Michel S Levy mslevy@laposte.net Merci de vos critiques et remarques
PsychoSE de destructuration,
APPROCHE LOGIQUE
C'est d'abord en tant que signe d'une présence humaine que le monde est troublé dans la psychose. Si le rapport à la réalité est modifié dans la plupart des traits psychotiques, il faut toutefois constater que c'est surtout l'altérité qui est atteinte, tandis que le lien à la nature et aux animaux reste le plus souvent totalement adapté.
Cette idée est importante pour la question du traitement. Dans le moment psychotique, le sujet ne se reconnaît plus en l'autre. Si l'autre, à son tour, ne se reconnaît pas en lui, le cercle risque fort de se refermer sur une chronicisation du trouble... L'automatisme mental n'est rien d'autre que la projection de ce besoin fondamental d'être reconnu, lorsqu'il a disparu de la réalité.
En effet, plus nous accéderons à un sentiment de fraternité par rapport à nos patients, à l'idée qu'ils nous sont semblables, plus nous pourrons les aider. Même si cela est difficile dans ces moments aigus, c'est en effet ce dont ils ont le plus besoin. Préjuger quelqu'un qui n'est pas en rapport avec la réalité comme radicalement différent de soi, ainsi que le font certains psychiatres usant d'étiquettes diverses et variées, n'aide pas au processus transférentiel. Cela en supprime même la possibilité et explique, en partie, le sentiment d'impossibilité de guérison que ces thérapeutes ressentent et théorisent. Mais pour qu'une empathie minimum soit possible, encore faut-il comprendre suffisamment ce qui se passe. Je vais donc proposer quelques hypothèses nouvelles dans ce but, qui, j'espère, s'ajouteront aux efforts des confrères qui s'y sont déjà essayés.
Plus que toutes les autres pathologies, la psychose bénéficiera donc dans sa compréhension et son traitement du constat de continuité entre soi et l'autre que j'ai adopté dès le départ comme principe, comme axiome. Qu'il n'existe pas de grande différence entre thérapeute et patient implique que le fait psychotique puisse être éclairé jusqu'à être reconnu en chacun, dans des formes évidemment différentes, infiniment déclinées. La rupture avec les théories d'un saut qualitatif de la structure psychique, qui ont dominé la pensée occidentale, de Janet avec sa dégénérescence à Lacan avec sa forclusion, sera ici consommée. Cette dernière, ainsi que les tentatives biologiques et génétiques actuelles, hâtivement généralisées, ne sont en effet de ce point de vue guère différentes de la dégénérescence mentale selon nos anciens, avec ses effets dévastateurs. Sans que grand monde ne s'en rende compte, la parenté est pourtant profonde entre, d'une part les recherches racistes de la fin de 19ème siècle, leurs tentatives de définition de races en fonction de critères biologiques de différentes natures, et d'autre part ces recherches obstinées (aussi vaines que les précédentes, cf. l'annexe) de réduire la pathologie mentale à de l'organique repérable, éventuellement génétique. Nous verrons pourquoi une rupture avec ces attitudes s'impose, pour des raisons morales, scientifiques et aussi et surtout pour espérer une action thérapeutique réelle avec ces symptômes, action impossible plus qu'ailleurs sans le creuset du " miroir " transférentiel.
La schizophrénie n'existera donc pas pour moi comme maladie, au sens d'une différence organique, pas plus que la paranoïa ou la psychose maniaco-dépressive, l'hallucination, l'autisme ou le délire. Tout au plus désignera-t-on ainsi des processus de pensée, des états du savoir, plus ou moins présents en chacun, et surtout plus ou moins articulés avec d'autres savoirs, d'autres structures, plus ou moins en souffrance, mais toujours contextuels.
Trait psychotique et contexte
Je ne définirai pas autrement le trait psychotique que comme un effet de seuil, celui de notre compréhension, consciente et inconsciente. Un trait compréhensible consciemment sera un trait de caractère, il deviendra trait névrotique s'il ne se déchiffre qu'inconsciemment, puis psychotique s'il dépasse le socle de la structure interne de la pensée, consciente et inconsciente du sujet et de son interlocuteur. Le trait psychotique implique le contexte fondateur et axiomatique du sujet pour être décrypté et compris. L'inconscient de celui qui observe fait alors partie de la structure de l'observé, ce qui est en général toujours un peu vrai, mais l'est beaucoup plus massivement dans le trait psychotique… Cette observation valide donc tout le champ de la thérapie institutionnelle dans le traitement de ces questions. S'interroger sur soi est en même temps mobiliser l'autre, l'implication axiomatique, arbitraire, de la rencontre, fondant sans cesse les logiques qui vont se développer entre soi et l'autre.
La réalité de l'autre est ainsi toujours impliquée, puisqu'elle fait partiellement partie des fondations subjectives du dialogue, ce " sas " transférentiel du remaniement du moi. L'observation de traits psychotiques ou névrotiques n'est qu'affaire de rencontre, présente ou passée, tournant plus ou moins bien, à différents niveaux, depuis plus ou moins longtemps. Les expériences de différence de diagnostic chez un même sujet confronté à différents psychiatres sont toutes absolument parlantes sur ce plan et aucune n'a pu prouver, à ma connaissance, une communauté d'esprit suffisante dans les observations pour authentifier un trait repérable par l'ensemble des psychiatres et valable dans un temps qui ne soit pas ponctuel. Ce qui se comprend puisque la modalité même de la rencontre participe au niveau d'angoisse. Une rencontre très angoissante ou dans un contexte de grande angoisse, produira des traits plutôt psychotiques, une rencontre rassurante et chaleureuse, dans un moment tranquille, des traits plutôt névrotiques. L'ancienneté et la massivité de ces rencontres, dans l'histoire du sujet, feront la plus ou moins grande chronicité des troubles.
Dans les traits psychotiques, le déplaisir de la rencontre est majeur, parfois ancien, à un degré inimaginable pour certains de nous. On voit bien là que l'extraordinaire diversité des symptômes et de leur apparition correspond sans doute à l'extraordinaire diversité des logiques de rencontre dans lesquelles ces types de phénomènes se produisent. Ils sont probablement adaptés à ces contextes, préservant l'imaginaire. Bien entendu, en fonction de la précocité de ces phénomènes, l'effet de déstructuration sera plus ou moins massif et préoccupant, donnant lieu à des manifestations symptomatiques plus ou moins spectaculaires, préalables et annonciatrices des tentatives de reconstruction.
On voit que cette définition n'implique pas autre chose que la condition humaine et ses limites, chaque sujet pouvant être confronté aux frontières de ce qui le constitue dans l'altérité, et donc soumis à des phénomènes ainsi dénommés psychotiques. En effet, un sujet soumis à des influences externes ingérables psychiquement subit des désorganisations qui pèsent dans l'évolution des processus cognitifs, et parfois les désarticulent brutalement. Plus ces événements désorganisateurs surviennent tard, plus les capacités de repli et de défense sont nombreuses et variées, plus les moments psychotiques seront brefs. Colères et confusions sont les courts moments psychotiques propres à l'humain les plus banalement partagés.
Le lien contextuel
Le point commun de toutes les manifestations psychotiques est la coupure quasiment totale du rapport à la réalité de la relation, avec son corollaire : l'inflation imaginaire prise pour réalité.
Si on définit le moi comme l'interface entre la réalité humaine et le soi, comme l'intériorisation progressive des rôles successifs du sujet, on voit que cette instance disparaît en grande partie dans le trait psychotique, laissant le soi en rapport presque unique avec l'imaginaire, délié de la réalité.
L'indépendance de l'imaginaire face à la réalité est ainsi une autre définition possible du trait psychotique, alors que la qualité et la complexité des liens entre ces deux systèmes internes et externes sont les seuls garants de leurs capacités d'adaptation. On conçoit qu'une atteinte de ce lien (la base axiomatique, altruiste, des logiques subjectives) pose des problèmes graves de structuration, le système psychique fonctionnant alors de soi, enfermé en lui-même, trouvant en lui ses propres déterminants, infiniment répétitifs tant que le lien à l'autre n'est pas rétabli.
L'imaginaire, lorsqu'il est laissé à lui-même, restant largement branché chez l'homme sur la figure de l'autre, se montrent alors les contenus délirants et non la seule sphère instinctuelle qui met l'animal en prise directe avec le réel, si ce réel reste congruent avec les données de cet équipement. Mais l'instinct n'est intelligent que si le réel est invariant et répond là où cet instinct le demande. Là aussi, le lien contextuel est ce qui fait fonctionner l'ensemble.
Le fonctionnement psychique est ainsi constamment dépendant de son contexte qui valide plus ou moins les bases de fonctionnement du vivant, que ce contexte soit le réel du monde pour l'instinct animal ou le réel de l'autre pour le sujet humain.
L'atteinte altruiste se produit faute que la confiance soit suffisante pour que l'autre fonctionne comme source de savoir et de remaniement relativement harmonieux des axiomes de vie du sujet. La qualité du lien entre l'instinct et le monde fait que l'animal est efficace, de même que la qualité du lien entre le sujet et l'autre fait que l'intelligence humaine peut se développer.
Le trait psychotique, l'altération grave de ce lien fondateur, atteint du même coup tout le statut de la réalité sociale. Supposer un être humain à l'abri du trait psychotique serait alors supposer un sujet qui puisse être à l'abri de l'humain et de ce qui le fonde. Bien entendu, tel ou tel sujet va pouvoir passer toute sa vie à l'abri d'une pathologie psychotique visible, mais uniquement s'il a la chance que ses fondements axiomatiques de pensée restent suffisamment stables et variés au long de son existence (l'amour d'une mère et d'un père, par exemple... ). Ce qui bien entendu arrive heureusement souvent et favorise le développement et la stabilité de la pensée.
Cela ne veut pas dire pour autant que ce sujet soit intrinsèquement à l'abri d'une psychose, ni qu'il soit fondamentalement d'une autre nature que tel ou tel " malade mental " qui a eu moins de chance que lui dans la continuité de ses soutiens axiomatiques. Notons que la littérature fantastique utilise volontiers ce trait, selon lequel un univers jusque-là familier se transforme en horreur progressive, impliquant l'éclosion d'un délire (œuvre de Philippe K Dick). Ces textes sont d'autant plus forts qu'ils mettent en scène des personnages tout à fait équilibrés dans le début de l'histoire. Sur le plan clinique, il arrive que des secrets de famille jouent ce rôle de déclencheurs de folie, faisant basculer un univers apparemment douillet dans une autre logique plus ou moins hostile, contradictoire.
L'univers économique actuel, particulièrement fragile sur le plan de l'assise symbolique des êtres dans le social, montre des trajets de cette nature. Si l'on dit souvent que l'on trouve des psychotiques dans la rue, on ne dit pas que parfois ils ne l'étaient pas toujours avant d'être à la rue… J'ai vérifié cette intuition en interrogeant des collègues du Samu social de Paris, qui me l'ont confirmé. Que ces personnes ne soient pas toutes pour autant dans un tableau franchement schizophrénique tient sans doute au caractère récent de l'atteinte de leur assise symbolique, de leurs axiomes de pensée. Il n'en reste pas moins que des êtres qui perdent d'abord leur travail, puis leur femme, enfin leurs enfants, en l'espace d'une année, comme cela se voit fréquemment dans des enchaînements dramatiques bien de notre époque, lorsqu'ils développent parfois des traits psychotiques, nous montrent cette évidence que l'homme se fonde constamment sur son semblable pour vivre, et se défait sinon…
La schizophrénie et son contexte logique
Les patients dits " schizophrènes " ont fonctionné dans un système de pensée très clos, très étroit, qui s'est limité dans l'enfance à des adaptations à des systèmes familiaux perturbés, ne s'articulant pas ou peu avec d'autres, ne produisant pas de repérages symboliques nets, stables entre générations et sujets. Ils sont perturbés en ce sens que la définition des logiques de fonctionnement n'y est pas ferme et ne permet que difficilement le développement de la pensée, des logiques subjectives. Les axiomes de départ sont continuellement contradictoires, remaniés les uns par les autres, au lieu de s'appuyer les uns sur les autres. Ils ne tiennent qu'en se combattant l'un l'autre, dans un déséquilibre continuel qui est la seule " stabilité " et qui maintient la dépendance à l'autre puisque rien ou presque ne peut se construire durablement. Tout le champ de la psychothérapie familiale a exploré ces données de façon fort convaincante.
C'est la raison majeure qui explique l'éclosion des troubles à l'adolescence ou chez le jeune adulte, moment où le système de pensée du sujet explose littéralement au spectacle du monde non familial, à l'arrivée d'autres logiques pour lesquelles il n'est pas du tout équipé, auxquelles il ne peut s'articuler. C'est le fonctionnement nécessairement hétérologique du monde qui fait sauter la logique confuse, enclose, fusionnelle et fragile du patient, lorsqu'il est en âge d'y entrer.
L'axiome le plus fréquemment bousculé, qui montre bien cette fonction, est celui qui se remanie au moment adolescent de l'éclosion des traits psychotiques : " tu es un enfant " se transforme progressivement en " tu es un homme ", c'est-à-dire dans ces cas " tu es dépendant et confusément mélangé " devient " tu es libre, autonome et seul ". Si l'axiome de départ du sujet n'était pas " tu es partiellement libre et dépendant à la fois ", préparant ainsi progressivement à l'avenir adulte, permettant l'apprentissage affectif et cognitif adapté à ces changements majeurs, l'évolution n'est pas possible sans catastrophe. On ne passe pas, dans la continuité, d'un axiome à son contraire : c'est tout le système de pensée narcissique qui explose et devra donc être reconstruit, avec toutes les difficultés que cela comporte.
On voit bien ici l'intérêt majeur de la dimension hétérologique. En effet, une telle explosion est subordonnée au fait que la logique fusionnelle est pauvre, quasi-unique, superficielle. Elle est fragile d'être seule... L'intuition de la psychanalyse freudienne, puis lacanienne, à propos de la castration, trouve là son fondement : limitant chaque logique d'être à un domaine fini, elle exclut ainsi la toute-puissance de n'importe laquelle (unaire par définition, puisque illimitée). Elle est la condition même du fonctionnement hétérologique, elle détermine la co-existence de plusieurs logiques, donc l'exploration, la curiosité, la découverte, l'apprentissage, le dialogue. Les logiques psychiques qui risquent le moins la psychose sont multiples, passent par l'autre, se constituent dans la rencontre, se refondent sans cesse dans le lien humain à partir du moment où elles reposent sur ce que Francis Jacques, dans le texte fondamental cité plus haut, appelle la " plurivocité ". Surtout, elles se structurent et s'articulent à l'aide de la profonde orientation, fondamentale, de l'affect, comme l'a bien montré Luc Ciompi.
Le tableau de ladite " schizophrénie " est ainsi simplement un éclatement de la pensée qui n'est plus référée qu'au monde instinctuel et imaginaire interne du sujet au lieu de l'être aux logiques de l'altérité, dans une massive atteinte axiomatique de celles-ci, faute de stabilité du lien symbolique. Le lien à l'autre saute en quelque sorte constamment, ne tient plus, mais inconsciemment, tandis que, dans le trait autiste, la rupture du lien est consciente, choisie, définie.
L'expérience délirante primaire en est une bonne illustration. On y trouve presque toujours, me semble-t-il, une rencontre inaugurale à cet éclatement, dans laquelle une nouvelle figure de l'autre se montre à la fois complètement déterminante, référentielle pour le sujet, et en même temps totalement contraire à son désir le plus profond… sans que le sujet ne soit en état d'en avoir conscience : pris au préalable dans un lien monologique, fusionnel, les multiples effets de miroir impliquent qu'il ne sait pas vraiment qui pense, de lui ou de l'autre. D'autre part, la nouvelle logique proposée ne fonctionnant absolument pas avec les bases axiomatiques de sa logique préalable, il ne peut même pas la penser... Reste l'éclatement et la reconstruction...
Une telle expérience délirante primaire est très proche de ce qu'on appelle la grâce dans le christianisme. C'est notre principe de départ : nulle différence fondamentale n'existe entre les êtres humains, ce qui nous permet cette comparaison. Comme je respecte profondément la religion, nous pouvons voir là une belle illustration de ce que ces structures dites " psychotiques " sont simplement humaines. Ainsi, cette femme qui, au moment d'engager une vie conjugale, entre dans une église, et se trouve alors prise d'un profond sentiment de dessaisissement d'elle-même, entend la voix du Christ qui lui parle, nettement, même si ce n'est qu'un chuchotement. Transportée, apaisée, elle décide alors de tout annuler et entre dans une spiritualité nouvelle pour elle, pendant quelques années. L'analyse, beaucoup plus tard, permettra de comprendre que l'horreur refoulée de sa petite enfance la mettait aux prises avec des représentations, autour de la maternité, d'une violence telle que les deux logiques (d'une part être dans le refoulement et la maîtrise de sentiments destructeurs, d'autre part s'engager dans un chemin d'amour maternel), profondément incompatibles, se détruisaient l'une l'autre. Heureusement pour elle, une logique tierce, en l'occurrence la religieuse, lui permit de faire l'école buissonnière...
Psychose et folie : l'impasse
Un autre aspect de ces moments psychotiques est représenté par la peur de la folie, qui en est souvent en fait clairement la tentation... Nombre d'hommes et de femmes pris dans des paradoxes de vie qui paraissent insurmontables craignent ainsi de devenir fous... et parfois le souhaitent, rassurés d'avance de cet enfermement, de cette contention, de cette logique externe venant en place d'une logique interne défaillante. La représentation de la folie en Occident facilite ce recours, puisqu'elle suppose un statut social, comme il existe un statut religieux. Il faut ici bien entendre que je fais exister la folie elle-même, parfois, en tant que mise en place d'un tiers logique comme seule issue pour un patient coincé dans ses paradoxes insurmontables. La folie salvatrice, en quelque sorte, comme la grâce, dans un autre domaine !
Hélas ! la représentation de la mort peut aussi faire office de sortie de ces contradictions, et bien des suicides réussis, en dehors d'états dépressifs connus, sont sans doute liés à des moments de ce genre, le patient n'ayant ni la religion, ni la folie, ni l'autre comme recours au moment où les bases de ses logiques de vie disparaissent. Le moment psychotique aigu se limite alors à un acte indiquant seulement la profondeur du désespoir de ne plus pouvoir se penser avec l'autre, voire de constater un délire en soi. Ce type de suicide touche souvent les soignants, psychiatres ou infirmiers, qui croient de façon trop rigide, à l'aide de théories fermées, que la folie concerne les autres. Ajoutons, après Pascal, que si c'est une autre folie de ne pas se croire fou, c'est aussi parfois très dangereux.
La folie n'est ainsi que le résultat de l'incompréhension première de la psychose…
Au-delà de l'impasse : l'autre
Ainsi, par définition, les logiques subjectives sont fondées sur la présence de l'autre, partiellement symbolisé. Je pense en effet plus adapté de supposer que l'autre réel reste constamment présent à la base des systèmes de pensée, que l'autonomie du symbolique n'est jamais que partielle. Cela rend mieux compte des aléas psychiques liés aux variations du champ amoureux, amical, et du lien social en général. La relation reste fondatrice de l'humain, tout au long de la vie. Il ne suffit pas de " verbaliser ", comme on l'entend si souvent, comme Freud lui-même l'avait supposé avec son concept " d'abréaction ". Il faut surtout repérer la fiabilité, la constance pour le sujet de la relation dans laquelle cette parole circule. C'est la raison majeure de l'inefficacité actuellement prouvée du " debriefing ", lequel ne fait jouer que la notion d'abréaction, au détriment de la continuité et de la solidité d'un lien social qui pourrait plus efficacement soutenir un sujet déconstruit par une catastrophe externe et réelle. On voit bien, dans l'usage de cette refondation du sujet qu'est le transfert, qu'une mauvaise rencontre est toujours possible, plus ou moins lourde de conséquences selon que ce sujet est plus ou moins massivement soumis à la logique transférentielle, plus ou moins en appétence de cette structuration par l'autre. La rencontre est toujours une refondation (cf. Francis Jacques), d'importance variable selon les sujets et les circonstances. Bien entendu, cela fonctionne aux deux extrémités de cette rencontre, de manière réciproque, pour chacun des interlocuteurs, mélangeant les plans conscients et inconscients.
Tout le monde est donc partiellement dupé dans cette affaire et c'est la raison pour laquelle tant de mauvaises (ou bonnes) rencontres ne sont pas maîtrisables. La question est difficile : on ne peut en vouloir par exemple, dans l'état actuel de la science occidentale, à un psychiatre d'évoquer la " schizophrénie " face à un jeune adulte ou adolescent qui en présente les apparences ! Même si de ce fait se met en place entre eux un système transférentiel qui favorise en retour la psychotisation de la relation, et sans doute, de ce fait, celle du patient. Le contexte implique alors en effet une définition du patient qui n'est pas partageable consciemment : qui peut accepter d'entrer dans la définition psychiatrique actuelle de la " schizophrénie " sans tenter de résister à la différence, fondamentale et définitive, ainsi posée ? Qui peut simplement, sans réaction, accepter d'être psychotique, discriminé des autres qui ne le seraient pas ? Les logiques d'être qui se croisent sont incompatibles : celle du patient qui veut simplement aller mieux et rejoindre sa vie, celle du psychiatre et bientôt de l'entourage familial qui, inconsciemment, se refusent à toute ressemblance de nature avec le patient. L'aporie " thérapeutique " vient prolonger la contradiction à l'origine du trouble... Mais comme c'est - parfois - le contexte idéologique du psychiatre, il ne peut à son tour faire autrement que de penser ce qui le fonde comme psychiatre ! Le sorcier africain est là mieux loti que nous pour ce type de rencontre, puisqu'il ne fait appel dans son transfert personnel qu'à des notions d'influences occultes, et non à des définitions qualitatives partiellement dévalorisantes des sujets avec lesquels il travaille. Le Chaman cherche les contradictions entre les logiques d'influence sur le sujet. Il est plus près, ainsi, de mon hypothèse. L'Occident devrait écouter Tobie Nathan avec plus de soin, qui tente de nous faire passer ce message depuis fort longtemps, dans le sillage fécond de l'ethnopsychiatrie.
Nous sommes sans cesse, plus ou moins partiellement selon les individus, ce que le contexte fait de nous, en même temps que ce contexte est heureusement sans cesse fait de ce que nous lui apportons. Mais pour cette deuxième étape, il convient d'être suffisamment équipé, structuré, ce qui n'est pas le cas des patients trop pris dans les contextes psychotiques de type " schizophrénique ", et dont le développement cognitif a pâti gravement.
On conçoit donc que toute une phase de traitement passe par la restauration des capacités affectives et cognitives altérées - autre nom des logiques subjectives - à travers une relation plaisante, cohérente et authentique avec le thérapeute. C'est la raison qui explique la durée singulièrement longue du traitement des traits psychotiques. A partir du moment où ces patients acceptent d'entrer dans d'autres logiques que celles, contradictoires et fusionnelles, qui les ont conduits à la maladie, l'apprentissage de la vie peut reprendre… Mais c'est tout un narcissisme qui est à reconstruire !
Le déficit cognitif est donc l'inévitable pendant du trouble relationnel, affectif, dans ce type de problèmes. De la même façon, ce qu'on appelle troubles positifs et troubles négatifs sont nécessairement mêlés, en proportions variables, dans les tableaux psychotiques durables. Ils sont en fait les deux faces d'une même difficulté : le savoir humain passe par l'autre. Que le lien à l'autre soit altéré par un trait fusionnel, et le savoir lui-même est atteint, pendant que l'imaginaire se déchaîne. Cette corrélation démontre qu'il n'existe pas d'autonomie du symbolique par rapport à l'affectif, ce que les neurosciences commencent à apercevoir. La limite de la réduction symbolique reste, la vie durant, la présence réelle de l'autre…
Les logiques subjectives
Il convient de détailler ici ce que j'appelle logiques narcissiques du moi. Ce ne sont rien d'autre que les structures de développement et de construction des pulsions et des désirs.
Ce ne sont pas des logiques au sens mathématique mais des déroulements et enchaînements de causes et d'effets complexes, interdépendants, qui accompagnent ces processus. Elles se créent aux interférences entre les buts intimes et leurs objets, entre les objectifs internes et les moyens externes d'y parvenir, définissant processus et méthodes, parmi lesquels (mais pas seulement) les signifiants. C'est ce que nous appelions, dans les chapitres précédents, les poupées russes du narcissisme, ce que d'autres dénomment les stades psychiques. Le sujet dépend de ces logiques pour gérer ses désirs. Elles sont toutes fondées sur des axiomes arbitraires, de rencontre, impliquant l'autre et son désir sur nous et pour nous. C'est une autre façon de décrire la dépendance à l'autre dont l'humain ne s'affranchit jamais totalement. L'arbitraire est alors l'autre face de la dépendance. Au fond, seules les logiques de l'auto-conservation échappent à l'arbitraire du à la présence de l'inévitable autre et de son désir sur nous. Mais elles restent fondées sur l'arbitraire du corps, tel qu'il est donné au sujet, hors de son choix conscient, de sa maîtrise : on n'échappe pas à l'arbitraire de toute logique.
Chaque désir et chaque pulsion, dans leur rencontre de l'autre, sont les points de départ de logiques visant à leurs accomplissements. A l'infinie multiplicité de ces désirs, dans une vie, correspond l'infinie diversité des logiques subjectives, qui finira par dessiner le sujet lui-même. La question complexe de la psychanalyse, de la psychothérapie, se situe à la croisée de deux questions délicates : comment naissent et meurent ces logiques subjectives, et comment s'articulent-t-elles entre l'interne et l'externe, puis entre elles ?
L'attaque des bases axiomatiques des ou d'une logique du moi est la cause selon moi de cette catastrophe de la conscience qu'est le trait psychotique de déstructuration. Nous avons vu lors du travail sur la dépression une autre catastrophe logique, mais en quelque sorte inverse : une atteinte du but de la logique, qui la laissait finalement sans raison, sans objet, mais potentiellement intacte.
On conçoit alors aisément deux choses : d'une part, étant donné que ces processus sont largement cumulatifs, plus l'atteinte est précoce, plus les dégâts seront importants, et donc plus le travail de restructuration cognitive et subjective sera long et difficile pour le patient et son entourage.
D'autre part, les formes de ces logiques étant infiniment variées, leurs modalités d'éclatement seront, elles aussi, infiniment diversifiées, avec cependant une constante. En effet, dans cet éclatement, l'un des pôles disparaissant (l'axiome de base liant le désir à l'autre réel) et, avec lui, le moi (ici défini comme interface), ne reste plus que le pôle imaginaire, comme dans une correspondance dont on n'aurait plus que les écrits d'un des interlocuteurs. Impossible de trouver la complète continuité du sens dans une correspondance dont on ne possède qu'un versant : de la même façon, il est impossible de comprendre un délire. Il se présente comme une vision du monde sans l'autre réel, fonctionnant comme une biographie totalement subjective et non plus intersubjective.
Vont alors plutôt virer vers la paranoïa ceux qui ont fondé leur univers de sens sur un nombre trop restreint de logiques, la recherche effrénée de sens dans un système clos imaginaire indiquant simplement la pauvreté des logiques qui ont constitué le sujet, l'intensité de la dépendance à l'autre qui en découle, avec ce lien fondamental à la phobie, à l'évitement, que nous avons vu. Au contraire, l'éclatement schizophrénique va plutôt montrer la multiplicité des logiques subjectives qui ont participé aux fondations du sujet, et surtout leur incompatibilité entre elles, depuis probablement toujours, ce qui rend compte de la forme particulièrement explosée de la décompensation.
Le délire est ainsi comme un calque du soi, privé du support sur lequel il s'applique, la réalité de l'autre. Il décrit l'espace interne du sujet qui participe à la structure du moi ; il s'aperçoit lorsque ce moi saute, la réalité de l'autre ayant cédé avec le ou les axiomes qui la fondaient. Le moi conscient étant l'interface entre le soi et l'autre, il n'existe plus si l'un ou l'autre de ses composants disparaît.
On comprend alors la valeur de la diversité et du mode d'intrication narcissique des logiques d'être. Tous les développements sur la triangulation, le tiers, vont dans ce sens. Ce qui est moins dit est qu'il n'est pas nécessaire de s'arrêter à deux ou trois. Il vaut mieux aller plus loin, en espérant que les liens entre ces logiques ne sont pas trop contradictoires, que la circulation restera possible. Spinoza et Leibniz avaient raison, le moi est multiple.
L'existence du tiers fonde la possibilité de ce multiple, permet la sortie du miroir. Il est ainsi des logiques d'être qui ont un poids particulier, des fonctions éminentes : le tiers logique est l'une d'entre elles. On l'appelle parfois la fonction paternelle, ce qui est abusif : parfois c'est le discours paternel lui-même qui fonde une logique dominante, par trop unitaire, que la mère ne parvient pas à trianguler. Il vaut mieux, pour s'y retrouver, parler de triangulation logique ouvrant au multiple, plutôt que de père ou de mère nommément. Le nombre fondateur du psychisme est le chiffre trois. On rejoint là de solides traditions…
Bien sûr, plus un sujet aura de points d'appuis logiques variés, articulés et profonds, plus la circulation entre ces logiques sera facile, et moins il aura de risque d'élaborer un trait psychotique. Cela ne veut pas dire qu'il sera fondamentalement différent d'un autre qui aura eu moins de chance. Il sera simplement plus difficile, pour lui, que cela se produise. Mais pas impossible, et voilà l'explication de ce qu'on appelle les bouffées délirantes polymorphes qui surviennent comme " un coup de tonnerre dans un ciel serein ".
Les atteintes axiomatiques peuvent toucher n'importe qui. Il n'existe pas de " structure psychotique " préalable, il est seulement des structures plus ou moins solides et diversifiées. Un remaniement complexe de la réalité peut toucher à plusieurs fondamentaux d'un sujet et ainsi être le départ d'une problématique psychotique d'éclatement, puis de refondation. Nul ne fonctionnant sans axiomes contextuels, nul n'est non plus à l'abri d'un trait psychotique plus ou moins durable, plus ou moins ancré. Si tout sujet est le produit des multiples logiques subjectives qu'il a construites, le trait psychotique entre dans la définition même de l'homme, sans qu'il soit ici besoin de génétique pour le comprendre…
L'axiome
Qu'est-ce qui me fait supposer que l'accès à la réalité psychique humaine est du côté de l'axiome d'une logique ? C'est qu'un axiome est l'accord, l'arbitraire, qui permettent de développer un processus subjectif. Un axiome de logique humaine subjective suppose trois parties : le réel, l'autre et le sujet qui choisissent de se soutenir mutuellement pour avancer un processus de développement, fonder et construire. Ce choix du point d'appui est le transfert, la rencontre.
Les logiques d'être se créent sur ces rencontres inaugurales, constructives. Je présume que cette capacité humaine est liée à une extension de ce que l'on appelle l' " empreinte animale " qui se maintiendrait quasiment toute la vie chez l'homme.
Saisir cela est facile si on prend les histoires d'amour comme repère. Un lien amoureux, qu'il soit maternel, paternel, fraternel, amical ou autre, est toujours le départ d'une logique d'être où l'on s'engage, se construit, dans une dépendance plus ou moins grande, mais constante, à l'autre. Ce qu'on appelle le " coup de foudre " ou la grâce, sont des exemples de l'axiome dont je parle.
La nouvelle rencontre s'articule alors plus ou moins contradictoirement avec les logiques préexistantes du sujet. Les logiques humaines sont toujours plus ou moins des conséquences de l'amour, leurs axiomes sont donc peu mathématiques dans leur essence !
La rencontre première entre des parents et leur enfant met bien cela en évidence : qu'il y ait du plaisir, du lien, de l'envie, du rire, et les logiques de développement neuro-moteur, psychologique, de l'enfant, seront harmonieuses, sauf problème spécifique, organique, ce qui est rare. Les logiques de développement de l'enfant passent par une rencontre parentale qui en est la condition axiomatique puisque arbitraire. L'être humain entre dans le monde en étant dénommé par l'autre. On entre dans l'humanité par un axiome…
Tout au long de la vie, ensuite, d'autres rencontres auront des effets similaires, comme celle de Montaigne et La Boétie, dont l'aspect arbitraire, axiomatique, est clair dans la formule célèbre : " Parce que c'était moi, parce que c'était lui ". Toute une génération d'analystes, dont je fais partie, a vu son destin professionnel infléchi par la rencontre forte, réelle, de Lacan.
Les rapports de maître à élève sont des déroulements de logique qui partent d'un lien fort, dont le caractère mythique renforce encore l'aspect axiomatique. Le sacré et les tabous existent aussi dans les écoles d'analystes…
Mais c'est ce qui nous compte, nous nomme, nous sépare aussi du monde, nous limite… On voit alors en passant qu'une définition simple du fantasme est la transformation imaginaire, par le sujet, de ses axiomes imposés en désirs choisis… Que le fantasme existe implique donc que l'alliance à l'autre ait été suffisante d'une part, d'autre part qu'une révolte imaginaire se montre ensuite devant l'aspect arbitraire et obligé de la rencontre. Que le sujet échoue alors à se refonder lui-même est certain, comme n'est pas moins certaine sa tentation à le faire pour échapper à l'arbitraire de l'autre et du monde. Ainsi, indirectement, les fantasmes de nos patients sont-ils les témoins fiables de ces logiques subjectives qui les fondent, à condition qu'ils soient repérés dans leurs paroles, et non dans les projections des thérapeutes !
Cette description permet aussi de comprendre la fonction constamment reconstructrice du transfert qui est le point d'appui du remaniement des logiques subjectives et cognitives dont le patient a besoin.
L'altérité charnelle, réelle, du thérapeute, a une fonction puissante dans cette hypothèse. Et comme un sentiment partagé d'altérité, d'humanité, fonde le transfert thérapeutique dans tous les cas, voilà un axiome dont la valeur mathématique et humaine est claire. Le transfert positif est pour le thérapeute et son patient le fondement axiomatique du remaniement des logiques subjectives...
On conçoit donc que toute une phase du traitement va passer par la restauration des capacités affectives, cognitives, désirantes, altérées, autres noms des logiques subjectives dont je parle, à travers une relation avec le thérapeute plaisante et authentique, cohérente surtout. C'est la raison qui explique la durée singulièrement longue du traitement de ces traits psychotiques qui comportent toujours des déficits cognitifs nécessitant du temps pour se travailler, se reconstruire, plus ou moins partiellement. A partir du moment où ces patients acceptent d'entrer dans d'autres logiques que celles, contradictoires et fusionnelles, qui ont conduit à la maladie, l'apprentissage de la vie peut reprendre... à travers les multiples conflits avec ces logiques d'appartenances préalables.
Fondés sur la rencontre, les axiomes des logiques humaines se construisent dans le plaisir et la subtilité de la conversation, du dialogue, à partir des souvenirs d'autres rencontres…
Et, en effet, la construction psychique et ses fondements ne se voient nulle part ailleurs mieux que dans les difficultés du dialogue. C'est également dans le déroulement de la conversation que se repèrent le mieux les traits psychotiques : ce qu'on appelle une attitude d'écoute en psychiatrie est en fait un comportement de non-écoute réelle de l'autre, où le référentiel du patient ne peut être remanié par celui de son interlocuteur qui n'est plus situé à une place d'altérité constructive. D'une autre façon, parfois, l'interlocuteur adhère massivement et sans procès aux thèses exposées. Dans ce cas non plus, nul dialogue réel.
J'ai à ce sujet, pour le redire encore, une dette infinie envers le magnifique livre de Francis Jacques, Dialogiques, œuvre philosophique de recherches logiques sur le dialogue, dont je fais ici un prolongement psychologique. Son idée fondamentale, sa démonstration plutôt, est que le sentiment d'identité reste en constante construction, en constante recherche dans le dialogue humain. Dans la psychose, si le sujet entend des voix, c'est qu'il n'est plus, par contre, dans la " plurivocité " constructive du dialogue réel... Il faut que les logiques subjectives narcissiques soient à la fois solides, profondes et souples pour s'échanger et se refonder sans dommage dans la conversation. Si elles sont trop rigides, superficielles ou fragiles, la rencontre de l'autre devient un danger d'éclatement des bases... Les socles d'une conversation sont, au début, des échanges axiomatiques qui autorisent (ou non) à fonder une nouvelle logique discursive. Se développant dans une conversation précise, cette logique naissante aura ensuite le destin qu'elle peut et mérite, pour se mêler à d'autres logiques, individuelles, puis culturelles, etc. C'est ce développement naturel de la pensée humaine qui est ainsi stoppé, freiné, dans le trait psychotique.
Aucun être humain n'est donc indépendant des axiomes qui le fondent, solidement ou non. A partir de ces bases, il va simplement pouvoir développer plus ou moins les outils d'une autonomie toujours partielle. Les logiques subjectives que rencontre au départ le sujet lui permettront d'acquérir ou non une relative indépendance, et il sera ainsi plus ou moins livré aux aléas de ses liens fusionnels et fondateurs. Dans le trait psychotique, l'atteinte des axiomes de la pensée, le lien fusionnel et le déficit cognitif sont les trois faces d'un même objet. Plus le lien est fusionnel, plus les axiomes sont mobilisables, instables, en surface, et moins les logiques subjectives sont solides, profondes. Si l'axiome change, il faut alors reconstruire par un autre lien intime, fusionnel au début, ce qui vient de sauter comme base de logique subjective. C'est le fameux " transfert fusionnel ", qui fait si peur aux thérapeutes lorsqu'ils ne comprennent pas sa valeur de reconstruction.
Insistons : on peut parfois retrouver dans l'histoire du sujet le moment où les mots, le langage familial dans lesquels il s'est inscrit, ont exercé une pression telle sur son être authentique qu'il lui a été impossible de concilier son désir profond, son désir vrai, son plaisir personnel (la sphère de l'auto-conservation), avec cette inscription dans le discours familial, social. L'axiome ne prend pas, ou sous forme d'un semblant : c'est le " faux self " repéré par les auteurs anglo-saxons. Si l'autre semble ne pas exister, ou peu, dans l'histoire et le comportement de ces patients, c'est qu'il est vécu comme étranger.
L'effet de clivage, d'éclatement, produit par une trop grande pression du discours est parfois repérable dans le récit qu'en font nos patients. Tel se souvient qu'à 5 ans il se passionna pour un pantin qui lui fut offert, au point d'en être réduit à ne penser qu'à lui, alors même que la pression du discours parental lui faisait jouer le même rôle ! Il venait me voir pour un délire sensitif…
Tout d'un coup, si un certain seuil est dépassé, l'univers des mots peut devenir étranger, et l'univers de soi devenir par là-même incommunicable. Cet effet de non-traduction quasiment absolue d'un système à l'autre aboutit à faire fonctionner comme étrangers à soi-même des termes dont la fonction axiomatique, combien fragile dès lors, est pourtant de se reconnaître dans le monde humain. Les logiques subjectives qui se construisent sont alors sans vrais fondements, boiteuses, et font le lit d'une dépendance fusionnelle qui aggrave encore le problème de la référence exagérée à l'autre. Ceci est la base de la prédisposition psychotique dans sa composante psychologique arbitraire.
Enfin, notons que l'axiome d'une logique subjective fonctionne comme la bande de Möbius : une logique est obligée, faute d'exister, d'avoir au moins une croyance : son axiome fondateur qui la supporte, est à sa propre base, ne peut être mis en question. Apercevoir et mettre en question cet axiome implique alors de s'appuyer ailleurs, sur un autre arbitraire, consciemment ou non. Il existe constamment un envers du décor, qui le fonde, dans un mouvement qui dure ce que la vie dure…
Enfin, la plus ou moins grande mobilité conversationnelle de ces axiomes crée la plus ou moins grande primauté du signifiant, les effets d'épinglage du sujet à ces bases logiques, les points de capiton lacaniens, les noyaux névrotiques. Car si ces bases axiomatiques nous fondent, elles s'articulent aussi plus ou moins entre elles, se remanient ou non dans les rencontres nouvelles ! La fixité de l'univers signifiant décrit par Lacan n'est que le miroir d'une rigidité qui se rapporte simplement à son histoire propre, ce que les biographes actuels commencent à montrer.
Ce qu'on appelle le transfert n'est rien d'autre que la mise en place, dans la relation thérapeutique, d'une nouvelle logique subjective fondée sur l'axiome que la rencontre va être constructive, qu'une transmission y sera possible. On comprend mieux qu'un jugement d'exclusion, une " étiquette " posant une différence trop radicale entre le thérapeute et son patient va couper cette dynamique nouvelle.
Lorsqu'un de ces axiomes saute, devient incompatible avec une nouvelle réalité, la logique subjective qui s'est développée à partir de cette base ne tient plus : c'est alors que s'impose le trait psychotique de déstructuration, si cette logique est trop massive et constitue le seul appui du sujet.
Ainsi, cette patiente prise dans une curieuse perversion qui l'amène à cliver sa vie par des mensonges dans lesquels elle s'enferre jusqu'à ce que la réalité fasse exploser ses montages… La patience de sa famille, son amour persistant, l'obstination intelligente de cette femme à comprendre font qu'en quelques années d'analyse un secret se dévoile à elle dans le cours des séances : son père n'est pas son père. Sa tante était dépositaire de ce secret, et le lui confirme. Elle en parle à ses enfants.
Le fils de 16 ans de cette femme déclenche alors un trait psychotique, avec hallucination ! Je rassure cette maman, lui explique que cela est assez normal, étant donné qu'ils sont proches tous les deux, peut-être un peu trop, et que la base même des logiques de pensée de son fils a vacillé : son grand-père n'est plus son grand-père ! Cette psychose de déstructuration dura quelques jours, dans le cadre d'une famille malgré tout compétente, la mère favorisant une meilleure prise de distance avec son fils et l'aidant à prendre acte de la solidité des autres liens, nombreux et de qualité, qu'il avait avec elle, son père, et son réseau amical. Cette affaire n'eut pas de suite, avec un recul de quelques années. Dans cette histoire, je ne vis pas l'enfant, la mère resta mon interlocutrice et s'occupa avec son mari du traitement de son fils, que je lui conseillais simplement. Aucun médicament ne fut nécessaire.
Le rôle
Pour avancer dans la question de la psychose, nous avons cependant besoin d'un outil supplémentaire. En effet, la permanence apparente du sentiment d'identité, en l'absence de psychose, qui paraît différencier un sujet d'un autre, l'imaginaire de la réalité, s'accommode mal de l'arbitraire que nous supposons à son fondement axiomatique. Un concept doit nous permettre de relier ces deux pôles, du stable et de l'instable, du moi et du contexte, de soi et de l'autre. Il est évidemment, comme toujours, présent de façon diffuse dans tout le corpus de la psychothérapie, de l'analyse, mais mérite d'être isolé de manière précise pour une meilleure compréhension des choses. Nous l'appellerons le rôle. Il est le creuset des axiomes des logiques subjectives.
Une première élaboration de cette instance a été faite par Donald Winnicott, lorsqu'il a mis en œuvre sa théorie de l'objet transitionnel. Ce que l'on peut retenir de cet objet, c'est qu'il n'est ni tout à fait soi, ni tout à fait l'autre : c'est un peu soi, un peu l'autre. Son statut est à mi-chemin. Il est clair que le fameux nounours du bébé est plus qu'à lui, il est un peu lui en ce moment d'endormissement mais il reste aussi en dehors de lui. Ce sentiment d'identité avec quelque chose qui est à la fois soi et en dehors de soi implique une multitude d'effets de perte, de retrouvailles, de distance, de rapprochement, de tristesse, de joie, de colère, de sérénité. Le stable n'est jamais loin de l'instable avec cet objet-là qui est bien un opérateur, un de ces organisateurs psychiques comme Spitz l'a montré pour d'autres objets.
La fonction dont nous allons parler s'articule à celle de l'objet transitionnel qui passe ensuite du nounours à un objet symbolique, puis à une instance symbolique qui a exactement le même statut à un détail près : l'objet devient abstrait. Outil de la pensée et du dialogue, il n'est plus réel. Il s'agit, pour être concret, de la représentation du sujet dans la parole, la pensée, dans les expressions de l'autre. Dans l'intervalle entre cette représentation du sujet qui existe chez l'autre au sens le plus concret du terme et la représentation que le sujet a de lui-même, se crée une instance intermédiaire qui n'est ni tout à fait le sujet ni tout à fait l'autre. Elle existe entre les deux avec toutes les cohérences, les incohérences, les logiques, les contradictions que cela implique.
Entre le moi et le surmoi, entre le moi idéal et l'idéal du moi, l'instance, l'objet psychique qui a été oublié, qui fonctionne exactement à l'intermédiaire, à l'intersection de ces instances, existe dans le langage courant : c'est le rôle. J'emprunte cette terminologie au domaine du spectacle puisqu'il s'agit bien d'une représentation et de la façon dont quelqu'un va remplir son rôle d'acteur dans un moment précis du spectacle. Le signifiant est ici en représentation, sur scène, et non sous le froid scalpel du savant… Cette métaphore de l'acteur est évidemment fondamentale car beaucoup d'éléments entrent en jeu : son histoire, son passé, le texte écrit pour lui, la présence du public, sans compter les autres acteurs. La limite, pour notre usage, de la métaphore théâtrale, tient à son lien avec un texte fixe, fini, qui en borne le processus et détermine en même temps un cadre permettant le libre jeu de la pensée, autorisant à se penser ailleurs... Le rôle présent dans la vie est autrement astreignant ! Le sujet est constamment pris. Pas de sortie du théâtre, là, avec ses plaisirs de fin de soirée…
Un autre sens courant du terme " rôle " désigne celui, par exemple, du médecin, du professionnel quel qu'il soit. Entre sa fonction et la manière dont il l'occupe, dépendante de soi et de l'autre, se situe son rôle qui l'engage dans son identité professionnelle.
Enfin, une autre illustration de cette fonction se rencontre dans le psychodrame. Les jeux improvisés voient se créer des rôles dont la complexité tient à la fois au groupe et au sujet, qui appartiennent aux deux et participent à construire, reconstruire les deux. Le groupe de psychodrame et le moi des participants se construisent en même temps, sur la même scène, au travers du cheminement des diverses improvisations de rôle.
Dans tous ces cas le sujet est en expérience de représentation réelle, dans le dialogue signifiant avec les autres. C'est ce que l'on va parfois appeler le " caractère " de quelqu'un, dont on sait bien qu'il dépend du contexte pour s'exprimer ou non, éventuellement évoluer, se modifier... Cette instance psychique particulière est ce qui d'abord se donne à voir dans la présence réelle de l'autre, puis entre en dialogue avec lui dans la situation psychique, intersubjective. On voit qu'elle est complexe à analyser et à travailler. Le rôle ne s'intègre à l'identité individuelle, puis culturelle, que dans un deuxième, puis un troisième temps. Le rôle est le sas qui permet l'intériorisation (toujours partielle) des logiques subjectives. Là se joue d'abord ce qui fera ensuite structure.
Ceci est fort sensible en observant la constitution d'un jeune enfant : tel jeu va amuser les parents, donc être repris, répété, jusqu'à parfois devenir un élément fondateur de sa personnalité. Le rôle devient alors identité. Entre les propositions de l'enfant et les résonances des parents, un jeu d'offre et de demande se met en place, plus ou moins fécond, et riche, se prêtant plus ou moins à une construction, un développement. Ce petit théâtre, s'il donne lieu plus tard à une créativité transmissible de la part du sujet, s'intègrera à l'univers culturel. Au départ est donc le rôle, ce dialogue créatif entre soi et l'autre. Le rôle est au centre de cette double vectorisation, entre soi et l'autre, dans cette relation bijective qui aboutit à la construction de ce que chacun reprend pour lui-même de ce rôle. C'est une dimension qui a son histoire, sa psychogenèse, son évolution. Fondant peu à peu le narcissisme du sujet, il va évoluer vers ce qu'on appelle en psychanalyse la sublimation qui en est l'évolution ultime, culturelle, en fait asymptotique.
Nous voyons bien, si nous prenons les pôles extrêmes des psychoses classiques allant de la paranoïa systématisée à la schizophrénie dissociative, que la question du rôle tient une place absolument prépondérante. Dans le cas de la paranoïa, ce rôle investit complètement l'intérieur du sujet, dans un texte absolument dictatorial, et implique que tout passe par lui, y compris l'autre, au point que l'adaptation sociale est souvent largement impossible. Dans le cas de la schizophrénie, la tenue du rôle est tout aussi difficile, pour des raisons diamétralement opposées, puisque cet acteur, si je puis dire, part dans des dispersions, des improvisations extrêmes liées aux interférences du moment, externes ou internes, qui ont toutes le même statut référentiel, équivalent dans sa fragilité de priorité fusionnelle constante. La cohérence interne, subjective, du texte, du rôle, n'est plus possible. Voilà un acteur livré presque constamment aux émois du public et à son émotivité propre. Dans ces deux situations opposées, le rôle n'est plus tenable, la représentation ne peut plus avoir lieu entre l'autre réel et soi.
Avant de poursuivre, réfléchissons sur la genèse du rôle dans l'évolution psychique. Nous avons vu à propos de l'objet transitionnel que celui-ci est déjà chargé d'un rôle, le " nounours " ayant pour fonction d'assurer tout un théâtre de représentations d'amour, de haine, etc. C'est un théâtre puisque c'est décalé de la place réelle, de la situation réelle, mis en scène. Il est difficile d'en différencier le destinataire : est-ce le bébé lui-même, est-ce sa famille ? C'est selon, et souvent les deux ! Se montre là généralement la représentation de tension entre les pulsions des désirs internes et les instances externes qui les canalisent, les limitent, les structurent. Quel type de résonance existe entre la capacité du public et les possibilités de l'acteur ? Voilà une question qui est valable pour la toute première enfance, si l'on met l'enfant à la place de l'acteur et les parents à la place du public. L'auteur est vraisemblablement le rôle lui-même ! Fixe dans le théâtre, il s'inventera sans cesse dans la vie !
Un texte s'invente, un drame ou une comédie est créé et mis en scène, sous-jacent à l'évolution du rôle. Cette capacité à jouer explique en partie le succès des gens qui en font leur métier puisque le rêve de chacun est de pouvoir jouer, en fonction du public, à sa manière, le rôle qui lui est imparti. Winnicott a largement aussi développé la problématique du jeu en psychanalyse avec ses concepts de " play " et de " playing ". Ce que je propose ici autour du rôle n'est pas loin de ce " playing ".
Dans la problématique psychotique, si le rôle est impossible à tenir, le jeu entre soi et l'autre devient ingérable... Il est d'ailleurs facile de voir que dans les situations de la vie où le jeu ne nous est plus possible, les réactions de type psychotique ou paranoïaque sont légion, même si elles restent le plus souvent ponctuelles quand l'équipement hétérologique est suffisant. On comprendra ainsi mieux que la question de la psychose soit largement déterminée par la genèse de ces rôles, de ces jeux dans le théâtre clos familial...
C'est bien parce qu'Antonin Artaud prenait le théâtre trop au sérieux qu'il n'a pas réussi à franchir l'impasse psychotique dans laquelle il s'est trouvé. La fixité du référentiel, son indépendance vis-à-vis du contexte créent une inadaptation au réel : pour que l'axiomatique qui fonde les logiques humaines tienne, elle doit rester constamment remaniable, via l'autre. C'est la fonction éminente du jeu de la représentation, de la parole, du dialogue. Après le fort passage de Lacan dans l'exploration de la logique signifiante, n'oublions cependant pas qu'elle reste fondée sur des rôles anciens et actuels, qu'elle se réactualise sans cesse dans la parole, dans le dialogue…
La problématique du rôle social est ainsi le vecteur du développement le plus important de ce qu'il faut bien reprendre comme étant la théorie des stades jusqu'à la fin du narcissisme. En effet, toutes les fonctions narcissiques successives, imbriquées, interdépendantes les unes des autres, fonctionnent par le biais du mécanisme du rôle, autre nom que l'on peut donner aussi au transfert. L'avantage de ce terme est de souligner sa fonction d'intersection, d'interférence, entre plusieurs sujets, soi et l'autre, puis le groupe. Reprendre la théorie des stades permet d'isoler un certain nombre de poupées russes narcissiques, qui sont précisément des interférences, sachant que leur nombre est probablement infini et que la psychanalyse n'en a isolé pour l'instant que quelques-unes dont la liste n'est pas exhaustive. Comment s'articulent-elles ? Si des psychoses éclatent souvent à l'adolescence, sans que ce soit une loi absolue, c'est précisément, comme on l'a vu, au moment où le rôle social devient déterminant pour l'identité du sujet, rôle social qu'il n'est possible de tenir que si les outils narcissiques précédents ont été acquis. Le type de fonctionnement de la logique narcissique, nous l'avons vu, est du genre logique intégrative. Un niveau, pour fonctionner, doit être articulé avec les précédents, ceci conditionnant son fonctionnement. Il s'agit là d'une sorte d'échafaudage de logiques dans lesquelles chaque niveau relie tous les autres. Le concept de régression, d'observation courante en psychothérapie, correspond en réalité à l'aperçu d'un de ces niveaux inachevés sans lequel les niveaux supérieurs ne peuvent se construire, sinon d'une façon très imparfaite et extrêmement fragile.
Pour bien montrer l'intégration de ces logiques, prenons l'exemple du stade anal et du stade génital précoce dit " œdipien ". A cette occasion, la place du plaisir, sa circulation dans le fonctionnement de ces stades et les changements de rôle qui y sont liés, sont centraux. L'enfant va être amené à différer un soulagement, à effectuer un contrôle sur son organisme de sorte que l'adulte soit satisfait et que le lien social, le rôle, soit recevable pour l'ensemble. Ce stade est important puisque si l'idée de différer, de remettre à plus tard est présente plus tôt, il faut noter que cette temporisation des pulsions n'est auparavant pas acceptée sans heurts, n'est pas intériorisée dans la conscience comme un fonctionnement personnel, décidé. L'enfant, avant ce stade anal, demande quand il veut, prend lorsqu'il le peut et accepte plus ou moins bien l'interdit, qui reste un élément de pression extérieure. C'est l'une des raisons pour lesquelles cet âge entre la marche et la terminaison du stade anal est si difficile et dangereux, puisque l'enfant n'oppose pas de censure interne à ses pulsions…
Là, il s'agit d'autre chose : il lui faut mettre en place cette censure interne qui fonctionne sans que l'autre soit présent, sans que s'exerce une pression. Censure donc à la fois d'une pulsion psychique et aussi d'un besoin physique. Cette difficulté se résout généralement par plus de plaisir dans la relation, c'est-à-dire que le nouveau rôle social implique plus de plaisir que la simple effectuation instinctuelle de la fonction physique et psychique dont il s'agit. Ainsi, l'acceptation des difficultés du stade anal implique pour l'enfant un contrôle de ses pulsions et de son corps, qui le projette ensuite dans un fonctionnement d'altérité, mettant le corps lui-même sur la scène, l'incluant complètement dans le rôle.
Cette maturation est la prémisse du stade suivant, où il s'agit de la manière dont l'homme peut se situer par rapport à la femme, la femme par rapport à l'homme, dans un échange, dans un don, psychique et corporel. On voit bien que si le précédent n'est pas résolu, le suivant ne peut absolument pas fonctionner. Si les pulsions du corps restent du domaine strictement personnel de l'auto-conservation, n'entrent pas dans le rôle social, l'inscription du corps et de l'esprit de l'enfant dans le registre de la symbolique sexuelle ne se fera pas non plus. On ne peut à la fois gérer ses pulsions et son corps pour soi, et entrer dans le lien sexuel. Bien entendu, ce qui va gouverner ces avancées, ces évolutions, sera le plaisir que ressent le sujet à être pour lui-même et avec les autres. Si le nouveau rôle proposé ne comporte pas suffisamment de plaisir, il y aura une résistance et un retour au stade précédent. On voit bien aussi en passant en quoi et pourquoi le plaisir de la relation sera toujours le moteur numéro un des psychothérapies et l'élément sans lequel rien n'est possible...
La façon dont les deux moments s'articulent est déterminante pour le registre névrotique : de simples décalages, des incompatibilités partielles vont aboutir à des refoulements localisés, sans interrompre la totalité du développement narcissique. Mais si la proposition faite au sujet d'entrer dans le stade suivant est totalement inacceptable, alors le registre psychotique se pointe : ce sera le cadre du trait psychotique de développement. De même si l'accord qui a permis d'entrer dans une logique subjective s'avère totalement faux, de l'ordre du mensonge radical, se révélant après, alors c'est la logique en question qui explose, avec tout ce qui reposait sur elle… C'est la déstructuration.
A chaque stade correspond en fait un contrat, l'axiome, qui permet l'entrée dans le rôle proposé, créant une logique subjective.
Si l'on est soigneux dans une relecture de Lacan, un tel retour à la théorie des stades n'est pas si choquant. En effet, ce que Lacan fustigeait, ce n'était pas vraiment le fait qu'il existe des stades, mais qu'ils soient situés à l'intérieur du sujet, dans une complexion intime qui ferait qu'il y aurait là une espèce de machinerie interne, repérable et identifiable, au sens d'une instance psychique appartenant au sujet. Le travail que je propose à ce propos n'est pas du tout de ce registre puisque ce sont des stades en quelque sorte transférentiels, impliquant à chaque fois que le rôle en soit l'élément moteur. Quelque chose d'extérieur au sujet va constamment participer à le constituer dans ces diverses avancées. Je reste là fidèle à cette idée de Lacan que quelque chose d'externe au sujet, d'arbitraire le constitue largement. Lacan a limité cela au domaine du langage, du signifiant, je l'étends simplement à la dimension du rôle dans son ensemble, ce qui est plus interactif et laisse une place à la liberté…
Ainsi, pour continuer avec la métaphore théâtrale, si la " première " met en place la rencontre arbitraire entre un certain public et les acteurs, soit l'axiome, si le déroulement de la pièce ensuite permet à des rôles de se dérouler, des logiques subjectives s'inscriront ensuite chez les spectateurs, faisant leur chemin avec les logiques déjà inscrites, provoquant alors de nouvelles " batailles d'Hernani " ou l'enthousiasme, selon leurs congruences…
Conclusions pratiques liées au rôle
Entre ce qui vient de soi et ce qui vient de l'autre, une intersection se forme donc qui dessine l'espace du possible pour le lien humain. C'est la définition la plus simple du rôle : l'espace, le lieu possible de l'expression de soi ou de la part de soi qui est acceptée dans la relation.
On voit que cela émane de la relation, à partir d'un axiome fondateur, sans cesse intériorisé par le sujet en fonction de ses expériences passées, et réactualisé dans le présent qu'il traverse, le dialogue vivant où il est. Le rôle est une instance qui participe à la conscience de soi puisqu'il implique largement l'entrée dans le langage qui est par définition à l'intersection de soi et de l'autre.
Les traits psychotiques ont tous les plus étroits rapports avec cette fonction, au sens soit de son inachèvement, soit de sa déconstruction ; ils portent atteinte à ce qui de soi ne dépend pas de soi, est au-delà de soi, mais participe à notre propre définition. Ces traits engagent donc toujours la réponse sociale, familiale, à la fois intériorisée et actuelle : le rôle.
Il n'existe, à mon sens, aucun être humain à l'abri de graves perturbations au cas où une distorsion sérieuse interviendrait dans cette dimension. En effet, un humain à capacité d'autonomie illimitée par rapport aux événements qui le constituent et le définissent au moins partiellement serait équivalent à Dieu lui-même. Spinoza flirta avec cet extrême…
Autrement dit, nos fondements logiques de pensée, toujours limités, dépendent de composantes axiomatiques correspondant à des choix, à des soutiens, à des liens arbitraires qui nous donnent légitimité. Plus ils sont nombreux et articulés moins le risque est grand de se retrouver sans base.
De manière encore plus simple, sans cesse, le contexte social soutient le sujet, le valide plus ou moins partiellement. Réciproquement le sujet soutient ce social et le fait fonctionner. Ce double mouvement n'est évidement pas une tautologie dans la mesure où il ne se situe pas au même moment ni dans les mêmes circonstances. Les résonances entre ces deux plans, par le rôle qu'elles permettent, définissent un sujet ainsi constamment changeant.
Aborder par la castration le problème des traits psychotiques fait apparaître une première explication de la complexité du traitement : ils prennent naissance dans un contexte rigide où ils sont une forme d'adaptation, mais trop pauvre, qui va rapidement être prise au dépourvu : encore une fois, ce désarroi n'est pas lié à une impossibilité de la pensée mais à sa difficulté à affronter des problèmes nouveaux. Mais le sujet aura tendance à rechercher, retrouver le contexte rigide, incastrable qui lui permet de penser, même de manière très incomplète et très insuffisante. Au moins peut-il là exister. Ceci crée un cercle vicieux puisque le sujet lui-même se réfugie dans un contexte qui détermine inconsciemment sa structure.
C'est la proposition d'une autre structure de fonctionnement qui peut refonder sa subjectivité sur d'autres axiomes, invalidant les précédents, si l'on accepte de considérer que le sujet n'est pas définitivement enfermé dans la psychose. Cependant, on comprend l'extrême difficulté et la longueur du traitement, la force de la souffrance puisqu'il faut passer d'un système à l'autre, incompatibles entre eux, en traversant de graves conflits… Chaque système ayant pour but d'exister par lui-même, comme tout système organisé, il suscite de violents conflits d'appartenance.
On voit par ailleurs la définition la plus mathématique de la castration : elle entérine l'aspect partiel, souple des axiomes qui forment notre désir et nos actions. En fin de compte il s'agit d'accepter la finitude de nos systèmes logiques et probablement de notre système physique également. C'est l'impossibilité radicale de ce fonctionnement hétérologique qui est à l'origine des traits psychotiques.
Le lien au contexte fonde une logique locale dont l'existence n'aura de validité que tant que la rencontre entre le sujet et ce contexte reste possible et licite. Ainsi, passer d'une logique à une autre est probablement la meilleure façon d'éviter d'avoir trop de traits psychotiques. Ce cheminement a évidemment des limites humaines : toute logique n'est pas immédiatement acceptable et assimilable par la pensée, le seuil étant variable pour chacun d'entre nous. En tout cas, moins l'enfance et l'éducation sociale sont aptes à accepter et tolérer des logiques diverses, plus le risque est grand de rencontrer des traits psychotiques de déstructuration à l'occasion de changements de contexte logique. Evidemment, quand le patient retrouve une capacité suffisante pour circuler entre des logiques diverses, il a le même type de réaction pour gérer sa liberté que l'adolescent et veut, dans une certaine forme d'ivresse, user de son nouveau système, profiter de la vie, en liberté parfois exagérée par rapport aux logiques aliénantes qui l'avaient si longtemps arrêté. C'est la raison pour laquelle les éléments de transfert dans ces traits sont souvent labiles et ne permettent pas toujours de longs suivis. Une relation thérapeutique trop fixée n'est pas toujours très bon signe quant à la résolution de ces problématiques hétérologiques, dans les traits psychotiques.
Elargissons notre visée à chacun de nous : il est parfaitement repérable que l'équilibre subjectif fonctionne, soit grâce au recours à une logique défendue bec et ongle, soit par la possibilité de circuler souplement dans un monde divers et varié, au risque de perdre et d'abandonner un certain nombre d'éléments au passage. La première position peut être décrite comme paranoïaque à son extrême, la seconde comme schizophrénique lorsqu'elle est exagérée elle aussi. On n'aurait guère le choix qu'entre les deux, ce qui explique les difficultés de la psychiatrie par rapport à ces pathologies, en réalité deux aspects du normal simplement poussés à leur extrême. A la limite, le schizophrène s'adapte à tous les mots qui passent (fonctionnement métonymique), à tous les faits qui surviennent, sans pouvoir développer aucun élément de structure interne, tellement la circulation référentielle est rapide et vive, alors que le paranoïaque ne peut se supporter que d'un discours dominant, le plus souvent maternel, parfois personnel, hors duquel il est dans l'insécurité la plus totale.
Il n'existe pas d'alternative à ces deux systèmes si ce n'est de passer le plus souplement possible de l'un à l'autre. La vie consiste à continuellement se perdre (schizophrénie), puis se retrouver (paranoïa)… L'avantage qu'il y a à banaliser ces structures est énorme : il permet un rapprochement transférentiel indispensable pour la reconstruction dans la relation thérapeutique. Le jeu de rôle a avantage à être connu du thérapeute…
Morcellement psychotique
Nous avons vu dans le chapitre précédent le rôle central du plaisir dans le sentiment d'unité du corps et donc de la pensée. Il faut à ce propos dire un mot de l'éclatement que subissent parfois les représentations corporelles dans le trait psychotique.
En réalité, la vraie question de l'éclatement, je l'ai traitée dans le chapitre sur la psychosomatique. C'est en effet à ce niveau que l'éclatement est réel, que l'éparpillement physique est patent et fixé.
Le problème qui se pose dans le trait psychotique n'est pas celui d'un corps éclaté pris dans l'identité, géré, traité comme tel par le sujet comme dans l'hypocondrie ou la psychosomatique. C'est celui de la souffrance d'avoir un corps unifié et éclaté à la fois, car trop ouvert aux logiques contradictoires des autres, dont il dépend exagérément. Comme le soulignait bien Pierre Garnier, un de mes formateurs en psychothérapie (psychodrame), s'il y a une souffrance, une angoisse de l'éclatement, c'est bien qu'existe une unité corporelle à la base : si cette unité souffre, c'est bien qu'elle existe.
Il suffit que ce corps devienne moins dépendant, moins fusionnel, pour que la douleur psychotique d'éclatement soit remplacée par le plaisir de circuler, de se mouvoir, en soi et avec les autres. En effet, rencontrer, c'est être autre, sans cesse. C'est passer d'un autre à l'autre, donc d'une idée de soi à une autre. La question du morcellement psychotique est en réalité celle de la dépendance exagérée à l'autre, qui bloque le mouvement. Le corps multiple (Spinoza) ne peut s'inscrire dans le monde signifiant du sujet, du fait de cette pression symbiotique. La dissociation corporelle est la traduction du don du corps, sacrifice immense fait à l'autre.
Le fait est d'ailleurs évident cliniquement : toutes les personnes qui souffrent de traits psychotiques sont dans une ou plusieurs relations de dépendance fusionnelle à leur entourage. L'image inconsciente du corps n'est pas suffisamment séparée de la présence réelle et imaginaire de l'autre. La disjonction, l'autonomie suffisante sont impossibles. Le sujet ne peut plus développer de logiques subjectives suffisamment personnelles, et reste constamment victime de changements axiomatiques incontrôlables, liés autant ou plus à l'autre qu'à lui-même. Les crises psychotiques à traduction physique surviennent dans ces éclatements de logiques, fréquents et prévisibles quand la dépendance est exagérée. Ce n'est que le témoin que l'image inconsciente du corps n'est pas suffisamment individuée, donc déliée de l'autre. Le corps réel, constitué, souffre de cette aliénation, ce dont est témoin la force de l'angoisse de ces moments, absente ou bien moindre dans l'hypocondrie.
D'une façon générale, tant au plan des logiques de pensée que de l'image du corps, les traits psychotiques naissent des aléas des fondements des structures internes, qui ont besoin d'appuis externes, humains, pour se développer et même se connaître. Aussi la dépendance précède-t-elle la compétence, qui s'acquiert par elle.
Que la dépendance devienne fusion, et c'est alors la capacité d'apprentissage qui disparaît, impliquant les déficits cognitifs constants dans tout ce qui a rapport avec des traits psychotiques. Pourquoi ce morcellement, ces hallucinations, ces sentiments si angoissants pour le sujet qui est pris là-dedans ? Parce que la dépendance devient, à ces moments de crise axiomatique, visiblement fusionnelle, liant le corps réel du sujet au corps imaginaire de l'autre de façon indifférenciée. C'est donc la part externe du fondement pulsionnel du sujet qui apparaît dans le trait psychotique morcelé, c'est la manifestation intime, inconsciente de la dépendance.
Contrairement à la structure psychosomatique où le corps est durablement, réellement morcelé, parcellisé dans son fonctionnement d'organe, l'éclatement corporel psychotique n'est qu'épisodique, lié à des crises de la logique de pensée qui précipitent le sujet dans le domaine de la fusion à l'autre (potentiellement reconstructeur d'une autre logique subjective). Les hallucinations corporelles impliquent, dans mon expérience, toujours le lien entre le corps du sujet et celui, imaginaire ou réel, de l'autre. Tout ce qui a trait à l'automatisme mental concerne cette extériorité du registre pulsionnel du besoin désirant du sujet. On retrouve aussi cette notion de dépendance extrême dans la paranoïa, où le sujet est complètement dépendant du complot qu'il suppose, complot bien sûr externalisé, projeté. La projection est d'abord et avant tout une dépendance absolue à l'autre, ici pur miroir.
Là se situe aussi, fondamentalement, le travail psychothérapique d'un trait psychotique. Le transfert fusionnel représente la demande presque explicite du patient de recouvrer les outils psychiques qui lui font défaut pour reconquérir une part suffisante d'indépendance, une image de soi mobile, individuée.
De cette façon, la pression pulsionnelle rejoint peu à peu l'interne, l'authentique, et s'éloigne de l'externe, de l'autre dont le sujet dépendait en restant trop à l'écart de son être profond. Au fur et à mesure de ce travail long et difficile, les raisons même de l'éclatement peuvent disparaître peu à peu, souvent avec l'aide des traitements chimiques actuels de l'extrême angoisse psychotique.
La castration revisitée
La question même de la forclusion du nom du père, c'est-à-dire l'impossibilité pour le père de faire tiers dans la relation fusionnelle de la mère à l'enfant, dépend, au niveau théorique, de l'idée que la relation fondamentale du sujet, au départ, serait une fusion avec la mère, fusion modifiée par l'irruption du père, dans une intrusion qu'elle pourrait accepter ou refuser.
Mais cette théorie que partagent beaucoup de psychiatres est en soi un trait à risque psychotique ! Il dépendrait alors seulement de la mère que le père fasse sa place, ce qui est souvent expressément soutenu. Le fusionnel, donc la psychose, est ainsi supposé au départ… Mélanie Klein est le chef de file de ce courant psychiatrique flirtant ainsi lui-même avec la psychose, le fusionnel.
Si l'on pose au contraire que le tiers est présent dès le départ, dès la conception, dès l'origine même d'un sujet, la question de l'évitement du nom du père, prend un aspect différent. Elle devient un élément ajouté, une forme visible de résistance au tiers chez quelqu'un qui est fantasmatiquement inscrit dans un registre fusionnel.
Si certains sujets réfutent la triangulation, simplement parce qu'ils sont en incapacité d'y faire face, en raison d'instruments psychiques qui leur font défaut (nous verrons lesquels), cela n'a rien d'un départ obligé, d'un point d'origine inévitable.
D'ailleurs, en y regardant de plus près, rien de fusionnel n'existe, ni dans la conception, ni dans la naissance, ni dans les premières semaines de vie : la conception est chez l'homme un fait social, inscrit d'emblée dans le culturel en raison de l'armada de rituels, d'initiations, d'inscriptions symboliques qui l'encadrent dans toutes les sociétés qui ont une tenue symbolique minimum, où donc la vie sociale est possible.
Dans la naissance aussi, le tiers fait partie intégrante du processus, sous la forme de l'assistance (dont le registre parfois exclusivement médical est extrêmement contestable) et de la fête qui entourent cet évènement. Enfin, les premiers moments de la vie demandent une telle énergie que la maman et l'enfant sont portés par le social et le père, qui font là des tiers extrêmement importants et repérables. Notons en passant que bien des psychoses puerpérales sont tout simplement déclenchées, sur un socle certes un peu fragile, par un défaut massif du tiers porteur, paternel et social, absent au moment de la naissance et de ses suites immédiates.
En y regardant bien, on ne repère donc rien de fusionnel dans tout ce trajet. De même, ce n'est pas parce que l'embryon, le fœtus, puis l'enfant se situent à l'intérieur de la mère qu'ils y sont confondus. Dès le départ, se met en place le placenta, véritable barrière identitaire, dont la fonction physiologique est de gérer les échanges entre la mère et l'enfant en les protégeant l'un de l'autre dans leurs nombreuses différences, complexes à régler par les systèmes immunitaires respectifs. Tout ce qu'on peut soutenir est qu'une femme est traversée par un enfant, non, comme c'est si souvent dit, qu'elle lui " donne " la vie... Rien de fusionnel n'existe chez l'homme dans l'origine naturelle de son histoire.
Ne reste donc chez certains, certaines, qu'un fantasme fusionnel : la capacité primordiale qui fait défaut alors est que ce fantasme de fusion soit traversé ou dépassé par la capacité de jeu intérieur. Jouer pour soi, jouer à penser, à être simplement soi, implique des règles du jeu et un trajet dans le jeu. Pas de jeu sans règle. La première des règles qui permet de jouer est celle qui concerne le début et la fin du jeu. Si ce jeu n'a ni début ni fin, ce n'est plus un jeu et l'on ne peut vivre cela que dans une relation de dépendance extrême et fusionnelle. Il n'est en effet pas possible de passer d'une logique infinie, sans limite, à une autre. C'est donc autour de la question de l'inscription de la mort, de la fin, des limites (comme dans le fantasme phobique, simplement en plus massif ici) que l'inaptitude au jeu se structure de manière à empêcher l'existence de la dimension du tiers.
Un enfant pris dans un mouvement de soutien perpétuel à ce fantasme, aussi illusoire que le mouvement du même nom, saura qu'il ne peut jouer de la relation, celle-ci étant vécue comme infinie, n'ayant ni passé, ni futur ni limite. La dépendance à l'entourage sera extrême, fusionnelle, puisque seul ou presque cet entourage-là lui proposera ce type de pensée. (On revoit bien là, au passage, la différence entre un trait psychotique et un trait névrotique : le premier est une dépendance référencée à une personne réelle, avec un rôle fixe, incarné dans cette présence, alors que le second dépend d'une pensée, d'une structure de pensée intériorisée, dans le cadre d'un rôle cependant toujours mobile.)
Pour bien comprendre l'évolution d'un mécanisme psychotique, fusionnel, il faut donc d'abord reprendre la définition de ce que l'on appelle la castration… Freud la définit comme une limitation faite par les figures parentales à la toute-puissance du désir de l'enfant, désir pour lui de nature sexuelle. La toute-puissance du désir est évidemment centrale dans le trait psychotique lui-même, mais elle fonctionne aussi du côté de l'autre parental. Jacques Lacan a ouvert la voie en parlant de l'autre incastrable. S'il convient en effet que le désir du sujet soit clairement limité dans son efficience réelle et dans sa fonction de dialogue, il est important aussi, et surtout, que celui qui lui signifie cette limite exprime sa prise personnelle dans la castration, manifestant ainsi une limite à son propre désir, signalant que lui non plus, bien qu'interdicteur, n'est absolument pas tout-puissant.
C'est l'élément qui manque pour comprendre la question du nom du père telle qu'elle a été formulée par Jacques Lacan, puisqu'il n'est pas toujours explicitement dit, dès le départ, que le porteur de la loi ne peut l'être que s'il y est soumis lui-même… De même, bien entendu, pour la mère. L'idée même de forclusion, dans son irréversibilité de définition, laisse planer l'idée que le fantasme fusionnel maternel pourrait bien rester inamovible, indéboulonnable, donc tout-puissant, illimité. Et le psychotique qui en est victime, n'a plus qu'à le rester toute sa vie… Heureusement, ce fantasme n'est tout- puissant que dans la théorie ainsi structurée. La forclusion lacanienne supposant une toute-puissance maternelle indépassable, elle n'est donc, de mon point de vue, qu'un fantasme fusionnel de plus...
Tout ce qui s'apparente à des traits psychotiques correspond donc à des absences d'inscription de la limite du désir et de la toute-puissance, dans des registres plus ou moins étendus. Les variations de logique subjective deviennent impossibles, l'axiomatique, les fondements du sujet sont rigides, de ce fait fragiles, incompatibles avec le moindre changement, le moindre dialogue.
Les thématiques développées par Mélanie Klein sur les aspects schizo-paranoïdes précoces, avec les mécanismes d'introjection qu'elle décrit, ne peuvent exister que si elles servent de vérité pour le sujet, ici le bébé, que si elles se posent comme des conditions absolues et non négociables à son fonctionnement. On conçoit bien que les mécanismes d'appréhension symbolique et imaginaire qui démarrent chez l'infans peuvent être beaucoup plus nuancés dans l'application qu'en font les parents et correspondre à des formes où le doute, l'écoute, l'attention font office d'aménagement de la vérité parentale, de limite de leur toute-puissance éducative.
Dans ces configurations parentales, la relativité, dès l'origine présente dans la dimension du jeu, empêchera d'autant moins la loi de s'inscrire que celle-ci se montrera plus humaine, nuancée, laissant place à la dimension d'auto-conservation du sujet. On peut supposer à l'inverse que plus les parents seront sûrs d'eux, autoritaires et projectifs, plus les processus schizo-paranoïdes seront puissants chez le nouveau-né, avec des effets structurants dissociatifs sur le type de présence à l'autre qui va se mettre en place. Les axiomes des logiques subjectives ne seront pas remaniables par l'autre, via le dialogue, avec les conséquences graves qui s'ensuivent.
Par la suite, tous les stades de développement dont nous avons déjà parlé - correspondant aux poupées russes narcissiques qui s'emboîtent pour en arriver à la sublimation où le narcissisme se réduit à une transmission symbolique ultime - fonctionneront avec ce trait commun, souvent très angoissant, de la dissociation plus ou moins partielle entre soi et l'autre. Nous sommes là dans le cœur du problème : le processus psychotique, ouvert par un défaut de castration des figures parentales, laisse une trop faible proportion d'auto-conservation susceptible de traduction dans le processus narcissique : le chemin vers l'autre comporte trop peu de soi pour s'inscrire symboliquement. C'est là en effet que les axiomes des logiques subjectives se fondent, plus ou moins rigides, plus ou moins adaptés au contexte, dans une labilité fusionnelle variable. Le trait psychotique n'est lié qu'à cet effet de seuil, de proportion, et non de forclusion permanente, de structure définitivement acquise. L'autre réel aura toujours un rôle à jouer, une responsabilité dans la répétition de ces structures ou dans la chance de les remanier.
Ainsi, chaque évolution narcissique, mettant en jeu les mécanismes dont nous avons déjà parlé pour certains d'entre eux, mais de façon non exhaustive, aura ou non pour point commun de fonctionner dès le départ dans la castration. La castration, potentiellement présente bien avant le stade génital, bien avant l'Œdipe, concerne fondamentalement la limite symbolique du désir parental. Si l'infans est assuré de la castration fondamentale de l'autre, il est aussi assuré de la place de son propre désir en tant qu'il est différent du désir de l'autre, donc inscrit dans des limites dessinant l'humain. La multiplicité des axiomes, des logiques, leurs remaniements, lui sont ainsi garantis.
C'est autour de la défaillance, de la faille de ce processus, que les traits psychotiques se mettent en place et fonctionnent de façon plus ou moins massive.
Si l'éducation, se donnant comme la vérité dans la relation, exige l'absolue obéissance, l'absence de différence, de césure entre soi et l'autre, elle amène toujours aussi nécessairement à des mécanismes de dépendance. Je me répète, mais cela explique pourquoi les symptômes psychotiques, pour leur majorité, surviennent au moment de la prise d'indépendance, ou encore lors d'un changement de statut (paternité, maternité, ou autre). La dépendance à l'autre supposera en effet toujours l'absence de développement complet de la structure d'autonomie qui lui fait pendant, qui devrait pourtant s'acquérir grâce ce lien.
Tous les éléments fusionnels des traits psychotiques s'accompagnent de déficits, au niveau cognitif, de la structuration symbolique. L'accession au statut d'adulte met en jeu ce qui parfois s'appelle la réduction symbolique, à savoir le processus de transformation en capacité symbolique et cognitive de la qualité et du plaisir de la relation, du rôle, du transfert.
La castration est constamment un élément majeur d'articulation entre elles des logiques différentes. Elle est le fondement de toute adaptation aux autres et au monde, fondation aussi de la création des autres logiques dont le sujet a le plus urgent besoin : la castration est la fondation même de la capacité hétérologique. C'est à cet égard qu'elle est la plus parlante, la plus évidente. Je rejoins là les travaux des analystes antérieurs pour qui, fondamentalement, la castration, autrement dit le renoncement à la toute-puissance - métaphoriquement désignée pour l'enfant comme la possession de la mère, c'est-à-dire la possession du monde de ses désirs - est une donnée d'une importance considérable pour le développement des logiques du sujet. La loi qui se situe dans le registre de la castration est par là une nécessité sociale particulière dont la fonction principale est de pouvoir faire coexister les logiques individuelles.
Que toute présence humaine, souhaitée ou crainte, soit soumise à la loi, permet à la pensée de continuer au-delà de la présence immédiate, réelle, et d'utiliser le fonctionnement hétérologique, tant que cette loi soutient elle-même ces processus de limitation de manière suffisante. Mais on voit bien aussi qu'il n'y a pas d'idéal et qu'une loi qui ne résonne pas, qui ne soutient pas le sujet suffisamment pour qu'il s'y retrouve, ne fonctionne pas en relais quant à son désir profond et sa place. Une bonne loi est une loi acceptée... On notera en passant l'importance du débat actuel de la loi dans le social et les effets prévisibles d'une dénaturation de celle-ci.
Plaisir et hétérologie
La fonction qui rassemble les éléments indispensables à l'être pour sa survie psychique est une fonction thymique, c'est-à-dire la capacité de repérer et d'exprimer les sentiments de déplaisir ou de plaisir. Il s'agit là d'une fonction de synthèse psychique convoquant les éléments du corps et de l'esprit de sorte que le sentiment unitaire de l'être puisse s'exprimer du côté du plaisir ou du déplaisir, ce qui oriente à son tour les choix et actes du sujet, en lui permettant l'exploration des logiques et des contextes dans lesquels il se sent et se réalise le mieux, dans un remaniement axiomatique authentique et profond. Bien évidemment, l'altération de cette fonction n'est possible que de l'extérieur du sujet (sauf trouble neurologique fort rare), sous forme d'une pression qui trouble, invalide ou empêche la constitution de ladite fonction. Elle est donc liée au contexte. Luc Ciompi a élaboré cette recherche dans ses travaux.
La désorganisation intime de l'être, au niveau du sentiment thymique profond, altère profondément les logiques subjectives qui dès lors ne se mettent plus en place à partir du sujet lui-même. L'indifférence affective centrale qui accompagne les traits psychotiques implique donc que le problème est fort complexe à résoudre. Mais enfin elle peut inciter aussi à une certaine patience, première vertu lorsque l'on a affaire à des thématiques de cette nature. Cette patience correspond concrètement et pratiquement au temps parfois très long nécessaire pour obtenir une restructuration affective et cognitive significative.
La relation au thérapeute est d'une importance considérable dans ce contexte affectif, ainsi que l'entretien lui-même qui est littéralement le lieu de restructuration émotionnel du patient, et non simplement un lieu d'élucidation des causes de son trouble. En effet, tout ce qui a pu être écrit sur la particularité du transfert psychotique, dit fusionnel, massif etc., rend compte du fait que la relation thérapeutique elle-même fait partie intégrante de l'identité du sujet, en tant qu'élément de restructuration d'un certain nombre de modèles et de bases axiomatiques. Cela amène un certain nombre de complications. Beaucoup de thérapeutes hésitent à s'engager dans une telle aventure, étant donné que le transfert fait partie de la structure du patient pendant le temps du traitement. Qu'il suffise ensuite à lui permettre d'acquérir une assise symbolique minimum pour évoluer, en fin de compte, à distance du thérapeute, n'est pas évident d'emblée...
On ne peut traiter de tels symptômes sans être avec son patient, sans accepter de recréer quelque chose avec lui, de faire trace et de rester porteur de ce qui c'est passé. Il arrive fréquemment que le reste de ces avancées thérapeutiques consiste en quelques visites éparses tous les ans, tous les deux ans. Les patients viennent en quelque sorte vérifier que leur restructuration était bien fondée sur un rôle solide, une réalité sociale, celle en l'occurrence du rapport thérapeutique.
Encore une fois nous ne parlons pas de patient psychotique mais de traits psychotiques. De plus, de telles fidélités au thérapeute existant pratiquement dans toute cure, il convient que celui-ci soit bien au clair avec son engagement thérapeutique et son rapport au métier. Cette particularité du transfert entraîne une conséquence hélas ! très fréquente : le psychiatre à tendance perverse va " utiliser " ses patients à traits psychotiques, qui dépendent de lui, pour mettre en acte de différentes manières ses clivages psychiques personnels. Ces praticiens utilisent leurs patients comme objets de leur pathologie psychique personnelle, d'autant plus facilement que les patients en sont demandeurs dans leur tendance fusionnelle.
Ce modèle s'applique, hélas ! très banalement, à l'ensemble des collègues qui trouvent chez leurs patients une paranoïa, une schizophrénie ou autre, qu'ils estiment incurable : la structure étant supposée acquise biologiquement - rien ne le prouve actuellement... - le patient ne pourra d'après eux en guérir - le contraire est prouvé...- et restera donc assujetti à son psychiatre, à la médecine. En effet, dans ces cas fort nombreux, se trouve imaginairement supprimée la possibilité pour un sujet d'être libre et égal à son thérapeute, seul moyen d'instaurer le départ du lien transférentiel thérapeutique : le stade du miroir existe aussi dans la genèse du transfert.
On va faire au contraire entrer le patient dans une dimension de soins recouvrant inconsciemment un mécanisme de pouvoir sur l'autre qui s'exerce concrètement par un pseudo-diagnostic, puis par diverses surveillances, par des entretiens avec son entourage sans qu'il en soit toujours informé, par des mises en garde, des traitements plus ou moins forcés tels que les neuroleptiques retard que vont administrer des infirmiers passant à domicile à la date prévue par le psychiatre, etc. Cette sorte de mise en tutelle du sujet, - parfois judiciaire et quasi-automatique dans certains centres psychiatriques - peut correspondre à une satisfaction perverse profonde et inconsciente du thérapeute qui a ainsi quelqu'un à sa merci, lui qui craint tellement de l'être pour quelqu'un d'autre.
Tout cela est généralement recouvert par énormément de bonnes intentions à l'égard de la santé et du bonheur des patients, définis par ces psychiatres d'une manière très péremptoire, ce qui leur donne ainsi un minimum de bonne conscience. Il faut dire à la décharge de ces collègues que les revues psychiatriques regorgent d'articles authentifiant la " maladie ", par des procédés d'extension, à partir de tel ou tel fait partiel. J'entre dans le détail de ce dévoiement de la science en annexe.
On voit ainsi que la pensée psychiatrique fait littéralement obstacle au transfert lorsqu'elle procède par des jugements d'exclusion, où le psychiatre se refuse toute identification imaginable avec son patient. Ces données projectives dans le transfert, qui prennent souvent la forme d'étiquette psychiatrique, sont autant d'obstacles à son avancée.
Evidemment, si ces éléments psychiatriques constituent seulement des problématiques structurelles apparaissant à l'esprit du thérapeute en tant que questions, énigmes à traverser pour enrichir la compréhension, il s'agit d'une perspective différente : au contraire d'un mur interdisant un accès, c'est le balisage d'un cheminement possible à l'aide d'une théorie autorisant la réciprocité humaine, dans le plaisir du transfert.
Existe-t-il un sujet qui ne soit pas psychotique ?
Une première réponse vient d'une sorte d'analyse logique de cette question. En effet, si le trait psychotique se définit comme une croyance inébranlable, indépendante de la réalité et qui insiste au-delà du dialogue, nous avons là tout simplement la définition d'une erreur logique ayant la particularité d'une durée particulière. Une erreur logique qui dure, qui ne peut se résoudre, est évidemment une donnée axiomatique qui ne lâche pas l'imaginaire, dans un contexte qui, lui, a bougé. C'est la définition la plus resserrée du trait paranoïaque.
Comme il n'existe pas de système logique qui se supporte de la vérité universelle ou tout simplement de la certitude de la réalité, ce qui revient au même, on voit bien que toute logique comporte en son sein une croyance arbitraire, plus ou moins inébranlable, qui est son fondement même. Il paraît rigoureux de repérer dans ces fondements axiomatiques le noyau potentiellement psychotique d'un système logique subjectif. Aucun système logique ne pouvant fonctionner sans axiomatique, la question de l'arbitraire et de la croyance inébranlable fait partie de l'ensemble du système sans lequel le psychisme ne peut fonctionner. Si la croyance est inhérente au fond même de la pensée, il est toujours possible que celle-ci bascule si cette croyance chute…
On a vu que l'on pouvait en limiter les effets catastrophiques par une certaine multiplicité des systèmes logiques. L'être humain le moins susceptible de psychose est celui qui dispose du plus grand nombre de logiques adaptatives, lesquelles évidemment n'existent pas en nombre infini. De ce point de vue, même cet être idéal reposera sur des points d'origines hors desquels il ne pourra pas fonctionner et dont la destruction simultanée amènerait des traits psychotiques.
On peut prendre des exemples parlants. Chacun pourrait interroger la figure historique ou celle de ses relations qui lui paraît la plus adaptée, la plus équilibrée, la moins folle. S'essayer à trouver la limite de fonctionnement de ces figures rejoint les facéties de l'histoire qui poussent parfois à bout le plus raisonnable des hommes : que l'exercice du pouvoir favorise le développement de traits paranoïaques est de constatation parfaitement courante. La tentation de la pensée unique l'emporte parfois… L'expression populaire indique ainsi que le personnage en question aurait " fondu les plombs ", ce qui indique probablement l'impossibilité de gestion d'informations hétérologues pour lesquelles n'est pas faite l'illusion du pouvoir, unitaire par essence.
S'il paraît difficile de trouver des traits psychotiques à certains personnages historiques, c'est qu'il faut les situer dans leurs contextes. Ainsi, la figure évidemment sympathique et agréable de Bachelard, ou de Gandhi, ne présente pas beaucoup de failles menant à penser que ces personnages pouvaient fonctionner comme n'importe quel aliéné observé par la lunette psychiatrique. En réalité, l'hypothèse que je propose est que l'harmonie, la congruence, ont toujours été très grandes entre les propositions faites par ces personnages et la réponse du contexte. C'est pour cette simple raison qu'ils n'ont jamais perdu leur intégrité mentale. Stephan Zweig, autre écrivain " équilibré ", qui s'était toujours battu pour l'émergence de la lumière, au contraire, lorsque le contexte historique sombra dans le drame nazi, eut un trait que l'on peut qualifier de psychotique. En tout cas son suicide et celui de sa femme sont survenus dans une vie dont les fondements humanistes s'écroulaient, tournant brusquement en catastrophe.
Résumons-nous :
L'appétence humaine à aller vers l'autre aboutit parfois à se trouver prisonnier d'une logique externe, définissant alors le sujet d'une manière fixée, arrêtée et généralement douloureuse, qui se conclut par une dépendance fusionnelle. La psyché - hétérologue par nature - est alors réduite à cette seule logique aux fondements non remaniables par le dialogue.
Lorsque s'écroule ce contexte humain exclusif, qui de ce fait aliénait le discours concret du patient, se libère le versant imaginaire de la psyché, qui va encombrer le champ de la pensée et en limiter les développements. Dans les moments les plus forts de l'angoisse et de l'éclatement de la trop pauvre cohérence interne du sujet, vont se produire diverses voix et autres manifestations de cette présence imaginaire. Répétons-nous : si la littérature et le théâtre sont pleins de héros dont le mode de fonctionnement rejoint ce que nous cherchons ici, à savoir une déstabilisation fondamentale qui amène le sujet trop monologique à la folie - dont les figures de Don Quichotte et du Roi Lear sont les plus célèbres - il s'agit aussi de trajets qui se constatent simplement dans la vie, où les gens " craquent " parfois d'une manière très spectaculaire, dans les moments où leurs fondements principaux sont ébranlés les uns après les autres. L'observation clinique est parlante pour qui veut voir et il me semble insuffisant de poser qu'il y aurait toujours eu une faiblesse narcissique ou une maladie sous-jacente.
Impossible de supposer que la problématique narcissique puisse se clore une fois pour toutes, pour produire un sujet autonome et indépendant du regard et de la présence des autres humains. Aussi la question d'une éventuelle réduction symbolique définitive de la pensée à un mode de symbolisme qui lui permettrait de trouver une assise infinie et largement indépendante des circonstances extérieures est probablement illusoire : la réduction symbolique elle-même n'est donc jamais que partielle, le symbole portant dans son ombre une présence fondatrice, actualisable, qui en permet l'opérativité. Le risque même de la psychose fait l'humain, sa fragilité le fonde.
Toutes ces réflexions n'empêchent pas l'existence de tableaux psychotiques préoccupants, durables et complexes, qui donnent l'apparence d'une maladie autonome. On ne peut guère reprocher aux médecins d'avoir isolé le syndrome de schizophrénie, trop fréquent, trop régulier dans ses apparitions pour ne pas être frappant. Quant à supposer l'organicité de cette maladie, on sait que malgré les efforts immenses déployés dans ce sens, le résultat, exploré en annexe, est très maigre, largement insuffisant pour imputer ce trouble de la pensée à une causalité organique, biologique ou génétique.
L'hypothèse explicative que j'ai proposée a le mérite d'une très grande simplicité. Elle est constamment lisible dans le trajet extraordinaire relaté dans Perceval le fou, édité par Grégory Bateson. J'y renvoie le lecteur, ainsi qu'à l'œuvre de Jeanne Campion. Un autre texte magnifique de folie, mais qui lui se termine mal, est L'avallée des avallées, de Réjean Ducharme. On y voit le constant travail de sape que subissent les bases logiques de celle qui va sombrer ensuite dans l'univers de la psychose.
Evidement, plus la logique fondamentale du sujet est mise en défaut tôt dans son univers, plus les processus de connaissances, de structuration de la pensée, sont atteints, altérés, de sorte que le problème va rapidement s'auto-entretenir. L'inadaptation du sujet devient, en fin de compte, son propre fait, dès lors qu'il ne dispose pas des outils de connaissance lui permettant de s'adapter au monde. L'objectif à ce moment est, au niveau thérapeutique, de repérer les méconnaissances en question pour essayer de les compenser, de les réduire le plus possible, de manière à ce que le sujet dispose d'une plus grande adaptabilité aux situations relationnelles qu'il rencontre, dans le contexte complexe d'un transfert reconstructeur. Sinon, le désaccord entre les besoins du sujet et ceux de l'environnement finissent par provoquer un désinvestissement réactif plus ou moins rapide de la relation, ce qui, en retour, enferme encore plus le sujet dans ses productions imaginaires et vient aggraver son trouble. Cela constitue le champ d'exploration actuel des théories cognitives de la psychose, auquel je renvoie le lecteur, extrêmement utile dans la pratique reconstructrice de ces traits, à condition seulement que le transfert et son importance ne soient pas méconnus, au risque alors d'annuler catastrophiquement tout ce qui a été construit.
Enfin, il faut considérer la crainte, l'étonnement, la mise à l'écart, l'incompréhension que provoquent ces comportements " bizarres ", et qui aboutissent à la mise en place de transferts dans l'ensemble négatifs. Ces transferts renforcent l'inadéquation entre les besoins profonds d'existence et de reconnaissance du sujet, et l'altérité par laquelle il aura encore plus de mal à passer en raison des sentiments qui se projettent sur lui. Le trouble de nature psychotique conduit à un enchaînement dont la nature renforce ce symptôme et en explique largement l'évolution difficile et longue. Ce que j'appelle plus haut le rôle social est en effet l'interface qui permet de moduler un compromis entre l'intérêt profond du sujet et celui de l'autre. C'est là que se rejoue, dans le transfert, la possibilité d'une évolution affective et cognitive qui va permettre une nouveauté, un remaniement des besoins du sujet, améliorant son lien aux autres. On conçoit que si ce rôle, cette interface, restent négatifs, l'évolution narcissique soit bloquée, puisqu'elle en dépend.
Qu'est-ce qui distingue le trouble psychotique du trouble névrotique ou pervers ? En tout cas, pour moi, ce ne sont pas des sujets qui sont ainsi différenciés, mais des structures pouvant appartenir à tout sujet. Nous avons commencé par différencier le plan conscient, le plan inconscient et le plan contextuel, pour situer les troubles psychotiques du côté d'atteinte grave de l'univers contextuel, toujours fondateur.
La discordance entre le besoin du sujet et la place des autres (la Spaltung lacanienne) est cependant générale à l'être humain. On la retrouve donc dans toutes les pathologies puisqu'elle est présente chez tout homme. L'histoire de la relation, du fondement transférentiel du lien, étant aussi l'histoire référentielle des logiques subjectives, cette discordance s'inscrit en miroir dans l'axe narcissique.
En ce qui concerne le trait psychotique, en entraînant le fait fusionnel, cette division devient tellement prégnante que l'accent transférentiel sera plus directement mis sur la question de l'inconscient de l'autre, du psychothérapeute, sur la force référentielle et discordante de cet inconscient par rapport au patient. En effet, c'est à ce niveau que va se refonder la logique inconsciente dans laquelle la thérapie va se prendre. S'y indiqueront les limites du rôle, du transfert qui vont se créer entre le patient et le thérapeute. Le trait psychotique est directement concerné par les logiques subjectives référentielles des dialogues passés et présents dans lesquels le sujet se dessine.
Ces aspects ne sont pas négligeables pour les autres pathologies. Mais ils sont, dans les traits psychotiques, tout à fait déterminants, pour les raisons axiomatiques dont nous avons parlé. Il est à espérer que le désir profond d'un patient ne se retrouve pas en difficulté avec les axiomes de fonctionnement inconscient de son thérapeute, ce qui est le cas dès que celui-ci pense que son patient est définitivement psychotique.
Espérons faire avancer cette problématique de sorte que le trait psychotique puisse être largement banalisé, peu à peu complètement humanisé, et que dès lors plus personne ne soit complètement réduit à cela, fût-il dans l'état le plus profond du schizophrène le plus délirant. Un état comme celui-là devrait conduire seulement à dire qu'il y a " du boulot " pour raviver, rétablir un certain nombre de processus cognitifs et affectifs, mais que l'on reste cependant face à un être humain comme soi, mis à part cette distorsion fondamentale, plus ancienne peut-être pour lui que pour nous, du registre de son authenticité référentielle.
Notons enfin que les problèmes logiques rencontrés dans les traits névrotiques ne sont pas axiomatiques : ce sont des problèmes de développement, de compréhension, mais dans lequel la stature globale du sujet reste référencée en des lieux fiables et est remaniable dans le dialogue. Il s'agit de blocages, amenant des arrêts dans les déroulements logiques qui restent cependant suffisamment hétérologues, ce qui explique la plus grande facilité de maniement transférentiel dans ces cas. Ce qui veut dire en réalité que les erreurs transférentielles sont moins importantes puisque le patient se réfère à d'autres lieux que le transfert thérapeutique pour tenir debout… Lors du travail de traits psychotiques, le transfert n'a pas de particularité spéciale, contrairement à ce qu'on dit souvent, si ce n'est que les erreurs, dommageables dans tous les cas, sont là plus simplement graves. L'erreur la plus grave étant de baisser les bras, puisqu'on supprime alors le nouvel appui référentiel que le patient espérait…
Enfin on comprend que la question du présupposé biologique dans la schizophrénie n'est pas du tout une affaire de peu d'importance dans laquelle on pourrait trancher en disant : voilà, il y a un peu de tout, un peu de psychologique, un peu de relationnel, un peu de biologique… En réalité, le présupposé d'une atteinte biologique, en posant un homme d'une autre nature en face d'un autre homme, provoque, comme je le répète, une atteinte grave du transfert thérapeutique et de ses effets sur le traitement. Face à un mongolien, le résultat est tout à fait différent puisqu'il est réellement d'une autre nature, il le sait lui-même. Il n'y a pas de discordance, de dysharmonie profonde entre l'authenticité du sujet mongolien et ce qu'en pense le médecin qui est en face de lui.
Ce n'est pas le cas dans la rencontre entre un schizophrène et son psychiatre trop " médical ". Là, l'idée de la maladie va créer une distorsion dans la relation, qui n'est pas étayée par une réalité organique chez le sujet schizophrène. En tout cas ce n'est pas ressenti par lui, rien ne lui prouvant dans son être que ce soit vrai. Le risque que ce regard (renforcé ensuite par celui de toute la famille que le médecin fait souvent participer à ce processus) anéantisse la dynamique de reconstruction transférentielle est énorme. Il est probable que cette théorie médicale de la " schizophrénie " freine souvent le processus de guérison, y compris en favorisant une révolte du patient qui refusera en bloc et ce type de regard et le médicament qui pourtant aurait pu, aux plus forts moments d'angoisse, l'aider considérablement pendant la durée de la crise.
Un autre type de traits psychotiques, dit " de développement ", existe cliniquement, dans un processus sensiblement différent. Nous l'étudierons au chapitre suivant.
Mais laissons Anatole France nous conter un souvenir dans lequel les mécanismes décrits ici apparaissent bien : et la rupture altruiste, avec son inflation imaginaire, son aspect parfois partiel, laissant d'autres logiques subjectives exister ; et l'écroulement du monde, lorsque la base en est finalement atteinte, dans des temps ici différés grâce à une hétérologie malgré tout minimum, dont le temps finit par avoir raison.
" J'ai connu dans mon enfance un vieillard qui était devenu fou en apprenant la mort d'un fils unique, enseveli, à vingt ans, sous une avalanche du Righi. Sa folie consistait à s'habiller de toile à matelas. A cela près, il était parfaitement sage. Tous les petits polissons du quartier le suivaient dans la rue en poussant des cris sauvages. Mais, comme il joignait à la douceur d'un enfant la vigueur d'un colosse, il les tenait en respect, leur faisant assez de peur sans leur faire aucun mal. En cela, il donnait l'exemple d'une excellente police. Quand il entrait dans une maison amie, son premier soin était de dépouiller l'espèce du souquenille à grands carreaux qui le rendait ridicule. Il l'arrangeait sur un fauteuil de manière qu'elle semblât autant que possible recouvrir un corps humain. Il y plantait sa canne comme une sorte de colonne vertébrale, puis il coiffait la pomme de cette canne avec son grand chapeau de feutre, dont il rabattait les bords et qui prenait sous ses doigts un aspect fantastique. Quand cela était fait, il contemplait un moment sa défroque de l'air dont on regarde un vieil ami malade qui dort, et aussitôt il devenait l'homme le plus raisonnable du monde, comme si en vérité ce fût sa propre folie qui sommeillât devant lui dans un habit de carnaval. Il lui restait un vêtement de dessous très décent, une sorte de grand gilet noir à manches, assez semblable à ce qu'on nommait une veste sous Louis XVI. Que de fois j'ai pris plaisir à le voir et à l'entendre ! Il parlait sur tous les sujets avec beaucoup de raison et d'intelligence. C'était un savant, nourri de tout ce qui peut faire connaître le monde et les hommes. Il avait notamment dans la tête une riche bibliothèque de voyages, et il était sans pareil pour raconter le naufrage de la Méduse ou quelque aventure de matelots en Océanie.
Je serais impardonnable d'oublier qu'il était excellent humaniste : car il m'a donné, par pure bienveillance, plusieurs leçons de grec et de latin qui m'ont fort avancé dans mes études. Son zèle à rendre service s'exerçait en toute rencontre. Je l'ai vu interrompre des calculs compliqués dont un astronome l'avait chargé et fendre du bois pour obliger une vieille servante. Sa mémoire était fidèle ; il gardait le souvenir de tous les événements de sa vie, hors de celui qui l'avait bouleversé. La mort de son fils semblait tout à fait sortie de sa mémoire ; du moins, on ne lui entendit jamais prononcer un seul mot qui pût faire croire qu'il se rappelait en quoi que ce soit ce terrible malheur. Il était d'humeur égale, presque gaie, et reposait volontiers son esprit sur des images douces, affectueuses, riantes. Il recherchait la compagnie des jeunes gens. Son esprit avait pris dans leur fréquentation un tour pédagogique très prononcé. J'ai pensé à lui depuis lors en lisant l'excellent Traité des études de Rollin. Il n'entrait guère, je dois le dire, dans la pensée de ses jeunes amis ; il suivait la sienne d'un cours obstiné que rien ne pouvait rompre. Mais j'ai remarqué une disposition analogue chez toutes les personnes véritablement supérieures qu'il m'a été donné de fréquenter. Après s'être vêtu pendant une vingtaine d'années, été comme hiver, d'un surtout de toile à matelas, il parut un jour avec une veste à petits carreaux qui n'était pas ridicule. Son humeur était changée comme son costume, mais il s'en fallait de beaucoup que ce changement fût aussi heureux. Le pauvre homme était triste, silencieux, taciturne. Quelques mots, à peine intelligibles, qui lui échappaient, trahissaient l'inquiétude et l'épouvante. Son visage, qui avait toujours été fort rouge, se couvrait de larges plaques violettes. Ses lèvres étaient noires et tombantes. Il refusait toute nourriture. Un jour, il parla du fils qu'il avait perdu. On le trouva, le lendemain matin, pendu dans sa chambre. Le souvenir de ce vieillard m'inspire une véritable sympathie pour les fous qui lui ressemblent. Mais je crois que c'e