Embryogenèse de l’imaginaire
Introduction
Drôle de titre pour ce chapitre?! Mais c’est que la naissance de l’appareil psychique précède la naissance, et se met en place au moment où le cerveau commence à se former. Pour l’embryologie, cette étape, même si elle est progressive, est habituellement située au deuxième mois de grossesse. Les principales fonctions sensorielles, permettant d’accéder à l’extérieur du corps, sont en place au troisième mois, et rapidement, au quatrième, la motricité de l’embryon se relie alors aux stimuli extérieurs, voix et mouvements de la mère.
Beaucoup d’articles ont été écrits sur les interactions mère enfant, et il n’est pas question de reprendre ici tout ce travail, mais aucun, à ma connaissance, n’a exploré cette piste de la naissance de l’imaginaire, du processus originaire de son développement. C’est ce que nous allons tenter ici.
La raison en est que plus on connaît la genèse d’une instance, d’une dimension, plus on avance à la fois dans sa compréhension et donc aussi dans son abord thérapeutique. Ce qui est valable pour le corps, à travers l’embryologie, l’est aussi pour l’appareil psychique. Gageons qu’à mieux connaître sa construction, il sera ainsi plus facile d’en comprendre les aléas.
La difficulté principale de notre entreprise étant qu’elle n’a pas, à ma connaissance, de précédent…
Il est vrai que ce terme d’imaginaire, devenu un outil usuel de la psychothérapie et de la psychanalyse, est d’invention récente : c’est Sartre, en 1940, qui donna à ce terme le statut d’instance psychique59.
Rappelons la définition que nous utilisons pour le présent travail, ce qui est nécessaire, pour autant qu’il existe pratiquement une définition par auteur de ce terme ! Reprenant le Littré, mais en prolongeant la phrase c‘est ce qui, du psychisme, n’est pas réel, pas même de l’ordre du langage. Il s’agit de l’ensemble de la créativité intrapsychique et cérébrale, déliée du support sensoriel perceptif externe et du réflexe d’action. C’est donc le monde de la pensée, qui évolue en parallèle et séparée dans l’espace et le temps, du monde de l’action. S’ouvre alors tout le champ des résonances positives ou négatives entre ces deux dimensions.
Tout commence alors par la musique, qui est l’élaboration de ces résonances, et particulièrement ici la musique de l’autre, puisque le premier support perceptif est pour l’embryon le corps de la mère... C’est précisément ce que les chercheurs sur la genèse de l’imaginaire, même s’ils n’emploient pas le mot, découvrent lorsqu’ils se penchent sur l’éveil du lien humain.
Imaginaire, rythme et musique
Marie Claire Busnel60 est à l’origine de nombreuses recherches sur les perceptions sensorielles fœtales et néonatale.
Une expérience qu’elle a menée est particulièrement frappante?: les interactions, mesurées par les modifications de la fréquence cardiaque, sont les mêmes, que la mère parle à voix haute ou simplement en pensées à l’enfant qu’elle porte, voire légèrement supérieures dans le second cas?! Qu’on en déduise une forme de télépathie est l’idée qui vient de suite… Nous supposerons plutôt que lorsque la mère s’adresse à l’enfant, l’attention kinesthésique est probablement à son maximum, et un échange rythmique peut être perçu par le fœtus?: il existe pour quelqu’un d’autre, sans le voir !61
Busnel (1998) a comparé les réponses cardiaques fœtales dans les conditions de la vie réelle, lorsque la mère s’adresse directement au bébé avec une voix intonnée, ou lorsqu’elle parle à un adulte. En fin de gestation, on observe un pourcentage significativement plus élevé de changements du rythme cardiaque fœtal, synchrone avec la parole maternelle, lorsque la mère s’adresse au fœtus. Ces modifications sont similaires à celles observées chez le nouveau-né à terme éveillé lorsque la mère lui parle.
...
Sur un plan théorique, les avancées les plus récentes, et peut-être les plus importantes, de ces recherches sont probablement celles qui confirment et précisent la précocité des capacités du système auditif à traiter finement certaines caractéristiques du langage. De tels résultats, en effet, contribuent à expliquer les données des psycholinguistes sur les mécanismes du développement de la perception de la parole, qui montrent que les nouveau-nés de 2-3 jours sont capables de différenciations acoustiques très fines, portant sur différents degrés de variations temporelles, et que leur capacité à distinguer les langues naturelles s’appuie sur leurs caractéristiques rythmiques (Nazzi, Bertoncini et coll., 1998), précisément celles s’avérant les mieux préservées in utero. Ils peuvent également expliquer pourquoi les cris des nouveau-nés présentent déjà les intonations spécifiques de leur langue maternelle (Mampe, Friederici et coll., 2009).
Le fœtus se construit à l’abri d’une autre, qu’il perçoit par les échanges physiques, en fait déjà musicaux, comme dans la danse. Voilà une intuition un peu différente du concept de grand Autre élaboré par Lacan, et de l’idée de communication d’inconscient à inconscient de Dolto.
Ainsi, la fonction matricielle a-t-elle une dimension de dialogue, ici sensoriel, dès la conception, en tous cas assurément dès la motricité du fœtus. Ces échanges mère enfant existent pendant la grossesse, et ils sont forts nombreux62?:
«?Des recherches ont souligné l’importante sensibilité auditive du fœtus in utero : il reconnaît la voix de sa mère, un air musical familier, il s’oriente et s’anime lorsqu’il rencontre des sons intéressants, mais se détourne et se replie lorsqu’il entend des sons désagréables?[1]. Heidegger concevait l’être comme indissociable de la temporalité, mais nous pourrions aussi dire que la temporalité naît du rythme et de la répétition.?»
Ces observations se rapproche des remarques de Platon sur l’origine de l’inscription du petit d’homme dans les règles sociales, à savoir la musique de la mère63…