Les dimensions de la pratique du Balint
Explorer la pratique d'un groupe Balint peut se faire sous un éclairage inhabituel : il s'agirait simplement de compter jusqu'à 4 et d'en mesurer les effets : être seul, à deux, trois ou quatre humains au moins implique des effets forts différents.
C'est que les statuts du monologue, du dialogue, du trio et du groupe (4 au moins dans ce contexte) sont à la fois reliés et spécifiques, formant un bon exemple d'une structure hétérologique (logiques à la fois homogènes et hétérogènes, selon les moments). Ce type de structures est particulièrement adapté à l'étude de l'appareil psychique, construit tout autant de contradictions que de cohérences.
Or ils sont tous présents et dénommés comme tels dans la pratique balintienne.
Le monologue est présent à l'évidence chez chacun, où qu'il soit et à tous moments.
Le dialogue est aussi convoqué dans le dispositif, au moins dans les sociétés balintiennes ayant encore un rapport à la psychanalyse : il y est entendu que le leader d'un groupe a rencontré la pratique de la psychanalyse. Elle est aussi une possibilité souvent dénommée parmi les participants.
Même s'il est avéré que la psychanalyse est un type particulier de dialogue, la définition minimum qui permet de le situer ainsi est la présence physique de seulement deux personnes.
Lorsque le groupe est mené par des co-leaders, un autre dialogue est alors présent entre les leaders eux-même, avant ou après le groupe.
Le trio est là de deux façons différentes : à nouveau le co-leader lorsqu'il y est, participe de cette structure, deux leaders et le groupe formant ce trio.
Il existe aussi de manière plus ponctuelle, mais fréquente, lors de séquences où deux sont en dialogue dans le cours du travail, dialogue interrompu, régulé, ouvert par un autre membre ou le leader. Ces trios éphémères sont fort nombreux dans la pratique.
Enfin, la dimension proprement groupale, 4 ou plus, est aussi évidente que celle du monologue, tant par la structure du groupe Balint que par l'ensemble du champ social où il se situe, à travers les formations de leaders et les travaux associatifs balintiens, qui font liens avec les groupes eux-même.
Chacune de ces spécifités de situation présente ses particularités.
Le monologue fonctionne à l'intérieur des limites de l'identité, ce qui n'autorise que le déroulement et l'approfondissement d'un discours intérieur dans le cadre de ces limites.
Il permet l'élaboration d'un système, l'exploration de ses frontières, mais n'en permet pas de dépassement..
On peut noter par exemple que ce qu'on appelle un symptôme est en fait l'équivalent d'un discours interne qui ne participe pas du dialogue puisqu'il ne participe pas non plus de la conscience du sujet. Dès lors il se trouve non seulement à l'abri des confrontations et donc des remaniements liés aux structures binaires, ternaires et groupales, mais aussi il s’exclut du développement et de l'approfondissement du monologue.
Il est donc répétitif et non inventif.
Une autre façon de poser le statut du monologue est de noter que lorsqu'on est dans une sphère, on peut voir beaucoup de choses, sauf la sphère elle-même de l'extérieur ou en entier. Il est, par extension, impossible de s'extraire de son propre système de conscience seul.
Aussi dans le monologue la pensée tourne-t-elle en nous comme un objet dans une sphère, y traçant un certain trajet, certes mais en y restant inscrit.
Se développe alors un sentiment identitaire, indispensable au fonctionnement biologique et psychique, mais avec le risque de fermeture et de répétition propre à tout sentiment identitaire trop marqué.
Un bon exemple de ce fonctionnement en monologue est le travail d'écriture autour du journal intime. Il participe toujours à la fois d'une construction personnelle parfois très élaborée, et en même temps d'un abri face au risque de remaniement, comme par exemple le travail de Proust lui permit à la fois d'élaborer et de garder sa névrose.
En tout cas, seule cette élaboration ramène en quelque sorte au centre de gravité propre du sujet, élément indispensable aux rééquilibrages intimes.
Le monologue, la solitude sont donc les lieux nécessaires à la construction de la sphère d'auto-conservation. Pensées et actions solitaires sont le plus souvent les conditions de la créativité et de l'inventivité. Allez peindre un tableau avec une ou plusieurs personne à côté ne cessant de donner leur avis!
C'est le lieu de l'auto organisation, du développement de la singularité. On comprends mieux le drame de tous ces temps de solitude pris pas les jeux vidéos chez les enfants, dont la créativité imaginative se trouve rétrécie à quelques règles de fonctionnement d'un jeu imaginé par d'autres.
Ce qui s’élabore hors des groupes, Balint ou autres, dans la solitude, est donc aussi important que ce qui s'y produit. Une des règles du Balint renvoie explicitement à cette dimension, lorsqu'il est formulé que chacun, dans le récit d'un cas, reste maître de la conduite à tenir, et qu'en aucun cas un groupe Balint n'indique une manière de faire, comme parfois les groupes de pairs le font. Chacun est explicitement renvoyé à sa solitude de praticien.
Dans la situation duelle, dialogique, cette disposition change. Dès lors l'interprétation de l'inconscient devient mécaniquement possible. Et on peut assimiler l'interprétation en psychanalyse à un regard extérieur sur cette sphère autoconservatoire, qui en aperçoit donc des points qui ne peuvent être vus par le sujet lui-même, pris à l’intérieur.
Mais cette relation à deux fait elle-même système, lequel va avoir aussi des effets internes et extérieurs.
Le dialogue, lui, a un statut particulier. Dans la sphère dialogique, deux phénomènes précis se produisent : d'une part la sphère précédente va être secouée, remaniée, en raison de la confrontation de deux visions singulières du monde, l’interprétation devenant possible et d'autre part l'effet miroir joue pleinement, d'autant que le sujet est jeune. Ce deuxième effet va permettre une sorte de transfusion des auto-conservations réciproques, l'enfant faisant d'un bloc sien ce que lui propose l'adulte..
Confrontation projectives et introjections sont donc deux autres modalités de la relation duelle, avec l’interprétation.
Remaniement des énoncés singuliers par le dialogue avec l'autre, introjection ( donc sans dialogue...) par le mécanisme miroir de l'identification, voilà les logiques développées par le binaire. C’est ainsi que se construit la sphère narcissique proprement dite, là aussi avec ses avancées et ses limites spécifiques.
Aussi quelque chose de la configuration de l'analyse ou de la psychothérapie est-il propre à chaque cure, et fonctionne de manière à faire avancer et duper chacun des deux protagonistes.
Les capacités d'ouverture de cet enclos thérapeutique sont donc indispensables pour qu'une dynamique ouverte puisse y exister.
Aussi toutes les ouvertures que représentent la supervision, le contrôle, le rapport de l'analyste à son ou ses institutions d'analyse sont-elles absolument nécessaire afin que le fonctionnement de la cure ne tourne pas au symptôme.
On comprend mieux le statut particulier du dispositif de la psychanalyse, qui fait jouer certains plans de ces deux positions subjectives du 1 et du 2 . Le miroir dans le face à face, l'auto conservation dans la position asymétrique du divan, et la reconstruction narcissique qui accompagne toute cure. Dès lors peuvent se croiser dans la dynamique de la cure tous ces effets hétérologues.
La logique ternaire. Je passerai vite, car il a été beaucoup et suffisamment écrit là-dessus. Elle ajoute aux deux premières une dimension intrinsèque différente et fondamentale : elle permet de passer de l’auto conservation, puis du narcissisme duel au subjectif proprement dit : les diades se limitant mutuellement les unes les autres, les différents miroirs s'articulant sans arrêt, la subjectivité se glisse alors entre les signifiants, dans la créativité, l’invention ainsi ouverte.
La grande différence entre la dimension 3 et les autres, ce qui lui est spécifique est qu'elle ne fait pas jouer la dimension identitaire, mais la subjectivité.. Le 1 convoque l'identité auto conservatoire, le 2 l'identité narcissique, le 4 l'identité surmoïque.
A 4 et plus, en effet, on est dans la réalité sociale, autre dimension spécifique, proprement surmoïque, et c'est là le coeur même du fait social. Cet ensemble produit dans un même temps religions, loi, et espace de circulation, de production et de travail, voire aussi d’illusion groupale. Il s’y joue un autre aspect de l’identité, l’identité sociale, liée au mécanismes surmoïques. Le jeu plus ou moins fermé entre l’identité sociale et la subjectivité dépend alors du type de société, les extrèmes sur ce plan allant de la dictature à l’anarchie.
Tout ce qui concerne ce qu’on appelle les psychothérapies de groupe convoque de ce fait un travail surmoïque plus aigü, plus précis que les autres formes de thérapies. C’est ce qui fait à la fois leur efficacité et leur limite. Ce mécanisme présent dans la dimension 4 explique l’importance de la régulation par les leaders de toute agressivité ou jugement qui pourrait survenir en ce type de lieu, dont l’impact serait ainsi multiplié, et la prudence qu’il convient d’avoir avec les traits psychotiques, dans lesquels les éléments surmoïques sont souvent cataclysmiques ou à risque cataclysmiques...
Ainsi, entre le un et le quatre, de nombreuses dimensions différentes circulent, toutes avec des fonctions particulières, toutes avec des liens, des voies de passage, des renforcement ou au contraire des risques écrasement, de troubles par une trop grande distance ou proximité.
Leur type de relation est évidement de nature hétérologique.
Que le Balint renvoie de façon clairement différenciée à la réflexion solitaire, au dialogue de l'analyse, au tiers du co-leadera et à l’élaboration sociale dans les sociétés savantes, comme en de mutiples échos de son fonctionnement propre, est alors bienvenu..Il importe alors que rien ne s'empêche de ces circulations, que leur possibilité soit dénommée parfois, car tous ces domaines permettent la construction de plans de la personnalité à chaque fois spécifique, parfois complémentaires, parfois antagonistes.
La vie ne s’enferme pas dans une logique, mais une hétérologie en constante construction!!!
Ainsi, ces 4 logiques, l'unaire auto-conservatoire, la duelle narcissique, la ternaire subjective, et la groupale proprement dite ont en commun les voies de passages des unes aux autres, mais développent chacune des spécificités particulières, qui ne sont pas nécessairement homogènes.
Donnons quelques exemples : le fonctionnement groupal, à l'acmé dans les groupes militaires, va complètement à l'encontre de l'auto-conservatoire, dans le sacrifice de la vie.
Le duel limite la toute puissance originelle pour la cristalliser dans le miroir.
Le ternaire antagonise le narcissisme, afin que se développe la subjectivité.
Le social proprement dit organise cette subjectivité en lien, en invention, en créativité, lui donnant une place dans le logos.
Tout ce jeu hétérologique fait fonctionner des moments logiques qui s'opposent parfois les uns aux autres, mais pas seulement. Ils s'articulent, présentent des voies de passage, des sas, et aussi des développements particuliers qui introduisent alors à la psychopathologie : illusion groupale qui amène à l'écrasement du subjectif, monstruosité de l'auto-conservatoire gonflé en inflation dans la perversion, hystérie du narcissisme exclusif, où tout est voué au miroir de l'autre, etc...
On comprend mieux ce terme d'hétérologie pour désigner ces logiques subjectives humaines, toujours reliées en certains points d'articulation, mais aux développement toujours différents et propres à chaque logique.
On conçoit que le Balint, en tant que groupe, puisse trouver une de ses richesse dans les voies de passage énoncées, dénommées, vers d'autres logiques :
-l'auto analyse du monologue, garanti par le fait que le praticien ne s’autorise que de lui-même : chacun reste seul dans sa conduite thérapeutique.
-La duelle de l'analyse : l'absence d'interprétation singulière en Balint laisse précisément exister cette articulation, parfois dénommée, sans autoriser la réduction de l'un à l'autre.
-La ternaire : les co-leaders y ouvrent à la subjectivité, ainsi que le lien aux sociétés savantes, comme tiers entre leaders et groupes.
-L'ouverture sociale enfin par les relations des groupes entre eux dans le social des sociétés, enjeu d'importance pour se confronter à d'autres groupes, au social, selon ces logiques hétérologues.
Réalité sociale et réalité psychique peuvent entrer dans le cadre de ces logiques hétérologues, la réalité psychique pouvant être la première d’entre elles, la réalité sociale un mélange des trois suivantes, avec leurs développement propres, leurs incompatibilités et leurs voies de passage. Dans le Balint, s'interdire l'interprétation individuelle permet de respecter l'hétérogénéité des champs respectif de la réalité sociale et de la réalité psychique.
Mais dénommer à l'occasion les effets de transfert, ce qui n'est pas une interprétation, participe aussi à faire exister ces champs différenciés, chacun en faisant l'usage qu'il choisi, en comptant comme il veut jusqu’à 4..
C'est qu'il est aussi autant de transferts que de ces dimensions dont nous parlons puisqu´elles sont des logiques subjectives particulières.
La dimension unaire met en place un transfert sur le langage lui-même. Il va mettre en avant les apories de la toute puissance auto-conservatrice, toujours prête à accomoder la réalité à la sauce de l'imaginaire..
La seconde est plus connue, c'est la situation de l'analyse. Le transfert est alors cette prise à l'insu des mots eux-même dans les failles fécondes et inévitables du narcissisme.
La situation ternaire met en place un transfert particulier, qui devient alors, par les limites aux jeux de séduction du miroir, un transfert sur le savoir lui-même, lieu privilégié de la subjectivité. Les pièges sont ici du côté du vertige de cette subjectivité, mouvement sans fin, qui pousse trop souvent à mettre de côté ce type de transfert dès qu'il apparaît..
Dans le transfert groupal, l'enjeu se rabat plus nettement sur l'identité sociale dans sa relation à la sphère surmoïque. S'y jouent tous les aveuglements qui mettent le savoir en place de vérité.. Le groupe saura où chacun cherche pour soi, ce qui permet à la fois de faire évoluer l'identité sociale, mais fait jouer aussi l'illusion groupale en lieu et place de la recherche subjective..
À chaque fois, dans chaque dimension, l'interprétation du transfert, faisant jouer un savoir particulier sur l'être, à la fois peut permettre de dénouer un paradigme inconscient, mais renforce aussi l'illusion de maîtrise.
Désigner, seulement pointer l'existence d'un effet transférentiel permet au contraire à chacun de faire son chemin, et accessoirement, ce qui est peut-être le plus important, de cheminer d'un transfert à l'autre, d'une dimension à l'autre, sans se prendre dans les rêts des effets de pouvoir qu'amène trop souvent l'interprétation qui se croit précise...
Ne pas le faire peut aboutir à ne faire que du groupe, à en rester indéfiniment dans la dimension 4, à osciller entre la fonction surmoïque, et l'illusion groupale, au détriment d'une certaine inventivité, qui ne se rencontre qu’à la croisée de toutes ces dimensions et non dans une seule d'entre elles.
Aussi les relations des systèmes entre eux sont-elles la vie même, et plus singulièrement donc les relations du monologue, du dialogue, du ternaire et du groupe. Ils se relient de façon hétérologique, seule façon que le lien ne les réduisent pas les uns aux autres, mais qui permette cependant un remaniement qui ne soit pas une réduction. C’est aussi sur ce mode que sujet, famille et société s’articulent, l’important étant en fin de compte l’espace de circulation lui-même entre ces logiques à la fois différentes et articulées. Pour qu’elles le soit, le minimum est qu’elles puissent être à l’occasion dénommées, repérées, sans aucunement se réduire les unes aux autres. Il en est de même entre thérapies de groupe et individuelles, entre Balint et psychanalyse ou psychothérapie...
En élargissant le propos, on peut observer que le statut fondamental de tout système biologique, cellulaire où pluricellulaire, individuel ou collectif, (notons qu'à ce titre et dans cette définition, une société est un système biologique) est de maintenir une stabilité de système dans un environnement d'échange. Il s’agirait fondamentalement de l’effet produit par l’existence de logiques différenciées et cependant articulées entre elles.
Plus un organisme se complexifie, et plus les voies de communication entre intérieur et extérieur permettent une sophistication de cet échange dans lequel finalement se répondent l'entropie apparemment chaotique du monde, et l'évolution sans fin des espèces. Là aussi, les dimensions se multiplient vite, chacune produisant tel ou tel effet plus ou moins congruent avec ce qui lui a donné naissance. Individus, couples, trios et sociétés sont des dimensions constamment repérées dans le monde vivant, manifestement hétérologues.
Ainsi de l’apparition de la sexualité, qui crée une dualité nouvelle, articulée avec ce qui précède, mais qui crèe aussi son domaine propre, parfois absurdemment autonome, comme dans les nombreuses exagérations du dimorphisme sexuel dans le monde animal...
Dans un autre domaine, la physique, dont on sait qu'elle est constituée en fait de plusieurs physiques, la physique quantique répond plus particulièrement des logiques micro corpusculaires, alors que la physique newtonienne est plus adaptée aux fortes masses cosmiques. Le passage de l’un à l’autre de ces physiques à la fois existe et pose des problèmes encore non résolus.
Les tensions entre ces logiques sont productives, à la fois de théories et de phénomènes.
On peut par exemple se demander, à la suite des travaux d’Atlan, si la vie elle-même n'est pas le produit du conflit entre le premier principe de thermodynamique et celui du second, l'entropie. Pourquoi le sens de la vie ne serait pas tout simplement le produit de cette tension constante entre diverses dimensions, le vivant n'étant que l'adaptation la plus perfectionnée dans ce conflit de logique, qui en crée en fin de compte une autre, le vivant!
D'une façon plus générale, ceci reste une ébauche de l'élaboration d'une théorie hétérologique plus générale, dont la question se pose de sa mathématisation. Différente de la topologie lacanienne, il s'agirait de mathématiser la façon dont on passe d'une mathématique à l'autre... Puisque comme en physique, il existe de nombreux domaines mathématiques, explorés pour chacun d'entre eux, alors que la structure même de cette diversité est à ma connaissance moins étudiée. On cherche plutôt, donc en vain, une théorie commune, générale, plutôt qu'une théorie du passage d'une théorie à l'autre, qui serait la théorie hétérologue elle-même sur le plan formel...
Michel Lévy Super Besse
le 6/3/13...