture ne peuvent même pas être verbalisés adéquatement. Ils ont donc peu de chances d`être perçus par des individus élevés dans une autre culture et moins encore d`être adoptés par une société entière. Le noyau d'une culture est ainsi fortement protégé contre les bouleversements directs que déterminerait l'introduction pure et simple de nouveaux éléments. Sans doute est-il indirectement affecté par tout changement important survenant dans l'ensemble de la configuration culturelle, mais les adaptations nécessaires ont largement le temps de se faire. Les changements dans le noyau culturel étant lents et de caractère plus ou moins progressif, ils provoquent rarement des confits graves. Les anciens éléments sont abandonnés et les nouveaux s'élaborent en fonction de la configuration existante : si les éléments nouvellement apparus entrent en conflit grave avec des parties de cette configuration fermement établies, leur développement ultérieur est freiné jusqu’au moment où les changements dans la configuration les rendent plus inoffensifs. Cette partie de la culture peut, par conséquent, conserver un degré d`intégration satisfaisant tout au long d`un processus normal de changement culturel. Elle peut progressivement s'adapter aux nouvelles conditions tout en conservant son intégrité. parce qu'elle subordonne les éléments introduits dans les niveaux plus superficiels de la culture aux anciennes valeurs. Ainsi, les Dakota, en adoptant le christianisme, ont trouvé dans la coutume blanche des dons religieux une manière d'actualiser leur ancien modèle tribal selon lequel on honorait les individus en leur dédiant un don : celui auquel le don est dédié et le donateur participent au prestige qui en résulte. La conception originelle selon laquelle le donateur rachète par là de mauvaises actions passées est restée pratiquement lettre morte. Tant qu'une société peut conserver son intégrité, le noyau de sa culture peut échapper aux bouleversements que déterminerait l`introduction soudaine de nouveaux éléments. Cependant, un bouleversement grave peut se produire quand deux sociétés et cultures sont en voie de fusionner réellement. Dans ce cas, il y a une période pendant laquelle les jeunes sont exposés à deux systèmes de valeurs, dont chacun peut être intérieurement cohérent, mais qui s'opposent brutalement sous certains rapports : ces contradictions provoquent souvent des conflits dans la personnalité des individus et engendrent peu à peu l'indifférence générale à l`égard des valeurs sociales. Cependant, les valeurs que les deux cultures ont en commun tendent à persister, même dans ce cas, et servent de base à l'élaboration d'un nouveau noyau d`éléments mutuellement adaptés. 0utre le noyau culturel et les modèles de comportement, beaucoup d'autres éléments peuvent se contredire sans provoquer des conflits psychologiques chez les individus ou des interférences dans les activités indispensables du groupe. Des contradictions existent toujours dans cette zone, mais, le plus souvent, les individus qui participent de la culture en sont sereinement inconscients. Seuls les groupes extrêmement raffinés peuvent exiger de leur culture la cohérence logique. Ce désir ne peut naître tant que l'on n'a pas cessé de considérer la culture comme allant entièrement de soi, ce qui est la règle. Et même alors, la tâche qui consiste à rendre la culture cohérente est laissée en général aux spécialistes tels que les prêtres. L'individu moyen peut adhérer à toute une série de croyances distinctes et contradictoires à propos de l'état de l'âme dans l'au-delà : il croyait, conformément au dogme, que le mort dormait jusqu'au Jugement Dernier, moment où l'âme comme le corps étaient ressuscités ; il croyait simultanément qu'à la mort les âmes allaient directement au paradis ou en enfer, que les bienheureux ne désiraient pas revenir sur terre et que les damnés en étaient empêchés ; enfin, il croyait que les âmes, en particulier les âmes damnées, pouvaient apparaître aux vivants comme fantômes et leur nuire, bien qu’il ne sût pas très nettement comment. La contradiction logique entre ces croyances ne le troublait pas le moins du monde : le même individu pouvait être profondément ébranlé par un sermon sur le Jugement Dernier, parler de ses parents aimés comme l'attendant au ciel, se réjouir à l'avance sur son lit de mort de se retrouver bientôt avec eux et éprouver une vive crainte des cimetières après la tombée du jour. (pp. 387-391 .) On entend bien dans ce texte plusieurs plans différents qui valent pour le sujet comme pour les sociétés : le noyau de la culture, correspondant aux référentiels internes du sujet, inconscients de ce fait, les rituels et règles patentes, assimilables au discours conscient, ou à la langue, et les influences sur ces deux plans, correspondant respectivement à ce que j'appelle l'inconscient ininterprétable et interprétable.
Ce qui est intéressant dans ce texte tient aux différentes lignes d'approches entre les cultures, les mécanismes de changement étant plus ou moins violents, plus ou moins assimilables, selon ces modalités.
Plusieurs choses y sont dites : tout d'abord, la dimension du temps. Les emprunts culturels au niveau du noyau sont d'autant solides qu'ils prennent le temps de s'intégrer à l'existant. Ceci nous renseigne sur la limite de l'interprétation quand elle ne s'appuie pas sur un échange et une connaissance longue et suffisamment profonde. À défaut, le risque est aigu d'en arriver à soit un conflit de culture profond, et donc pour nous la guerre se réduit au départ du patient, soit à la naissance d'un grave conflit interne aux conséquences imprévisibles.
Alors, pour nous, cela signifie que l'interprétation, autrement dit l'échange culturel , s'appuie littéralement sur un plan profond, riche et fondamental ininterprétable, durable, et inconscient... L'un s'appuie sur l'autre, pour les sociétés comme pour les individus. Nous l'avons vu plus haut pour les sujets, pour les sociétés, il s'agit au fond de la même façon de la totalité de leur substance, de leur être, qui les rend ou non apte à des échanges culturels conscients, parfois voulus, mais de fait limités par cet autre plan inconscient et indicible de leur extrême complexité.
Mais ce texte dit deux autres choses fondamentales : d'une part, les modifications du discours conscients, des rituels sociaux, amènent aussi des pertes de repère, moins profonds, mais également déstabilisants. Ce qui peut vouloir dire qu'aucun échange n'est neutre, et que tout, décidément, doit prendre du temps. Ce qui se passe en surface, en conscience, est toujours en lien avec cet autre plan décrit dans ce texte comme le noyau, l'ininterprétable pour nous.
D'autre part, l'idée d'un multiréférentiel au niveau du noyau de l'être amène à une errance douloureuse, car il semble que ce multiréférentiel n'aboutisse qu'à des destructions réciproques, la reconstruction devenant fort longue, douloureuse et parfois hypothétique. C'est bien ce qui se voit dans l'immigration de 2° ou 3 générations. C'est sans doute que l'échange culturel a été bien trop rapide pour respecter la complexité nécessaire de toute culture. Vitesse et profondeur ne vont pas ensemble, alors que seule la profondeur et la complexité respecte cette fonction centrale de l'ininterprétable.
Mais c'est aussi, pourquoi pas, ce qui peut se passer pour un sujet, lorsqu'il passe trop massivement de sa culture à une autre culture rencontrée, fut-ce celle de l'analyse, l'obligeant dans le meilleur des cas à une créativité inventive à la mesure de ce qu'il a perdu dans l'exil....
Lorsque cette invention est impossible ou interdite, alors, c'est le 3° texte, qui suit...
C'est qu'en effet, les conditions de l'invention d'une nouvelle culture sont le respect de l'autre et les échanges commerciaux et culturels à parité, dans un temps suffisamment long, garant du maintien de l'indispensable complexité humaine inconsciente.
Ce qui n'est pas le cas du racisme au niveau social et du mépris de l'autre au niveau individuel, de sa stigmatisation ethnique ou psychologique.
Franz Fanon Racisme et culture, dans Pour la révolution africaine, Maspéro 1964.
Il nous faut chercher, au niveau de la culture, les conséquences de ce racisme. Le racisme, nous l'avons vu, n'est qu'un élément d'un plus vaste ensemble: celui de l'oppression systématisée d un peuple. Comment se comporte un peuple qui opprime? lci des constantes sont retrouvées. On assiste à la destruction des valeurs culturelles. des modalités d'existence. Le langage, l'habillement. les techniques sont dévalorisées. Comment rendre compte de cette constante? Les psychologues qui ont tendance a tout expliquer par des mouvements d`âme. prétendent retrouver ce comportement au niveau des contacts entre particuliers : critique d`un chapeau original, d`un façon de parler, de marcher. etc. De pareilles tentatives ignorent volontairement le caractère incomparable de la situation coloniale. En réalité. les nations qui entreprennent une guerre coloniale ne se préoccupent pas de confronter des cultures. La guerre est une gigantesque affaire commerciale et toute perspective doit être ramenée à cette donnée. L'asservissement. au sens le plus rigoureux, de la population autochtone est la première nécessité. Pour cela il faut briser ses systèmes de référence. L`expropriation, le dépouillement. la razzia le meurtre objectif se doublent d'une mise à sac des schèmes culturels ou du moins conditionnent cette mise a sac. Le panorama social est déstructuré. les valeurs bafouées. écrasées. vidées. Les lignes de force écroulées, n'ordonnent plus. En face, un nouvel ensemble. Imposé, non pas propose mais affirmé, pesant de tout son poids de canons et de sabres. La mise en place du régime colonial n`entraine pas pour autant la mort de la culture autochtone. ll ressort au contraire de l`observation historique que le but recherche est davantage une agonie continue qu'une agonie totale de la culture préexistante. Cette culture, autrefois vivante et ouverte sur l`avenir se ferme, figée dans le statut colonial, prise dans le carcan de l'oppression. A la fois présente et momifiée, elle atteste contre ses membres. Elle les définit en effet sans appel. La momification culturelle entraine une momification de la pensée individuelle L'apathie si universellement signalée des peuples coloniaux n`est que la conséquence logique de cette opération. Le reproche de l'inertie constamment adressé à « l'Indigène ›› est le comble de la mauvaise foi. Comme s'il était possible à un homme d'évoluer autrement que dans le cadre d'une culture qui le reconnaît et qu'il décide d”assumer. C”est ainsi que l'on assiste à la mise en place d'organisations archaïques, inertes, fonctionnant sous la surveillance de l'oppresseur et calquées caricaturalement sur des institutions autrefois fécondes. Ces organismes traduisent apparemment le respect de la tradition, des spécificités culturelles de la personnalité du peuple asservi. Ce pseudo-respect s'identifie en fait au mépris le plus conséquent, au sadisme le plus élaboré. La caractéristique d'une culture est d'être ouverte, parcourue de lignes de force spontanées, généreuses, fécondes. L'installation d'« hommes sûrs ›› chargés d'exécuter certains gestes est une mystification qui ne trompe personne. C'est ainsi que les djemaas Kabyles nommées par l'autorité française ne sont pas reconnues par les autochtones. Elles sont doublées d'une autre djemaa élue démocratiquement. Et naturellement la deuxième dicte la plupart du temps sa conduite à la première. Le souci constamment affirmé de «respecter la culture des populations autochtones ›› ne signifie donc pas la prise en considération des valeurs portées par la culture, incarnées par le hommes. Bien plutôt on devine dans cette démarche une volonté d'objectiver, d'encapsuler d'emprisonner, d'enkyster. Des phrases telles que: «Je les connais ››, «Ils sont comme cela » traduisent cette objectivation maximum réussie. Ainsi je connais les gestes, les pensées qui définissent ces hommes. L`exotisme est une des formes de cette simplification. Dès lors, aucune confrontation culturelle ne peut exister. Il y a d'une part une culture à qui l'on reconnaît des qualités de dynamisme, d'épanouissement, de profondeur. Une culture en mouvement, en perpétuel renouvellement. En face, on trouve des caractéristiques, des curiosités, des choses, jamais une structure. Ainsi, dans une première phase, l'occupant installe sa domination, affirme massivement sa supériorité. Le groupe social, asservi militairement et économiquement, est déshumanisé selon une méthode polydimensionnelle. Exploitation, tortures, razzias, racisme, liquidations collectives, oppression rationnelle se relayent à des niveaux différents pour littéralement faire de l'autochtone un objet entre les mains de la nation occupante. Cet homme objet, sans moyen d`exister, sans raison d'être, est brisé au plus profond de sa substance. Le désir de vivre, de continuer, se fait de plus en plus indécis, de plus en plus fantomatique. C`est a ce stade qu'apparaît le fameux complexe de culpabilité. Wright dans ses premiers romans en donne une description très détaillée. (Up. 35-3 7.) L'intérêt de ce texte est d'assimiler la connaissance de l'autre à sa destruction. Comme pour nous de réduire quelqu'un à une structure observée. C'est tout simplement que cela fait disparaître la dimension travaillée dans ce texte de l'ininterprétable, du processus créatif, de l'invention de la rencontre. C'est aussi en ce sens que la pratique psychiatrique, psychologique, psychanalytique, quand elle se réduit à la structure, détruit son objet même. Aussi, par extension, on peut se demander si l'ethnologie structurale, de la même façon, n'a pas participé à détruire les peuples même qu'elle observait, question qui avait d’ailleurs effleuré Levy-Strauss dans Tristes Tropique.. Un système qui se ferme sur une étude de structure stérilise le processus complexe et largement ininterprétable qui estle vivant même.
De même, par analogie, il est des langues qui ne deviennent qu'informatives, fonctionnant alors pour l'inscription culturelle fixée, morte, écrite, comme l'opératoire pour la pensée. Elles en évident le contenu complexe et affectif, l'humanité même. Le processus est alors parallèle pour nous à cette colonisation de nos sociétés par l'explication neurologique, qui aboutit au même désastre culturel dans nos petites sociétés du médico-social. Un mécanisme similaire se produit avec le coaching, remplaçant les savoirs complexes et hétérogènes, largement ininterprétables, donc féconds de ce fait de toute une foule de champs (sportifs, managériaux, etc..), par une structure conseillante plate et linéaire, sans histoire ni contradiction interne, complètement interprétable, qui ne peut que se reproduire à l'identique jusqu'à des effets d'épuisement et de crises prévisibles de ces clonages de la pensée...
C’est ce qui se passe quand une langue est remplacée par une autre :
Jean Louis Donneux, La parole et les langues africaines, dans Afrique et paroles, Présence africaine, Paris 1969.
La Mission en Afrique a coïncidé largement, dans son histoire, avec la colonisation du continent. Partout, de ce fait, l'effort missionnaire a été doublé d'un effort de scolarisation, plus ou moins dépendant, selon les régions, du programme des puissance coloniales, partout orienté en tout cas par les besoins du colonisateur. Il faudrait ici évoquer les directions quelque peu divergentes que prirent le politiques scolaires des puissances, car elles ont jusqu’à”à ce jour marqué la carte linguistique de l'Afrique. Tandis que les gouvernements anglais et belge décidaient de propager par les écoles quelques langues véhiculaires ou ethniques, la langue de la métropole n'étant pas négligée pour autant, les gouvernements français et portugais prolongèrent en Afrique le système d'enseignement métropolitain. C°est ce qui explique que de nos jours des États comme la Tanzanie, le Rwanda, le Burundi aient des langue nationales écrites de longue date. Mais c'est aussi ce qui explique en partie ce fait moins apparent que dans l'ensemble des États issus de la colonisation française, les langue africaines aient été mises dans des conditions telles qu'il n'en pouvait résulter guère qu'une accélération des processus de dialectisation. On a beaucoup discuté de la valeur respective de ces deux systèmes d'enseignement En fait, quoi qu'on ait pu en dire - sans outils sérieux de comparaison - il n'est nullement prouvé qu'un sujet instruit en Tanzanie parle moins bien l'anglais parce qu'il a d'abord été scolarisé en swahili, qu'un sujet sénégalais ne parle le français qui n`a été concurrencé chez lui par aucune langue ethnique. Dans chacun des cas, la pénétration de la langue métropolitaine est en fait fonction du taux de scolarisation, non d’une différence de méthode. Et quand cette scolarisation est suffisamment prégnante dans un pays, un problème commence à se poser. Par la concurrence de la langue métropolitaine, les langues africaines ne sont-elles pas appelées à disparaitre à plus ou moins long terme ? Et partant pour évangélisation. ne convient-il pas mieux de prendre appui sur les langues Europe. puisque aussi bien nous bénéficions dans ces langues d`une littérature chrétienne d`une variété a laquelle les langues africaines ne pourront jamais prétendre? La question semble se poser avec d`autant plus d'acuité que l`inventaire des langues africaines provoque la surprise d'abord. le découragement parfois des ouvriers de l'Evangile mis en face d'une mosaïque assez étonnante de parlers. On ne peut sans doute donner un chiffre précis, parce qu'il reste toujours a trancher de la définition respective d`une langue et d`un dialecte, mais le chiffre de quinze cents langues africaines parait une bonne moyenne d`estimation. Ainsi reparties sur un peu plus de deux cents millions de locuteurs. peu de langues en Afrique noire en regroupent plus d`un million. Alors. comment espérer pouvoir créer un langage chrétien suffisamment élaboré dans tant de systèmes de signes différents? Le relais habituel du langage étant aujourd'hui l'écriture, de très vulgaires problèmes de rentabilité de l'édition et de la diffusion paraissent pouvoir à eux seuls interdire l'investissement sur de nombreuses langues. S'il ne s'agit ci-dessus que de considérations pratiques, qui ont leur valeur et s”imposent à l'examen, la mise en question idéologique des langues africaines existe de son côté et se révèle beaucoup plus insidieuse. Car là, c’est un procès-verbal de carence qui leur est dressé. Les langues africaines sont outils primitifs de peuples primitifs; elles sont incapables par là même de soutenir tout un appareil conceptuel abstrait; incapables de ce fait, dans le domaine de la Foi, de promouvoir les termes mêmes du mystère et a fortiori des constructions théologiques. De ce fait, une seule alternative se découvre : ou bien ce sont les locuteurs africains eux-mêmes qui sont psychiquement, mentalement incapables d'accéder à un certain degré de la pensée, et nous avons là une humanité destinée à disparaître avec ses langues, devant la concurrence des peuples évolués; ou bien ces locuteurs n'ont d'autre avenir que de se raccrocher aux langues européennes et cela implique non plus qu'on conjecture la disparition des langues africaines, mais qu'on décrète la nécessité de cette disparition pour le plus grand bien des Africains eux-mêmes. Si l'ensemble de ces mises en accusation n'avait été le fait que de quelques esprits grognons ou malveillants, on pourrait les passer sous silence. Il faut bien reconnaître que tel ou tel des arguments avancés tend aujourd'hui à se propager largement, non seulement chez des observateurs européens, mais aussi, et c'est plus alarmant, chez nombre d'Africains qui ont bénéficié d'une scolarisation poussée. et chez des responsables politiques. Il faut bien admettre aussi qu'à côté de contre-vérités manifestes, il y a des raisons qui reposent sur des faits constatés, et il ne serait guère exagéré de les regrouper toutes en disant que l'Afrique connaît aujourd'hui une crise du langage particulièrement aigu? 0n s'amuse parfois, chez certains, à exhiber des lettres écrites dans un français indescriptible par des Africains sortis des écoles primaires. Passe qu'on en rie (encore que ce rire cache souvent un racisme mal surmonté), il n'en reste pas moins que ces billets que nous jugeons burlesques sont révélateurs d’un drame, dont psychologues, sociologues, pédagogues et linguistes ne seraient pas de trop, tous ensemble, pour dénouer les fils. C'est le drame de tous ceux-là qui ne peuvent exprimer leur pensée par écrit dans leur propre langue, parce qu'elle n'est pas écrite; et qui ne peuvent la livrer en français parce que c'est un outil qu'ils manient maladroitement, par le biais de pages de dictionnaire apprises par cœur et de bribes d'anthologies scolaires ramassées dans un contexte culturel qui n'est pas le leur. Bref, le drame d'hommes qui ne peuvent écrire ce qu'ils pensent au moment où ils pensent, faute de moyen d'expression. Et s'il ne s'agissait que d'écriture, le drame serait circonscrit. Mais il ne faut pas avoir fréquenté tellement longtemps les langues africaines -celles en tout cas qu'on n'a pas pris la précaution d'enseigner à l'école - pour s'apercevoir qu'elles se détériore avec les générations. Toute langue est une construction à étages, et quand la construction se lézarde, ce sont les étages supérieurs qui tombent les premiers. Avec un peu de chance, on peut encore trouver des vieillards qui peuvent discourir sur le mythes, les légendes, l'histoire des villages, les proverbes, la médecine traditionnelle, les coutumes. L 'homme de quarante ans a encore le langage suffisant pour l'expression de la vie sociale et morale ou des sentiments intimes, mais le support des représentations mentales lui manque déjà. Quant au jeune homme de vingt ans, il lui reste à peu près le même registre d'expression dans sa langue maternelle que celui qu'atteint d'ordinaire l'étranger qui apprend la langue : l'expression des besoins courants, le minimum pour survivre, qui est en dessous du seuil où une culture peut se perpétuer et s'enrichir. Ainsi, la crise du langage est crise de la culture, mise au défit par la colonisation et l'impact de l'occident. La langue européenne va-t-elle miraculeusement prendre le relais et assurer à la culture africaine une assise nouvelle? Miraculeusement, certainement pas, car il faudrait atteindre dans cet instrument nouveau aux étages perdus dans la langue ethnique. Nombre d’Africains y ont atteint en fait, mais c'est à titre personnel car il leur resterait à traduire pour leur peuple, et à réinterpréter, ce que le français ou l'anglais leur a appris. Or, très souvent, ils ne le peuvent pas, car ils ne sont plus bilingues : à eux, c'est la langue de leurs propres parents qui échappe. (pp. 38-41 _) Cette convaincante description de ce qui se passe pour les peuples est aisément adaptable à ce qui se produit lorsque le désir du thérapeute, de l’analyste vient « remplacer » celui du patient, conseil aidant, ou dans les effets de collage nombreux entre analystes et analysant dans les groupes trop « endogames » de psychanalystes, qui en viennent à faire « langue commune », écrasant alors chaque élaboration subjective! Pour la psychanalyse, si la langue est commune, chaque parole subjective est irremplaçable, complexe et profonde, comme pour un peuple sa culture et sa langue.
Le problème, pour les peuples comme pour les individus, c’est que lorsque la culture ou la langue personnelle sont ainsi asséchés, le souci identitaire se déplace sur les miroirs aux alouettes des marchands d’illusion.
Conclusion En fait l'inconscient ininterprétable correspond très exactement à la capacité d'invention de l'appareil psychique, comme la complexité et la profondeur culturelle et linguistique forment le socle de la capacité au changement des sociétés qui le peuvent.. On n’interprète pas ce qui doit s'inventer, on ne contrôle pas une adaptation sociale!
C'est très exactement cette singularité des êtres, cette unicité profonde du sujet qui fait le cœur de l'ininterprétable, dont on comprends aisément qu'il est de beaucoup plus important que toute la sphère de l'interprétable. Comme pour les sociétés humaines, toutes uniques, toutes différentes, et pour lesquelles l'alternative est la même que pour les sujets : soit le dialogue, qui propose un lent processus de changement, soit la guerre, à un individu, un groupe ou pourquoi pas à un symptôme, dans le soucis d'aller vite, imaginairement en tout cas, car le temps de la reconstruction, bien aléatoire, devient alors bien supérieur au temps pourtant long que demande le dialogue..
On voit aussi, dans un cas comme dans l'autre, que si on parle de dialogue, même rare dans la psychanalyse, il ne s'agit jamais, pour que du lien thérapeutique ou social fonctionne vraiment, de partir d'autre chose que ce qui est dit par le patient ou proposé par le groupe social : le respect de la langue de l’autre. À défaut, à vouloir aller trop vite avec nos représentations, le sauvage revient rapidement aussi, soit dans l'interprétation, soit dans le social... Le respect de l’ininterprétable, de l’intraduisible, de l’autre langue, devient au contraire une autre façon de vivre ensemble et, entre autres, de pratiquer la psychanalyse.
Michel LEVY
Intervention faite à son invitation dans le cadre du séminaire de Marc Thiberge, à Alters.
Parole et langue : est-il possible d’élaborer une praxis hors de ses propres déterminants culturels ? Toulouse, le 23 novembre 2012