Nathalie Harize-Peyrouzet, psychanalyste à Saint-Jory, 31.
Résumé : le silence de l’analyste, fond de toile pour un discours
Le silence de l’analyste est sensé offrir la possibilité d’une parole. Ainsi, pour paraphraser J. Lacan, lui faut-il faire le mort pour tenir la promesse de son silence. Faire, dans l’impossibilité d’être, car cette annulation de lui-même ne peut jamais enfreindre la proposition que nul ne saurait « être » mort. Or, cette intention porte en elle, outre un ajustement ontologique, une véritable question sur le tissage du désir de l’analyste qui se traduira par l’investissement qu’il saura faire de ce silence.
Toutefois, la mort ne semblant exister que par le constat qu’en font les vivants, l’analysant, à son tour, sera partie prenante avec cette expérience qu’il catalysera, imprégnant alors le déroulement de la cure des aléas de la réflexivité de cet étrange dialogue.
Bordant le dire, le silence trouve ses limites dans la nécessité de l’intervention, sous l’empire de la subjectivité de l’analyste aux prises avec cette rencontre que reste, dans tous les cas, la cure. Parler, pour l’analyste, peut se faire au prix d’une autonomisation relativement à ce qu’il peut vivre comme une doctrine ou d’une prise de risque, mais atteste aussi d’une invention constamment au travail afin de ne pas laisser perpétuellement seul celui qui ressentirait le soliloque comme faisant de lui un monstre, une énorme langue (Roland Barthes in Fragments d’un discours amoureux).
Albi, le 12 Décembre 2009
Le silence du psychanalyste
fond de toile pour un
discours
« And the vision that was planted in my brain still remains Within the sound of silence » Simon &Garfunkel "The Sound of Silence" , 1964 « Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette »
Molière, « Le médecin malgré lui » (Sganarelle,acte II, scène IV)
Je souhaiterais remercier Michel Lévy pour m’avoir permis de réfléchir mais surtout de tenter d’ordonner quelques idées sur ce morceau de choix de la cure que représente le silence de l’analyste. Ma première réaction, soulignant certainement un goût un peu prononcé pour l’aporie, fut de me dire : « Ca n’existe pas ! », et de me réjouir a priori de travailler autour d’un concept qui ne possède de réalité que celle dont chacun fait l’expérience. J’ai donc tenté d’explorer, en toute subjectivité, les tenants et les aboutissants de ce qui m’apparaissait être le silence de l’analyste dans la cure, me trouvant parfois face à une actualité, un peu ancienne il est vrai, qui me laissait croire que je n’étais pas seule dans mes tentatives d’éclaircissement et de justification de cette attitude si spécifique (cf. Article de B. Bantman dans Libération du 20/10/1995). Je précise juste que je me suis strictement attachée au silence de l’analyste dans la cure et non hors de la cure ; qui me semblait, ce dernier, être un thème plus particulièrement lié à la discrétion et au secret professionnel. L’analyste est de toute façon concerné par ses deux formes de silence.
Le silence m’apparaît donc comme une entité théorique, plus que physique, fondamentale. Il semble n’exister absolument que dans la mort. Tout ce qui vit vibre et est, à cet égard, non silencieux. Si l’on souhaite le silence il faut donc « le faire » ou plus précisément « faire comme si... » sachant que ce qui est à notre « portée » , comme en musique d’ailleurs, c’est de tenter de ne pas faire de bruit ou de se taire. On ne pourrait donc faire qu’un semblant de silence en commençant par se taire.
Dans le contexte psychanalytique, Jacques Lacan a proposé une approche du silence et plus largement de la posture de l’analyste en les liant à une représentation de la mort: « Ceci veut dire que l’analyste intervient concrètement dans la dialectique de l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position comme disent les Chinois, soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre résistance là où il est autre avec un petit a. Dans les deux cas et sous les incidences respectives du symbolique et de l’imaginaire, il présentifie la mort »[1]. A de nombreux égards nous allons voir que cet enjeu est avant tout fictif bien qu’il véhicule une allégorie intéressante, et que pour avoir un semblant d’effectivité il devra consentir un ajustement ontologique. De quoi s’agit-il ? Il se pourrait que mon envie de préciser le propos tienne pour moi à ce que Jankélévitch appelait « un scandale pour la grammaire et une contradiction pour la logique »[2]. Ainsi, la mort est-elle l’annihilation de l’être ; ne dit-on pas d’ailleurs « il n’est plus » ? Comment alors « être » mort sachant qu’il n’y a aucun saisissement possible de l’essence de la mort? Troublant également, le fait qu’il ne s’agisse donc pas de changer d’état, mais de passer d’ « être » à rien. Le terme même de passage devient à son tour inapproprié car il sous-entend la liaison momentanée d’un bord à un autre. Or, la mort advient où la vie finit et puis rien… Même pas du vide qui pourrait justifier un vertige, non, même pas de vertige ! Il n’y a donc aucun devenir dans la mort : on ne devient pas autre (ni avec un a, ni avec un A), ni différent, ni ailleurs… que du rien. Ce qui reste n’est que le fait des vivants : de l’horreur face à l’absurdité, une nécessité de parler ce qui n’est pas, afin de perpétuellement s’offrir l’illusion de cerner et de figurer un tant soit peu le constat que nous faisons tous du rien.
C’est précisément à cet endroit que l’analyste peut échapper à un risque de mystification ; à vouloir intentionnellement s’altérer (devenir Autre) il doit alors plutôt choisir de « faire » sans penser « être »[3]. Aussi, ne pourra-t-il jamais que faire planer ce qu’il croit être un sentiment de mort pourvoyeur, croit-il, d’échappement à l’être. Peut-être, alors, son silence débouchera sur une zone où existera la possibilité de penser tout ce qui est pensable dans l’impensable de la mort ! Que du travail de vivant tout ça !!
De son côté l’analysant, peut se trouver démuni devant le silence de l’analyste comme on l’est forcément devant la mort… avec ses moyens à lui pour continuer. Il peut d’ailleurs se mettre à croire à l’imminence d’une révélation comme c’est souvent le cas quand, la mort bordant la vie, il la prendrait pour un seuil et non une fin. C’est donc dans la perspective de « faire » plus que dans celle d’être, s’agissant de la mort ou du silence, que l’analyste pourra évoluer en tentant d’éviter des abus dans la convocation de ces espaces qui se traduiraient par une pensée où l’intention dégénèrerait en obsession ou en parasite du désir.
Ainsi donc, comment faire du silence un objet de connaissance ou, plus simplement, d’investigation, alors qu’il semble n’être qu’une expérience ? Ce n’est pas un hasard si toutes les religions, à un instant de leurs rituels, y convient leurs fidèles. La psychanalyse également ! Il est vrai que le silence, instrument de travail de l’analyste, apparaît souvent comme la condition la plus favorable à l’éprouvé et à la représentation de la présence de l’Autre. Il est l’approche d’un bord pour le sujet qui fréquente à cette occasion comme le négatif de la parole, révélant ainsi les potentialités d’un autre discours. En effet, le silence se vit mais ne se dit pas (ceci est un truisme) !! Acceptons donc que théoriser sur le silence peut relever d’un type de discours baroque qui tente de s’énoncer dans une tentative de maillage avec pour but le remplissage d’un concept qui, lui, ne se définirait que par ce qu’il vectorise (le calme, l’angoisse, l’écoute, etc.). Ce à quoi je me risque !
Très régulièrement, combien de personnes viennent-elles exprimer une demande d’aide qui, fort imprécise soit-elle quant au contenu, présente toutefois un aspect commun : le souhait d’un auditeur parlant ? Soit secondairement à une première démarche où le silence de l’autre a été vécu comme de l’hermétisme, soit à l’occasion d’un premier pas guidé par ce qu’il auront préalablement entendu de ci de là, mais qui néanmoins leur fait craindre une absence de soutien. Ils peuvent parfois être encore plus précis allant jusqu’à avancer qu’ils nécessitent plus la rencontre avec un psychothérapeute qui, lui, parle qu’avec un psychanalyste qui ne dit rien ! Mon attitude face à ces demandes chargées essentiellement d’inquiétude est de considérer et le patient et le silence comme deux personnes qui manifestement ne se connaissent pas, en dehors de préjugés, et progressivement d’entamer les présentations, comme on dirait, les introduire au moins une à l’autre. Il est vrai que notre époque n’érige pas forcément le silence en espace de transmission, lui préférant généralement paroles et mots dans le but de dire, avant tout ; comme si le silence, dans un halo de mystère, faisait courir le risque du secret (se-crée ?), du travail intérieur à l’abri de la diffusion et de l’exposition. Le silence et la parole me semblent aussi indispensables en psychothérapie qu’en psychanalyse où, loin de cette injonction contemporaine de formulation à tout prix, l’un et l’autre vont être potentiellement capables de provoquer bilatéralement l’amorce d’un mouvement. Leur manipulation est différente et requiert, dans tous les cas une initiation, si l’on veut faire de cette rencontre que constitue la cure ou la thérapie, un espace-temps générateur de subjectivité ou d’élaborations ; et ainsi permettre à l’individu de commencer à se considérer non comme un conglomérat de pièces plus ou moins bien assemblées et sans trop de rapport entre elles, mais comme un sujet à part entière en charge de son désir. Sujet aux prises lui-même avec un silence dont la conscience lui échappe, que je qualifierais de structurel, et qui serait l’apanage des processus de refoulement.
Délimiter et tenter une approche et un positionnement cohérents de l’analyste quant à son silence, ou ses silences, et ses interventions revient à équilibrer et à tenir compte de deux pôles apparemment éloignés mais ne disant jamais que les moyens et la fin. J. Lacan lui-même pouvait illustrer cette continuité quand il écrivait à un endroit la nécessité de « faire le mort » et à un autre: « (…) de ne pas vous laisser seule dans une détresse où je vous ai sentie à un moment toute perdue »[4]. Il s’agit donc bien présentement de cesser de faire le mort ! Ainsi donc cette proposition se relativise-t-elle incessamment dans sa constante mise en perspective avec le désir de l’analyste.
Pourquoi se taire donc ? Pour écouter mais surtout pour tenter d’entendre. Entendre en silence consiste à faire entrer la parole d’autrui dans son esprit et à empêcher que cette entrée, qui est toujours une capture et une trahison, puisqu’elle est une traduction[5], ne soit en même temps une disparition de l’inouï qui peut-être s’y tient. Si le silence est d’écoute, jamais l’écoute n’est passive et si donner du sens ou vouloir éviter d’en donner est un réflexe humain, c’est activement toujours avoir affaire à soi.
Le silence n’est jamais sans signification ; il est un signe d’une plasticité spécifique qui reçoit sa signification de son contexte. D’une atmosphère propice au repos ou au recueillement, il peut devenir porteur d’effroi et d’angoisse juste en fonction du sens qu’on lui prête et du contexte dans lequel il apparaît.
Il se trouve que très souvent, le silence de l’analyste traduira la volonté de ne pas donner de sens. Mais écouter c’est aussi ne pas entendre ce qui est dit et engendrer une autre parole issue du frottement de deux champs étrangers, mais issue aussi de son oubli. Et favoriser ainsi qu’à une parole perdue se substituent des mots. Comme si pouvait alors se mettre à l’œuvre une énergétique de l’incomplétude dont cette dernière serait moteur en même temps que dessein. Ainsi, le silence ferait-il accueil à ce qui tient à une dynamique volontaire de recherche et d’obtention d’une satisfaction dans le fait de parvenir à trouver les mots pour dire, et simultanément à l’irruption de mots non consciemment constitués, témoignant d’une trace dans le sujet. Corpus de mots habillant la langue et relié à ce qui serait d’autant plus primordial qu’il serait vécu comme perdu ; perte non encore élaborée mais perte subie. Cette approche, ou plutôt cette qualification de parole perdue n’est pas sans rappeler celle du paradis perdu qui véhicule corrélativement la particularité de n’avoir jamais existé. Là réside son effet dynamique qui se traduit par la nécessité d’une quête initiée, dans le propos qui nous concerne, par la rencontre avec l’analyste. C’est donc au sein de ce parcours que des mots vont advenir, tramant une parole qui n’aurait jamais pu être délivrée ou révélée, inaugurale qu’elle est de l’occurrence du désir et de la subjectivité.
Le silence sert aussi à entendre le silence de l’autre, ce qu’il désigne indirectement ou involontairement, à ne pas le manquer.
Contrairement à ce qui avait été ma réaction première, ce n’est donc pas tant que le silence n’existe pas, mais c’est qu’il est une impossibilité pour l’analyste, car l’analysant porté par le transfert s’emploie à investir cet espace de toutes les manières possibles et à « faire parler » ce silence. D’ailleurs sur ce versant du transfert, a-t-on jamais rapproché la figure de l’analyste de celle de l’infans, c’est-à-dire de celui qui ne parle pas (in- privatif et fari « parler ») ? Or, outre les images parentales dont il peut transférentiellement être le support, c’est aussi cette figure d’enfant qu’il est amené à réactualiser souvent. L’enfant qui ne parle pas car il n’a pas les mots: seul l’analysant les a ou pas; mais lui seul peut les apporter! Ce n’est que lorsque l’analyste les aura perçus et reçus qu’il dissoudra périodiquement cette fonction d’infans en la métissant non de savoir mais d’oubli volontaire d’un savoir. Le silence pourrait-il être le théâtre le plus favorable à la mise en scène du transfert et au développement de ses éléments ?
La condition absolument nécessaire à cet effet est la confiance de l’analysant en l’analyste qui autorisera ainsi le silence fécond de ce dernier ! En le gorgeant de sens et en l’interprétant à l’envi, le « rien dire » de l’analyste pourra devenir le lieu de naissance d’émotions les plus contradictoires. Apaisant, le silence peut être interprété comme signe d’attention soutenue est comme une porte ouverte à l’expression.
Cela étant, l’absence de paroles de l’analyste me semble avoir une fonction première ritualisante de rupture, en ce sens où elle permet d’aménager tout un environnement qui devient alors propre à une nouvelle approche de la parole, du discours, de soi et de l’autre ; alors très loin des injonctions sociales et des codifications rhétoriques. Dans ce nouvel espace de silence, l’analysant à son tour va injecter sa codification personnelle, en pondérant ce silence de charges négatives (réprobation, désaccord) ou positives (attention, soutien, indulgence) et, très différemment suivant le stade de la cure, pouvant ainsi aller d’une perception d’encouragement à un sentiment d’abandon. Intensifiant ou atténuant la portée des paroles prononcées, ce silence peut fonctionner comme une chambre d’écho ou comme une pièce muette.
De plus, le silence de l’analyste est porteur de spécificités. Il m’apparaît comme un silence d’adresse qui postule un destinataire capable non seulement de recevoir ce silence mais encore de le réfléchir ; c’est donc ici qu’intervient la fonction interprétative de l’analysant, qui ainsi sollicité par le silence va, à son tour, alimenter cette réflexivité. Bien que manifeste, elle s’avère difficilement pénétrable et analysable : le contenu n’en est souvent perceptible que dans l’éprouvé ; mais elle assure la propagation d’un geste tout à la fois corporel et psychique. Mais cette réverbération perceptive peut aussi laisser germer l’illusion d’une connivence que seul l’analyste devra être en mesure de rectifier si nécessaire.
Cette idée d’un silence comme parcelle où s’effectueraient en fait des échanges qui ne se disent pas, pose forcément la question de l’engagement de l’analyste dans son propre silence et du désir avec lequel il s’y meut.
Une image m’est venue assez spontanément dans cette interrogation, celle du cinéma muet (lui même absolument pas silencieux bien qu’exempt de paroles) et plus particulièrement le souvenir d’une scène dans « Nosferatu » de F.-W. Murnau (1922) quand Max Schreck, interprétant le rôle-titre et invisible à l’écran, répand son ombre sur un mur. Allégoriquement, l’analyste[6] pourrait bien avoir quelque chose de cette ombre qui autorise toutes les projections sans jamais apparaître, en personne, aux yeux de l’analysant. A accepter de devenir ombre, on accepte d’être pris pour l’Autre tout en sachant qu’on ne l’est pas. Cette posture pourrait un peu lapidairement être dite, à son corps défendant mais non défendu. La plasticité de ce qu’offre l’analyste de cette place autorise alors toutes les combinatoires entre le désir au travail de l’analysant et ses signifiants sans en consolider préférentiellement aucune.
Mais à une ombre seule est forcément rattaché un manque, carence d’incarnation, bordant inlassablement tout essai volontariste d’unification et de fixation des représentations. Il faut donc se taire, c’est à dire générer la construction d’un silence : penser en sachant que ce ne doit pas être dit, par là même se frustrer juste pour attendre et s’efforcer de ne faire qu’avec les apports de l’analysant. Il s’agit donc bien d’un renoncement ou d’une perte, a fortiori si l’on croit l’intervention justifiée.
Car l’analyste, en cette frustration, s’extrait d’un besoin spécifiquement humain qui est de nommer et qui répond à l’illusion d’avoir prise sur le monde par l’intermédiaire du langage.
Ce manque peut devenir alors un lieu de surgissement et de remaniements.
A cet endroit, le silence souhaite convoquer la parole, un dire, à condition de guider le patient vers ce silence de l’analyste qui serait idéalement (entendre « dans l’idée ») synonyme de calme intérieur absolu, sans traduire pour autant l’absence de vie, et serait censé favoriser un silence mental qui évacuerait alors savoir et jugement. A mi-chemin de ce projet, dont je ne sais s’il est humain, il y a un éprouvé par l’analyste de ce qu’il ne dit pas et qui lui apparaît comme un bruissement interne aux prises avec les formations amenées par l’analysant.
Le silence de l’analyste apparaît donc comme un discours car il s’agit aussi d’une réponse qui, lorsqu’ elle se constitue hors de la vocalité, va alors passer par le corps et pourra également avoir valeur interprétative. La respiration, les changements de position ou une déglutition un peu sonore vont dialoguer, souvent à son insu, avec ce qui vient de l’analysant et qui assigne à l’analyste une fonction d’objet (cf. à son corps défendant mais pas défendu !) ; ce corps, en se maintenant lieu d’accueil, serait alors occupé à réagir à cette définition émanant de l’autre soit en se défendant, soit simplement en manifestant sa présence ailleurs et non pas strictement dans le lieu assigné par l’analysant.
Prenons comme exemple une illustration de cette rencontre de deux corps au travers de ce que relate Bernard Seynhaeve (analyste à l’Ecole de la Cause Freudienne) : « L’analysant venait machinalement à ses séances. Il déplaçait son corps, il allait à la rencontre d’un autre corps ; son corps prenait le TGV de 15 heures, puis le métro, il sonnait à la porte, salle d’attente, angoisse, crissement de la poignée. Silence.
Les bruits de bouche, bâillements, souffle de la respiration, soupirs, frottements des pieds, tous ces bruits de corps émis par l’analyste, et d’ordinaire imperceptibles, étaient devenus angoissants. Il ne restait plus que la pure présence de deux corps. La présence épurée de l’objet. Deux corps se rencontrent, l’un s’assoit, l’autre s’allonge, ils ne se disent rien, puis ils se séparent jusqu’à la semaine suivante. L’angoisse était si forte à l’occasion que l’analysant se surprit un jour à s’enfuir de la salle d’attente. »
Evidemment le déphasage est risqué en permanence du vécu de ce silence du côté de l’analysant et de l’analyste, dans la mesure où l’analysant n’est pas seul à qualifier ce silence, l’analyste l’investissant intentionnellement. Autant cet aléa peut n’avoir aucune incidence fâcheuse sur le déroulement de la cure, autant il peut être un piège pour l’analysant en faisant miroiter le silence de l’analyste comme un réceptacle servant à accueillir et à conserver des énoncés à la manière d’une crypte. Le discours de l’analysant peut alors utiliser le silence afin de jouissance en déniant toute perception du manque tout en hallucinant une forme d’autarcie dans laquelle, sans intervention de l’analyste, il inclut ce dernier. Non pourvoyeur d’espace, ce manque s’instaure alors comme un vide ou un abîme que l’analysant ne peut plus investir, mais qu’il peut vouloir tenter de combler coûte que coûte au risque de dérouter son énergie vers la formation et l’investissement d’un espace fourvoyé.
Il me semble que la stricte observance du silence peut catalyser l’angoisse au risque d’entraver très gravement la capacité associative de l’analysant et consolider un sentiment d’esseulement. Oser intervenir nécessite d’avoir perçu à quel moment l’interprétation peut venir faciliter l’expression de l’inconscient.
Et si la fonction du silence ne trouvait ses résonances les plus profondes que dans l’ajustement des interventions toujours sonores et très souvent vocales ? Comme c’est le cas en musique où le silence autorise les phrases en les ponctuant, et génère la créativité du musicien tout en sollicitant celle de l’auditeur. Sauf … Sauf si au silence est substitué le mutisme de l’analyste. Cette attitude, si elle peut faire risquer à l’analysant le vertige de l’angoisse, amène nettement une interrogation sur le contenu du désir d’un psychanalyste muet qui confondrait ce qui doit rester un élément du cadre de la psychanalyse, le silence, avec un dogme inflexible et indiscutable, où se taire devient aussi du religieux. Que faut-il alors penser d’un tel analyste, des avancées de sa propre analyse, de son positionnement face aux Ecoles et aux théories, mais avant tout de sa position à lui dans les cures de ses patients ?
Ceci peut nous amener assez directement à énoncer ce que le silence ne devrait pas être. D’un côté, trop parler peut attester de l’évitement de la rencontre de deux inconscients et du travail qui s’effectue en nous en tant qu’analyste, et d’un autre, ne pas parler peut aussi équivaloir à rester planqué et à éviter ce même travail ! Et en toute trivialité, il ne serait donc pas souhaitable que garder le silence puisse se faire par confort afin de rester en retrait et de s’abriter de toute prise de risque. Mais risque de quoi au fait? Risque d’une intervention fausse ? Ou juste ? Le tout pouvant signer l’appréhension d’une forme d’interaction ou d’une rencontre. Qui n’a jamais pensé à un analyste qui se tairait par ennui, envahi qu’il serait probablement par un vide plus ou moins ponctuel ? Souhaitons donc que, le plus souvent l’analyste, soit au moins en train de veiller !
Quoiqu’il en soit c’est apparemment un point qui a mobilisé à un certain moment les psychanalystes dits lacaniens.
Le 20 Octobre 1995, la journaliste Béatrice Bantman signe un article, dans le quotidien Libération, intitulé « Le silence de l’analyste fait du bruit. L’interprétation est morte, ont affirmé les lacaniens lors d’un congrès »[7]. Elle y tente un bref compte-rendu de ce qu’étaient les XXIVèmes Journées de l’Ecole de la Cause Freudienne, ces dernières ayant pour thème : « Vous ne dites rien ». Les analystes reliés à l’obédience lacanienne se trouvaient ainsi sommés de donner explication et sens à l’attitude silencieuse dans la mesure où elle devait faire rupture avec l’interprétation. Jacques Alain Miller y lançait: « L’interprétation est morte. L’âge de l’interprétation, où Freud bouleversait le discours universel par l’interprétation, est clos. », et d’avancer : « C’est l’inconscient qui interprète. Et il interprète mieux que l’analyste. C’est pour ça que l’analyste se tait ». Or la suite de cet article rapporte, de la même manière, les justifications aux interventions de ceux-là même qui s’inscrivent dans une filiation lacanienne.
En bref, il faut se taire, mais pas complètement non plus !! Le but serait que l’analyste soit vecteur, dans ses interprétations, de parole pleine ! J’extrais cette proposition d’un article de Chantal Calatayud, de l’Institut Français de Psychanalyse Appliquée, « Jacques Lacan au service du vrai self ». Elle écrit : « (…) l’inconscient va découvrir « la parole vide » grâce au silence de l’analyste, identifié alors comme un refus qui n’est jamais que le refus d’être, le manque à être de l’individu qui, jusque-là, croyait ne pouvoir exister que parce qu’il pouvait être détenteur d’un plus, le phallus… L’inconscient va progressivement se préparer à rencontrer son inné grâce à la « parole pleine » de l’analyste : l’interprétation. »[8]. Mon interrogation est la suivante : comment être certain à chaque interprétation qu’il s’agit bien de parole pleine ? Il faudrait avoir pour cela une acuité extrême et surtout la conviction de l’exactitude de la place d’où on intervient, peut-être au mépris, dans ce cas-là, du travail qui s’effectue en retour chez l’analyste et qui procède de cette rencontre qu’est la cure. Que l’ambition soit l’adresse d’une parole pleine me semble louable à condition que l’on en soit ni dupe ni convaincu !
Comment ne pas craindre le dévoiement d’une découverte que fut l’utilité du silence, lorsque sa patiente enjoignait Freud de se taire pour la laisser parler et qu’accédant à sa demande il attestait là d’une véritable rencontre et d’un empirisme digne du chercheur qu’il était, quand on perçoit la docilité fervente avec laquelle certains analystes entendent pratiquer le silence ? C’est la tonalité que m’inspire la citation qui suit dans laquelle je ne peux m’empêcher de percevoir beaucoup d’obéissance dont je ne sais si elle est compatible avec un désir d’affranchissement du sujet. « Lacan s’est efforcé d’empêcher que son enseignement soit transformé en technique, c’est un désir à la hauteur duquel nous nous efforçons de nous tenir car c’est aussi une indication de sa part. »[9]. Même si l’intention est bonne, les mots sont là ! Comment inventer si on s’efforce de s’en tenir au désir du maître ? De telles orientations induisent le devenir d’une découverte en idéologie avec tout l’attirail qui s’y rapporte : les textes ne sont plus l’objet d’une relecture mais d’une exégèse, et certains seront plus investis que d’autres dans l’expression de ce qui ne reste qu’une fidélité.
Conclusion
Cela étant, ce phénomène est repéré bien au-delà des limites de l’univers analytique et, pour paraphraser Patrick Tort dans la conclusion qu'il porte à son ouvrage "La pensée hiérarchique et l'évolution" (Ed. Aubier), dans toute théorie encadrant une pratique, lors même qu’elle s’instaure d’une rupture et qu’elle peut être présentée comme un commencement absolu, doit à l’idéologie qui l’a précédée la chance même qu’elle a eue de pouvoir rompre avec elle. Ainsi en est-il de la psychanalyse et des règles, fondamentales ou en devenir de l’être, qui s’y rattachent sans cesse comme, entre autres, le silence du psychanalyste, l’association libre ou l’attention flottante.
Se rapprochant d’une mécanique perpétuelle, la récupération des résultats de ce que furent d’authentiques démarches de chercheurs fait aujourd’hui idéologie. Et leurs applications, souvent idolâtres, mêlent toujours sur un mode tensionnel l’allégeance à une figure tutélaire et les impératifs d’une application contemporaine de ce que certains psychanalystes entendent être des préceptes. Il peut ne s’agir alors que de l’exploitation d’un répertoire et non d’une innovation, ou d’une invention, mais plus réellement d’une répétition. Dans ce cas, « rompre le silence » peut être soit vécu comme une subversion (lat. subvertere : renverser) - seul compte le dogme et on croit le renverser outrageusement, ce qui n’est pas sans en appeler à une attitude religieuse – ou comme une transgression (du lat. transgredi: passer outre) – ne pas obéir pour aller au-delà et qui peut être la voie de l’invention. Toute la portée de l’intervention, fut-elle interprétative, pourrait bien dépendre de ce que l’analyste croit être sa position.
L’influence des effets qu’on pourrait qualifier d’appartenance ou de filiation, sans nul doute effective au niveau des détours psychologiques et réflexifs du processus d’élaboration de la théorie, ne l’est parfois plus au niveau des résultats, dès que ces derniers reçoivent de leur accord avec les faits et la logique des sanctions « objectives » qui seraient la progression de l’analysant vers l’émergence et la rencontre de son désir singulier. En d’autres termes : le silence ne suffit pas à la pratique. Il architecture une théorie. Il reste à la charge de l’analyste soit d’en faire un outil au service d’une intention, soit de vivre le silence comme une frange de doctrine ce qui le ramènerait à un fonctionnariat de la psychanalyse sans aucune place pour l’invention, ou pire, dans une inhibition d’habiter cette invention. D’où la nécessité d’interroger, à cet endroit, le propre cheminement analytique de l’analyste. Cette remarque est par ailleurs, entièrement superposable à l’analyste qui parlerait trop.
Cependant, l’idéologie aveugle aux conséquences positives de l’assouplissement et de la relecture du discours « paternel » freudien, lacanien ou autre, subsiste négligeant la rencontre hétérologique. Or cette dernière atteste, me semble-t-il, en plus de la charge pluri-potentielle de la confluence de deux inconscients, d’une attitude inévitablement mixte tenue par un sujet analyste qui est toujours, dans des proportions difficilement appréciables, inventeur de sa pratique et sujet d’idéologie. L’idéal serait de négocier avec cette dialectique en gardant comme ligne de travail « tout dépend de ce qui se dit et à quel moment » auquel cas « le tout ce qui se dit » n’échapperait hélas certainement pas aux contraintes sus-citées.
Peut-être ne faut-il jamais se priver d’une remise en question permanente de son propre silence comme analyste, investissant la tradition et la réactualisant constamment à l’épreuve des injonctions du vivant, manifestes dans la cure. Faut-il suivre la dernière proposition de Ludwig Wittengstein du Ttractatus logico-philosophicus qui écrit : «Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »? Marque d’humilité devant l’impossible appréhension de l’Autre, accommodation à l’absence de réponse et au manque comme si le silence, dans le meilleur des cas, pouvait garantir un accès privilégié à l’incomplétude immanente ; ou, possibilité de poser des mots dans cet espace, hors tout projet de le connaître ou de l’apprivoiser, dans une tentative d’ensemencement d’un réel sans jamais en maîtriser la génération? La cure serait donc ce lieu qui témoigne à la fois de l’indicible et de son expression, mais qui devrait échapper à toute théorie, fut-elle du Silence, dès lors que celle-ci ferait obstruction à la dynamique et à la créativité d’une rencontre.
[1] Jacques Lacan, « La chose freudienne » in Ecrits, Ed du Seuil, p. 430
[2] Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, « Quelque part dans l’inachevé », Ed. Folio, 1987.
[3] J’insiste à cet endroit sur la circonscription de cette attitude dans le champ des figurations relatives à la mort ; car à tout autre endroit, dans la cure, être me semble bien souvent plus générateur d’effets que faire !
[4] Jacques Lacan cité par Claire Brunet, « Une lettre » in La Revue Lacanienne n°3, Février 2009
[5] L’Italien souligne bien éthymologiquement cette parenté entre « tradire » (trahir) qui signifie « livrer à… » et « tradurre » (traduire) qui signifie faire passer d’un point un autre.
[6] J’ai choisi de limiter le rapprochement à l’ombre et de ne pas l’étendre à la figure du vampire ! Mais sachant que dans cette œuvre le comte Orlock (Max Schreck) est lui même une réincarnation, pourquoi pas ?…
[7] B. Bantman « Le silence de l’analyste fait du bruit… » in Libération du 20/10/1995.
[8] In http://www.ifpa-france.com
[9] Pierre-Gilles Guéguen, Argument pour le VIIème Congrès de la NLS, 9 et 10 Mai 2009 in www.ampl-nls.org