Les interventions et interprétations de l'analyste dépendent largement de la théorie qu'il se fait du trouble psychique et du statut de l'humain.
Dans ce texte, tout s'articule autour du concept que j'introduis en psychanalyse de « logique subjective ». Elle est l'articulation entre l'auto organisation interne et la complexité externe.
Mon hypothèse sur ce plan doit donc s'exposer de prime abord, et se résume à l'idée que la représentation du psychisme humain a été complètement bousculée par l'avènement à la fois du structuralisme et du statut très particulier du signifiant introduit par Lacan.
Le structuralisme est en fait postérieur à Freud, et, de ce point de vue, la théorie freudienne date énormément, il faut bien le dire. Il est clair que le matérialisme présent dans le structuralisme rend caduque toutes les traces de vitalisme présentes dans la théorie freudienne, du côté de la théorie des pulsions en particulier.
Mais aussi le signifiant lacanien, même s'il est issu du structuralisme, en propose une extension. Il n'est plus, comme chez Lévi-Strauss, un ensemble de faits culturels sémiotiques structurants et mettant en relation de changement réciproque des paradigmes sociaux, des mythes, mais il s'étend à cette dimension particulière que Lacan appelle le sujet, qui devient déterminé par les aventures du signifiant. On peut dire que chez Lévi-Strauss, le social est un espace changeant d'aliénation pris dans les structures organisées, langagières et mythiques, alors que chez Lacan, c'est le sujet qui devient un effet précis de ces structures sémiologique. Au fond Lacan a étendu au sujet ce que Lévy-Strauss a mis en place pour les peuples. Ce que Lacan n'avait pas tout à fait aperçu tient au fait que ces éléments signifiants sont en réalité tout autant des effets du discours déposé, fixé, ce qu'il appelait lalangue, qui est au fond la structure organisante développée par Lévy-Strauss pour les peuples, que tout simplement des effets du dialogue, et de ses conséquences.
Dès lors qu'on introduit cette fonction vivante du dialogue, le signifiant prend un tour beaucoup moins fixe, où le sujet s'épingle moins, comme disait Lacan, mais où il peut lui-même générer un certain nombre de changements dans le statut de ce signifiant, grâce à l'usage de l'espace de l’inter locution. On trouve l'élaboration de cette dimension dans les “Dialogiques” de Francis Jacques, je le rappelle.
L'idée que j'ai de la structure psychique, de l'appareil psychique, est donc désormais une idée qui ne laisse pas de frontière, grâce à l'usage des mots, entre l'intérieur et l'extérieur. Bien entendu, cette idée doit aussi beaucoup à la bande Moebienne de Lacan, mais qu'on peut comprendre et réintroduire là d'une façon clinique. Une conversation correspond à la sortie et à la ré entrée d'un certain nombre de mots, mouvements dans lesquels ces mots subissent les transformations de l’inter locution, et donc, une fois réintroduits après coup chez le sujet, ils en modifient en retour la structure.
C'est la raison pour laquelle je dis volontiers qu'une logique subjective, qui est cette logique liée à l'espace de la rencontre humaine, existe lors de chacune d'entre elle, et est alors un élément de remaniement de l'identité subjective.
Ainsi, si on n'introduit pas dans l'étude de l'appareil psychique ce qui est externe au corps, qui est précisément la conversation avec l'autre et avec les autres, on appréhende pas complètement ce qu'il en est de cette part de l'appareil psychique extérieure au corps, à la physiologie, et qui est ce domaine de la langue partagée.
Ce qui permet d'apercevoir la fonction clinique de cet espace d’inter locution, c'est à quel point, lorsque les traits psychologiques sont fixés, ce qui est en réalité bloqué, c'est cet espace conversationnel de remaniement.
Lorsque les gens sont aux prises avec un trait psychotique fort, par exemple, l'évidence est qu'il n'y a pas de conversation possible. Lorsque le dialogue redevient possible, la structure psychotique se remet à évoluer.
L’appareil psychique est alors cet écheveau infini de logiques subjectives successives intériorisées, liées à la langue et au corps, dans la complexe histoire de ces deux plans, continuellement réactualisés dans le présent des liens humains.
Une des conséquences de cette affaire est la question de la qualité de la relation, du plaisir de l'autre.
Bien entendu, pour qu'il y ait remaniement, il faut qu'il y ait avantage, intérêt. Il faut y trouver un plus de plaisir, qui est un aménagement énergétique positif pour le sujet, un gain sur l'entropie environnante. Le remaniement signifiant conversationnel, pour exister, doit être avantageux.
Aussi cette question de la qualité de la relation, du plaisir de cette relation, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, raison pour laquelle j'utilise les deux mots (le plaisir concerne la possibilité du remaniement, la qualité touche à ce qui se remanie...) sont les pré requis essentiels à toute relation transférentielle, à son existence même.
Il ne peut y avoir de changement psychique sans plaisir relationnel. Ou, dit autrement, les nécessaires tentatives d’auto organisation du sujet sur sa singularité biologique ne peuvent aboutir que dans le cadre d'une résonance suffisante avec l'espace de l’inter locution, l'espace social, l'espace du transfert.
Il ne peut pas s'agir d'un espace de séduction, auquel cas on revient à une perversion de la thérapie et de l'analyse dans laquelle les patients sont saisis au bénéfice du narcissisme pathogène et pathologique du thérapeute. Il ne s'agit pas d'un désir de captation, de jouissance, mais d'un réel désir de l'autre, d'un plaisir d'échange, de remaniement, de gain énergétique, d'un plaisir de son métier, tout simplement. Dans lequel tout ce qui se passe, y compris cette qualité, ce plaisir de relation revient au bénéfice du changement psychique chez le patient, ce pour quoi nous sommes espérés et payés.
Plaisir et qualité sont ainsi différenciés, justement en raison du fait que tout ce qui a trait au plaisir de la séduction, au sens d'une jouissance, quelle qu'elle soit, du côté du thérapeute, ramène à une captation du sujet, à une appropriation, ainsi que l'indique le sens juridique du mot jouissance, rappelant les anéantissements douloureux qu'ont pu vivre les patients dans leur existence, et ne faisant que renforcer les raisons de résister encore plus à une thérapie.
Ce que je désigne comme plaisir de la relation, c'est le simple fait que le respect, l'amour de l'humain, une empathie suffisante, savoir qu'on est toujours plus intelligent à plusieurs que seul, permet à l'être humain qui est en face de nous de s'y retrouver, dans un effet minimum de miroir et va permettre la tenue du travail transférentiel et l'analyse des structures.
Il ne s'agit donc pas seulement de qualité, mais aussi explicitement de plaisir. Si cette dimension de plaisir à l'échange inter-humain n'existe pas chez le thérapeute, pour son propre enrichissement, pour sa propre évolution, on en arrive à mettre de côté ce qui est finalement le moteur principal de tout mouvement psychique. Ce plaisir doit être discret, doit être mesuré, doit être encore et surtout le plaisir que quelqu'un se révèle à lui-même, doit être un plaisir pour l'intérêt de l'invention de la vie, pour le plaisir de l'argent, qu'on gagne de la sorte, aussi, de façon à pouvoir vivre ses propres jouissances et ses propres besoins narcissiques hors du champ professionnel.
La frontière doit être finalement nette entre la jouissance du thérapeute, et son plaisir de l'autre. Elle est d'ailleurs très clairement fixée de la sorte par la loi, et explicitement désignée dans le serment d’Hippocrate pour les médecins.
Remarquons que dans bien des écoles d'analyse, cette question de la jouissance du thérapeute est largement détournée lors de certains processus de désignation de transmission, lorsqu'ils sont liés à une analyse singulière. Ainsi, l'analyste qui favorise un de ses patients, pire encore s'il le désigne lui-même, est lui-même pris dans une jouissance de transmission qui peut faire bien des ravages. Il faut bien dire que la pratique freudienne dans cette question est exemplaire de ce qu'il ne faut pas faire, avec ses comités secrets et autres analyses d'adoubements qui foisonnaient à cette époque, avec les ravages bien connus de ces guerres de succession.
Ensuite, si tout ce qui précède est en place, la qualité de la relation concerne ensuite toute la saisie logique et intuitive des résistances et des évitements du patient, de façon à ce que l'analyste puisse régler son lien en fonction des singularités douloureuses qui s'offrent à lui. Il s’agit précisément d’une qualité d’empathie et de sympathie sans laquelle aucune logique subjective ne peut se mettre en place.
C'est dans ce contexte et dans cette idée du psychisme que les interventions et les interprétations vont trouver leur place.
C'est ainsi que beaucoup d'interventions, par exemple, vont porter sur la question du plaisir de la relation, et sa qualité. Encore une fois, si elles vont du côté de la séduction, elles vont au contraire de l'analyse. Mais il n'y a pas que les plaisirs de la séduction : existent aussi ceux d'avancer ensemble, d'être dans un chemin transférentiel, de faire un travail commun, de faire exister un cadre rassurant dans lequel une histoire douloureuse peut remanier son idée de l'humain, le plaisir de proposer à quelqu'un un pari sur le fait qu'une relation peut ne pas toujours être traumatisante, de trahison, de violence, et de captation.
Les interventions qui mènent à cette transformation progressive de l'idée que le patient se fait de la relation sont extrêmement nombreuses et importantes. Elles visent, par l'introduction d'une logique subjective différente, à décaler petit à petit les modèles logiques précédentes du patient, de sorte que quelque chose puisse se dire petit à petit de ces références traumatiques qui faisaient son être. Cet appui temporaire sur l'analyse, impose d'être très vigilant du côté de l'analyste à ce que ces interventions puissent petit à petit permettre aussi la venue d'autres logiques subjectives moins traumatisantes et plus agréables à l'extérieur du champ de l'analyse, dans le champ propre du patient. Elles ne doivent pas servir à nourrir une identification à l'analyste, comme c'est parfois soutenu sous le terme d'identification positive, et ne sert qu'à renforcer au prix du patient un narcissisme trop demandeur du côté de l'analyste. A ce moment d'ouverture hors de l'analyse, la question du lien de dépendance et du pouvoir du psychanalyste peut commencer à s'interpréter, à se poser autrement, dans une temporalité parfois longue.
Il est en tout cas fondamental que ce que l'analyste pense produire comme effet de désaliénation ne sont pas validé par lui tant que le patient n'a pas réinvestit en dehors de l'analyse. Il faut là une vraie patience, pour ne pas se réjouir trop tôt des effets d'un simple changement de dépendance... Le plus important d'une analyse est toujours ce qui se passe en dehors des séances, en dehors de la personne de l'analyste.
Dès que le patient se met à avoir plusieurs liens de qualité à l'extérieur, on retrouve cette dimension hétérologique fondamentale à la psyché humaine, et sans laquelle la notion même de subjectivité n'est pas pensable, celle qui permet la circulation du désir, dans un univers pluri référentiel, par nécessité. Dans un univers mono référentiel, c'est d'aliénation dont il s'agit toujours, la pensée n'y est pas permise.
C'est à ce moment où on constate une circulation hétérologique du sujet que les interprétations deviennent vraiment possibles, en particulier sur la question de l'aliénation, dans la mesure où le patient est alors prêt au plaisir et à la qualité de relation transférentiel ailleurs. On est alors proche de la fin de l'analyse. Nous reviendrons sur ce point.
On voit bien qu'une telle idée de l'appareil psychique ne permet pas de recette par définition, puisque les éléments principaux de la dynamique transférentiel vont être plaisir et qualité du lien thérapeutique.
Cette théorisation est pertinente, en ce qu'elle recoupe une observation connue de tout le monde, et depuis toujours, chacun constatant, lorsqu'on parle de recommander un analyste, qu'on met souvent en avant le fait de se sentir bien dans le lien avec le thérapeute, plus que le charisme, l'aspect “chef d'école”, ou encore la médiatisation littéraire ou télévisuelle.
Il est probable que c'est ce courant de sympathie minimal qui permet le fonctionnement des cures que nous menons. On comprend aussi mieux que des praticiens savants et rigoureux, attentifs à tout sauf à cette dimension de la manière de s'entendre bien avec quelqu'un, soit qu'ils aient un problème avec cela, soit qu'ils n'en comprennent pas l'importance, n'arrivent pas à grands résultats cliniques.
Toute parole prononcée concrètement à l’autre est donc trace d’un pacte social, lequel fonde l’effet signifiant. Cet effet de pacte social existe toujours, quelque soit le statut du dialogue. Si la suite d’un échange avec un juge lors d’un procès a bien plus d’effet signifiant que la conversation avec un copain de comptoir lors du rituel café du matin avant le boulot, il n’en reste pas moins que la parole concrète échangée est toujours chargée d’un sens social. Il s’agit de la parole adressée dans le dialogue, qui prend alors le statut d’identification, au sens symbolique de ce terme. Les mots de l’espace d’interlocution fondent cette part fondamentale de notre identité qui prête le plus au remaniement... Beaucoup d'expressions de la langue rendent compte de cela, d'"avoir le dernier mot" à "ce qui est dit est dit", en passant par "la parole donnée", "tenir sa parole" etc..
L’importance identitaire de cette part du discours est telle que toutes les figures de la névrose, la perversion, la psychose se lisent en fait non dans les aléas de la parole, mais dans les subtilités du déroulement de la conversation. Ce jeu des lignes de force entre ce qui est proposé par l’autre et ce qui est accepté, refusé, refoulé, dénié, forclos se déroule dans la moindre conversation, dans la mesure où le produit de celle-ci reste toujours, peu ou prou, de l’ordre du pacte social, c’est à dire le champ où peut se déployer ou non ce qui nous fait vivre en tant qu’humain.
C’est bien ce dialogue qui est mis en évidence par le silence de l’analyste, puisque le patient en présente alors le déroulement imaginaire, comme la lecture d’un texte de théâtre met peu à peu en scène l’ensemble des acteurs... Il est clair que le théâtre s’arrête dès qu’un spectateur fait irruption sur la scène. Ce n’est plus la même pièce, une autre s’invente, un autre pacte social aussi.
C'est dans ce cadre de l'effet signifiant que possède chaque parole lorsqu'elle est échangée que toute intervention de l'analyste s'inscrit. On comprend alors que les séances d’analyse vont constamment osciller entre théâtre classique, où se recueille et s’analyse ce qui était écrit, et le théâtre d’improvisation, où le présent se réinvente, parfois avec le public.
C’est là le pouvoir de la parole, de proposer à travers le pacte social un cadre concret à l’exercice du désir, et explique qu’il vaut toujours mieux que le patient ait le dernier mot, s’il veut élaborer vraiment le sien. Mais cela explique aussi amplement que se taire sur son authenticité se paye toujours cash sur le plan de la névrose, au prix de l’impasse de son désir, faute du pacte social où il pourrait vraiment s’appliquer... On voit ici en passant que le mode dominant des relations d’entreprise et même de l’administration actuelle, avec les multiples pressions qui visent à laisser l’unique présence du discours hiérarchique, parfois sous la forme déguisée de l’”esprit d’entreprise” est une véritable fabrique de névroses et autre harcèlements, lesquelles sont donc autant déterminés par le poids de la parole dominante que par le silence de la parole dominée...
Sachant cela, les interventions de l'analyste se font dans un registre qui n'est en rien différent : son silence, s'il permet le déploiement d'un théâtre dès lors analysable de ce fait, donne aussi pouvoir à ce théâtre, du simple fait qu'il existe dans cette conversation minimale qu'est l'analyse.
Mais ce trop de silence se fait aussi au détriment du désir de l'analyste tant sur son versant thérapeutique que personnel, s'il est trop systématique, avec un grand risque de dommage pour le patient, qui cultive ainsi le texte d'une pièce dans lequel il est alors en grand danger de s'enfermer d’une représentation à l’autre.
Dès lors, si on fait de l'analyse un art vivant, et non simplement une simple représentation de la présence de la mort à travers une éternelle répétition, même si celle-ci a à être à sa place pour que la transmission humaine prenne sa fonction dans le désir, il faut entrer un peu plus dans le détail de ce que sont les actions de l'analyste.
Il convient d'abord de définir les termes. L'interprétation et l'intervention en sont les principaux, puisque j'ai déjà traité du silence. Intervention et interprétation sont des actes dans l’analyse, donc des objets du transfert, à ce titre toujours à double face, consciente et inconsciente. D’un côté dupe du parlêtre, de l’autre dans la défense, le masque de l’être. L’usage de l’acte est toujours de faire deux dupes, le patient et son analyste...
Aussi l’effet d’après-coup est-t-il toujours de loin ce qui importe le plus dans l’acte posé... Il permet d’apercevoir l’effet de la duperie sur chacun. J’ai souvent dit que la définition même de l’inconscient était du côté de la découverte que le temps permet d’apercevoir les effets imprévus de l’instant. Les actes de l’analyste ne sont alors lisibles, interprétables que dans le déroulement du temps de la cure et de ses effets surprenants. On a le choix seulement entre la souffrance de la répétition et la surprise de l’émergence. Tant du côté de l’analyste que de l’analysant, faut-il le répéter...
L’interprétation a trois sens principaux : c’est d’abord un procédé mathématique qui vient, à partir d'une donnée en souffrance, d'un problème, proposer une solution logique déductible. Des règles préconçues s’appliquent sur des données pour en extraire le sens. C’est ensuite l’art de la traduction orale, dans lequel les interprètes tentent de faire passer le sens d’une parole à l’autre et d’une langue à l’autre. C’est enfin, depuis la psychanalyse, l’art d’extraire le sens latent d’une expression symptomatique, d’un rêve, d’un symptôme.
Le trait commun de ces trois sens est celui de la catalyse. L’interprétation permet en effet qu’une structure passe d’une forme à une autre, l’outillage de l'interprète pouvant aisément s’oublier ensuite, même si sa présence a été un moment décisive. Elle ne fait pas partie de l’essence de la structure, si elle en permet l’évolution.
L’intervention est d’une autre trempe : qu’elle soit militaire, chirurgicale, secourable, elle se saisit de son objet et s’y mêle, créant de ce fait une nouvelle structure...
Son objet est d’ajouter un matériel à la structure.
Aussi l'intervention en analyse est-elle définissable comme un acte par lequel les mots de l'analyste viennent s'ajouter à ceux de l'analysant. Alors que l'interprétation utilisait les mêmes mots que le patient, simplement dans un agencement, une logique nouvelle qui permettait d'ouvrir la structure du symptôme à un déroulement possible, lui permettant de sortir de la répétition.
Autant l’interprétation est respectueuse de la structure, autant l’intervention est à cet endroit violente, et la change en une autre.
L'intervention est donc une proposition d'alliance faite au patient qui va changer son monde.
Lors d'un entretien psychothérapique, psychanalytique, tout commence par un minimum de civilités, d'alliance avec l'autre, à partir de l'appel téléphonique jusqu'à la poignée de main, en passant par les regards et autres échanges et partages. Se rangent aussi au niveau des interventions les incitations que propose l'analyste, le thérapeute, à ce que son patient prenne la parole, le rappel des règles, dont le silence relatif de l’analyste. Son importance est telle que cette intervention a justifié un chapitre particulier dans ce séminaire sur la technique de la psychanalyse. Il n’est pas inutile d’en dire parfois quelques mots en entrée en matière, de façon à ce que le patient ait là-dessus quelques repères minimum, et que ce silence ne tombe pas seulement comme une proposition d’attente anxieuse implicite...
Dans l'alliance avec le patient, on sait que je mets le concept de logique subjective. Il est clair que le terme d’alliance pose problème. Disons simplement ici qu’il vaut simplement mieux qu’elle soit minimum que maximum, mais qu’elle soit tout de même.
Autrement dit, de toute rencontre naît une structure signifiante, à laquelle je donne ce nom de logique subjective. Toute intervention en psychothérapie ou psychanalyse participe de ce procédé de création d’une nouvelle logique subjective.
C'est une logique, puisque c'est la logique de la rencontre, elle est subjective, car, il s'agit bien de la question du sujet, tel qu'il s'énonce dans une parole qui engage l'être dans son effectuation, ce qui est le motif de la rencontre thérapeutique.
Ainsi, l'intervention prête à la conversation, qui est la base du procédé psychothérapique, et le contraire de la psychanalyse aussi, il faut bien le dire, quand l’analyse n’est comprise que comme une déconstruction, c’est à dire comme purement lacanienne, si je puis dire. On sait que pour moi, le travail thérapeutique est constamment un mélange de ces deux plans, qui n’est fécond qu’à condition d’être à chaque fois le plus clairement repéré dans ses avantages et inconvénients.è
Une conversation est l'entrecroisement de deux paroles, dans une double logique dont le résultat est bien loin d'être congruent. Un double miroir clivé est en action dans la conversation, dont il faut voir le détail : je commence à parler de ma structure psychique, cependant sur le versant dont je suppose que mon interlocuteur puisse être partenaire. J'engage donc la logique subjective liée à mon passé avec l'autre, ou, à défaut à mon présent avec lui. Il s'agit d'engager ce qui est commun, c’est à dire compréhensible dans la structure entre soi et l'interlocuteur présent. Ce clivage entre soi et l'autre existe aussi bien entendu dans l'écoute ou l'intervention de l'analyste. Ensuite, ce qui se passe est très semblable à une partie d'échec : la logique proposée, remaniée par l'autre dans la conversation, devient autre, pour chacun. Comme dans le tour de la partie d'échec, le tour de la conversation modifie la phrase prononcée, qui est ensuite reprise autrement par chacun, et ainsi se construisent et se déconstruisent sans cesse les logiques subjectives de chacun, et donc les identités.
Il est donc trois plans dans la conversation, pour chacun : le plan du dialogue, incluant les phrases de l'autre, celui de la parole propre modifiée par le dialogue, et enfin celui de la complexité intime de l'être, qui n'est jamais totalement congruente avec les deux autres plans.
A partir de là, il faut revenir sur ce point central pour la technique : le dialogue, tel qu'il est prononcé, à la fois interne et externe pour le sujet, est ce qui fixe l'identité narcissique. C'est ce qu'il en est de soi prononcé par l'autre et repris par soi en présence de cette autre qui fixe cette identité.
Après cette présentation des concepts de base qui nous occupent aujourd'hui, on se rend bien compte que leurs différences sont parfois ténues : même si on remanie à partir des termes du patient, il est toujours dans une interprétation des éléments d'intervention. Et aucune intervention ne saurait porter si elle ne se soutient pas de nombreux éléments propres au patient. On est dans le domaine des logiques floues, il est vrai les plus nombreuses dans le domaine humain. L'intérêt de les différencier tient au repérage de leurs effets, de nature différente selon qu'on soit plutôt d'un côté que de l'autre, nous le verrons.
L'absence totale de dialogue, qui est, on le sait , le pari de l'académie baroque, en cassant ce tissage, laisse en plan la construction de la logique subjective, préservant l'erre désirante en suspendant la clôture du temps identificatoire. Mais désir et identités sont des couples hétérologues, aussi indispensables l'un que l'autre, et effectivement présents dans toute pratique qui se voudrait véritablement analytique. Et en fait, on retrouve dans l'institution analytique ce qui opère dans la cure, à savoir le glissement de la pensée lié au silence, puis son appui lié à son invention productive partagée par l’interprétation ou l’intervention...
Enfin, il est une autre intervention, très pratiquée, qui est l'intervention de relance. Une forme de psychothérapie, la reichienne, en fait son cheval de bataille. Il s'agit là de reprendre les derniers mots sous forme interrogative pour relancer l'énoncé du patient. C'est en fait une intervention à part entière, puisqu'elle fait alors fi du silence, de l'hésitation du patient, du passage à une autre idée, etc.. Elle peut aussi avoir comme effet de bloquer l'association libre en orientant l'association vers la reprise que propose le thérapeute. On voit qu'une telle pratique est tout sauf neutre, et qu'elle ne parle pas non plus du choix que va faire le thérapeute de ce qu'il relance dans ce qui vient de se dire... Le risque est alors de saturer le champ d'expression du patient par les projections indirectes du thérapeute qu'il appuie sur tel ou tel dire du patient. Le danger principal de cette méthode ou habitude est qu'on la croit neutre, alors qu'elle ne l'est pas du tout en fait. Relancer est une intervention comme une autre, et modifie de ce fait le champ des logiques subjectives que le patient amène. Pratiqué dès les premiers entretiens, alors que l'on ne sait pas encore grand chose du patient, cette technique peut probablement être beaucoup plus dangereuse que le silence. Elle ne se justifie que dans des montées d'angoisses ou tensions que l'on va juger dommageables à la suite du travail, pour explorer les zones où un soutien devient possible rapidement lorsqu'il s'avère nécessaire.
Après ce défrichage des intervention de l'analyste, entrons plus dans le détail de l’interprétation, dont il est plusieurs types, en fait au moins trois : l'interprétation fondamentale, axiomatique, l'interprétation de contiguïté, secondaire, et l'interprétation du transfert, dynamique.
Le point le plus important dans la question de l'interprétation est l'appréhension de la raison pour laquelle le patient ne parvient pas à la faire lui-même. C'est que lorsqu'on a une idée, en général, c'est généralement aussi une catastrophe, pour les idées précédentes, souvent ainsi devenues caduques (demandez son avis à Giordano Bruno) et aussi car cette idée nous sert à comprendre le réel. Mais dès l'instant où on croit l'avoir compris, le réel a changé et évolué, et donc cette idée n'est plus adaptée. Si on tient à cette idée, la catastrophe est inévitable, faute d'adaptation, et si l'adaptation, c'est changer ses idées, donc on remanie aussi sa sphère narcissique.
Alors, une interprétation est la mise en catastrophe la plus douce possible d'une idée préconçue liée à l'expérience du sujet, et qui fait obstacle au changement du monde. Le narcissisme est immobile, le monde est changement, l'articulation entre les deux passe par la catastrophe, au sens de René Thom. L’interprétation en est nécessairement une, autre façon de dire que c'est toujours une erreur, comme je l'ai déjà soutenu ailleurs.
Car l'interprétation de la première espèce porte en psychanalyse sur ce que le patient ne peut pas trouver pour des raisons logiques. Ce sont les axiomes de ses logiques subjectives. Sachant que lorsqu'on les interprète, on les supprime par là même, puisqu'un axiome n'est pas discutable, par définition et le patient n'a plus d'appui, s'il en a une compréhension. Il s'agit très exactement du déplacement de ce qui s'appelle ailleurs l'arbitraire du signe, et qui fonde sa possibilité même, on le sait. Ici, comprendre, c’est déplacer l’identité, ce qui n’est pas toujours possible, loin de là.
Ces interprétations qui entrent donc dans la première catégorie que nous avons étudiés, ne sont possible uniquement lorsque d'autres points d'appui sont trouvés ou en passe de l'être.
Il ne faut en tout cas jamais compter sur une autonomie supposée du sujet, sans appui axiomatique externe. Ce qui n'aboutirait qu'à une forme ou une autre d'impasse thérapeutique ou à la production d'autres symptômes, plus ou moins graves.
On comprend aisément que les interprétations de cet ordre ne sont souvent possibles qu’après un très long temps d’interventions et de silence qui permettent une reconstruction suffisante pour que le déplacement qu’opère toute vraie interprétation soit envisageable.
Il est d'autres interprétations qui vont porter non pas sur des logiques subjectives axiomatiques, les logiques de dépendance, narcissiques, mais qui vont porter sur des logiques de contiguïté, non fondatrices du sujet. Elles peuvent impliquer une certaine forme d'anxiété, parfois durable, mais sans produire de symptômes si graves, si fixés que les atteintes des logiques fondatrices.
Ce sont des logiques qui engagent des désirs, et non pas des identités. Ces désirs sont en constant rapport avec le remaniement identitaire qui n'a de cesse la vie durant, mais dans une relation plus parcellaire avec le noyau narcissique. C'est ainsi qu'une direction, une influence, qui empêche manifestement la réalisation d'un désir d'une façon quasi absolue va amener un symptôme, lequel ne sera résolu que par l'interprétation du désir de transformer cette simple logique de contiguïté en logique narcissique. Cette interprétation là est faisable assez rapidement, s’il en est besoin, dans la mesure où elle ne modifie pas les axiomes fondateurs du sujet, toujours en ayant exploré auparavant les raisons qui empêchaient le sujet de la faire lui-même, comme toujours.
Enfin l'interprétation du transfert. Elle vise à déplacer l'ambition d'existence du sujet, lorsqu'il tente de transformer la psychanalyse en mode de vie, et l'analyste en partenaire de son existence. Cette forme de magie qui transforme l'analyse en réponse absolue à la complexité de la vie et l'analyste en être rassurant et protecteur, si elle peut être un temps un abri réel pour élaborer autrement son narcissisme dans les moments de grande vulnérabilité, devient vite une aliénation si elle s'inscrit trop durablement et profondément. Une interprétation est alors parfois nécessaire, qui déplace l'énergie du patient vers sa propre inventivité lorsqu'il en est besoin. L'idéal, cependant, est que le progrès même de l'analyse rende cet aspect naturellement et peu à peu superflu.
Qu'il reste après ces interprétations un « résidu » transférentiel qui engage le patient dans un investissement de l'analyse comme champ de savoir est possible, peut-être souhaitable pour l'analyse, mais suspect lorsque c'est le seul champ alors investit. Là aussi, la dimension hétérologique est souhaitable, et plusieurs champs d'intérêts permettent une distance salvatrice avec chacun d'entre eux...
Ainsi, qu'est qui autorise l'interprétation, qu'est-ce qui l'interdit ? Ce qui autorise l'interprétation, on l’a vu, est le constat d'un changement de point référentiel, la création d'une nouvelle logique subjective. Ce qui l'interdit est donc à contrario le constat de la fixité des logiques référentielles, l'absence de mouvement, de réinvestissement d'autres points identitaires.
Ainsi, on a l'habitude de dire que lorsque le transfert est instauré, l'interprétation devient possible. C'est que la relation analytique devient une nouvelle logique subjective qui permet de remanier les autres, mais donc aussi un nouveau point identitaire pour le patient, et qui crée alors un nouvelle aliénation. En fait, le transfert analytique ne peut qu'être un tremplin pour d'autres types d'identifications dans le social. C'est lorsque ces identifications dans le social apparaissent que l'interprétation devient réellement possible, sinon, elle ne fait que créer une aliénation supplémentaire qui peut parfois nourrir le narcissisme discutable de l'analyste et entraîner une spirale délétère avec l’enfermement monologique du patient dans le transfert analytique. Là encore, l’idée d’hétérologie est précieuse, et le constat que le patient s’ouvre à cette hétérologie dans la construction de ses logiques subjective autorise plus de souplesse dans les interprétations de l’analyste, qui va moins craindre les effets pervers de l’aliénation transférentielle. Les exemples dans ma clinique de patients m’expliquant, après des phases de travail extrêmement productives saupoudrées de quelques interprétations plus ou moins mesurées qu’ils vont enfin mieux après une séance d’ostéopathie, tel traitement homéopathique ou autre sont légions. Ce sont en fait de très bonnes nouvelles, car cela montre un investissement transférentiel multiple, hétérologue, qui laisse chacun à sa simple place, et le dernier mot au sujet.
Bien entendu, si ces logiques fondatrices sont dès le départ de la cure suffisamment nombreuses et variées, le champ de l'interprétation s'ouvre d'autant, et n'est plus limité que par la question de comprendre ce qui empêche le patient de la faire elle-même.
Bien souvent, lorsque les interventions de l’analyste ou du thérapeute ouvrent suffisamment le champ identitaire pour que l’esprit se remette en mouvement, bien des interprétations se font alors seules, sans nécessité que l’analyste les formule. Parfois non. Il suffit alors souvent que l’analyste les pense pour que ses interventions orientent consciemment et inconsciemment le remaniement des logiques subjectives et pour que peu à peu ces interprétations se fassent jour chez le patient. Rien de magique à cela, aucune communication d’inconscient à inconscient…
Il est enfin des interprétations que le patient ne fera peut-être jamais de lui-même, quelques soient les interventions de l’analyste. C’est de loin le domaine le plus difficile et qui demande le plus de patience… Il pose le problème de l’habitat du symptôme, et met à l’épreuve les deux inconscients, celui de l’analyste et celui du patient : vouloir guérir l’autre et habiter son symptôme sont en fait une seule et même chose, et on comprend que cela puisse former des couples fort résistants au temps. Ce sont en fait des choix de souffrance tous les deux, au sens où cette souffrance présente l’avantage d’abriter par des identifications idéales tenaces des plaisirs réels et risqués de la vie. Dans ces cas, l’interprétation doit se frayer un chemin dans les deux psychismes, celui de l’analyste et de son patient, ce qui, on s’en doute, est ce qui prend le plus de temps. A défaut, cela devient vite le domaine de l’interprétation sauvage, de la fureur de guérir, au prétexte de la vision insupportable d’un miroir de son propre symptôme à travers le discours douloureux et répétitif de son patient…
Pour résumer, l'interprétation repose fondamentalement sur l'idée qu'une logique subjective fondatrice ou secondaire induit une contradiction dont les termes deviennent inconscients en raison d'un conflit trop puissant entre l'authenticité de l’être et le langage, de sorte que le langage devient parasité par le corps, au lieu d’en être aussi le relais, et s'accompagne alors de symptômes ou de diverses formations de l'inconscient. Dès lors, l'interprétation n'est possible que lorsque les possibilités identitaires s'ouvrent, lorsque des nouvelles logiques subjectives apparaissent. Et on comprend au fond que l'intervention et l'interprétation sont nécessaires, l'une permettant l'autre.
Impossible de faire une interprétation dans un milieu référentiel qui reste le même pour un sujet. Ce milieu référentiel ne se mobilisera que grâce à des interventions, qu'elles concernent le champ de la psychanalyse, transférentiel, ou le champ social propre du patient. L'interprétation vise la structure paradigmatique symptomatique, l'intervention vise l’invention de nouvelles logiques subjectives. L’intervention est toujours ce qui soutient l’interprétation.
Interventions, interprétations et premier entretien.
Il est un domaine où intervention et interprétation sont complètement indissociables, c'est celui du premier entretien.
En effet, à ce moment où le transfert n'est pas encore instauré, il est deux attitudes complètement contradictoires : la médicale et la psychanalytique. La première peut largement se suffire d'une simple rencontre, laquelle se satisfait à poser le diagnostic et proposer le traitement. La seconde suppose d'abord l'établissement d'un transfert, moyen central du processus analytique, tant pour son versant d'analyse que de reconstruction. Le transfert est alors un préalable à la pratique de toute intervention ou interprétation. La question de la technique d'établissement du transfert est repérée dans la littérature, question qui voit se profiler la neutralité bienveillante, l'écoute, la disponibilité, et souvent, aussi, la gratuité. Bien souvent, en effet, la première séance ne se fait pas payer. Deux raisons à cela, une bonne et une mauvaise. La bonne tient à l'aléatoire de toute rencontre, lors de laquelle deux personnalités insondablement complexes jaugent de leur mutuelle capacité de rencontre. Qu'à ce moment, on puisse être quitte de la maldonne, pourquoi pas. Encore que tout travail mérite salaire, ce qui situe fort heureusement en dehors de toute relation d'aide ou d'oblativité. Sinon, la dette crée est vite fondatrice de névrose, car restant inanalysée et infiniment suspendue... Au fond, même cette apparente bonne raison est discutable, et c'est la raison pour laquelle j'évite personnellement ce genre de pratique.
La mauvaise raison peut être une attitude d'accroche du patient, un semblant de présence sans condition, avatar de la situation parentale, qui engage alors le transfert non dans un semblant de lien familial, mais dans une réalité de dépendance, en tout cas pour le prix de cette séance. Qu'on ne vienne pas se plaindre ensuite de transferts inanalysables ou de résidus non réglés, d'analyse interminable, dont cette pratique pourrait être la prémisse.
Reste la pratique médicale du premier entretien. J'ai la faiblesse de maintenir la présence de la question du désir au sens de la psychanalyse dans la pratique médicale, et les avancées de la médecine dans la pratique de la psychanalyse. La double casquette (au moins...) de ma formation m'y amène au fond naturellement.
Dès lors, de nombreux premiers entretiens proposés par les patients au psychiatre psychanalyste vont concerner un champ ou un autre, selon la problématique. Le choix de la clinique fait alors partie intégrante du premier entretien, en raison de la demande du patient et de la formation du praticien.
Commençons par la plus évidente, qui est la médicale. Il est des baisses désirantes douloureuses qui sont des hypothyroïdies, des douleurs abdominales répétitives chez l'enfant qualifiées de psychiques qui sont des appendicites chroniques, des développements anxieux qui sont en fait des maladies chroniques à leur début, des dépressions parfois sévères qui sont des effets secondaires de certains traitements, en particulier hypotenseurs, etc... Dans ces cas, où le généraliste ne s'est pas encore nécessairement repéré, la première consultation peut-être simplement médicale, dans la mesure où c'est alors l'approche sémiologique la plus adaptée à la réalité du patient. Le praticien qui borne alors son écoute à la dimension psychanalytique passe à côté du problème, ce qui pose la vraie question de la perte de temps, et donc de chance pour son patient.
Il est ensuite d'autres premiers entretiens, plus proches de la pratique chamanique que de la médecine ou de la psychanalyse. C'est sans doute ce qu'on appelle la consultation culturelle à Alters, qui est la part de notre travail commun qui me questionne sans doute le plus.
Dans cette pratique, souvent à l'occasion d'une consultation unique, qui ne débouche pas sur une psychanalyse, un patient vient témoigner d'une impasse personnelle douloureuse, qui vient faire obstacle à ses capacités de réaction, de situation et d'invention. De nombreux patients issus du milieu du travail viennent, à bout du souffle, témoigner ainsi de ce qu'ils appellent harcèlement, d'autres sont bousculés par des circonstances de vie qui mettent à mal leurs repérages symboliques, leurs habitudes familiales et culturelles. Tel, marié, tombe amoureux ailleurs que dans son couple, et voit tous ses repères bousculés.
Ces cas peuvent déboucher sur une vraie psychanalyse ou une psychothérapie. Ils peuvent aussi être des demandes de repérage symbolique différent, être des sortes de demande d'autorisation de penser autrement, pratique qui est le coeur de toute action chamanique. Le chamanisme, on le sait, n'est pas qu'une pratique de la suggestion symbolique, voire de l'injection symbolique. Il est aussi une profonde connaissance des structures d'une société, et un vecteur de changement de ces structures lors du surgissement de crises personnelles.
A ce titre, la consultation culturelle peut aussi bien être une consultation sociale, familiale, voire conjugale, avec les mêmes données et les mêmes effets, seul le groupe changeant de forme.
Le travail du thérapeute est alors une intervention sur le champ du savoir du patient, puisque ce savoir est le reflet de la culture familiale et sociale qu'il véhicule. Nul besoin alors d'ouvrir la boite de Pandore de l'inconscient personnel dans ces cas, donc ni psychanalyse ni psychothérapie, et bien souvent l'unicité de la consultation le montre, le patient ne souhaitant entrer dans aucun transfert, ce qu'il montre tout simplement en ne revenant pas. Ce qui ne veut donc pas toujours dire que la consultation n'a pas été efficace, loin de là.
Ces interventions contextuelles sont des interventions sur le savoir du patient, encore une fois. Elles se font à l'aide de ce qui révulse parfois certains analystes, à savoir la conversation, tout simplement. Et le savoir du thérapeute y joue une place prépondérante, de proposer de s'articuler au savoir du patient pour lui permettre un repérage différent, un mode d'existence différent.
Un signe cependant qu'on peut avoir à faire avec ces consultations de type chamanique ou culturelles tient à l'histoire du patient, dont les souffrances dans ces cas surviennent lors de la rencontre de tel ou tel fait familial, culturel, voir conjugal. Auparavant, la personnalité du patient lui permettait de faire face au monde pour y mettre son désir en circulation, sans problème dominant, dans une adaptabilité suffisante. Dès lors, l'univers complexe du trouble narcissique, névrotique ou autre, n'est pas certain, et le problème peut être culturel.
Le contexte est alors celui d'un transfert ponctuel. C'est en fait autant un transfert sur le savoir que représente le praticien que sur sa personne elle-même! Lien supplémentaire avec la pratique chamanique.
Lorsque le problème posé est d’emblée celui d’une structure répétitive ancienne qui pousse la souffrance vers des crises devenant insupportables, alors s’ouvre le champ de l’analyse et de la psychothérapie. On comprend alors aisément que le champ se réduit lors du premier entretiens au silence et aux interventions, excluant celui de l’interprétation. En effet, les mouvements transférentiels qui la permettent ne sont pas encore en place, et le danger est certain de déstabiliser avant même de connaître l’équilibre dont il s’agit…
Cependant, même s'il est quelques repères, comment savoir ce dont il s'agit, comment ne pas se tromper ? On le sait, ma réponse est claire : impossible de ne pas le faire, l'être humain est trop complexe, les zones inconnues chez soi et chez l'autre sont trop abyssales.
Reste que si on a une idée de tout cela, les propositions de silence ou au contraire les interventions culturelles ou transférentielles demeurent possibles, interventions que le thérapeute va tenter à partir de la complexe sémiologie de la rencontre, avec beaucoup de risques d'erreurs, mais en tout cas moins que s'il s'en tient à un modèle unique de théorisation de la rencontre, qui, lui, est toujours plus problématique, ne laissant pas de chance à la venue d'autres interventions que celles qui nourrissent le thérapeute dans ses certitudes.
C'est en tout cas en restant avec beaucoup de soin à l'écoute des effets de toutes nos interventions, silence, parole, que l'on peut avancer le plus sûrement, car à ce moment, c'est avec le patient que cela se fait, et non pas seulement avec nos présupposés théoriques.
L’intervention du paiement.
L’intervention particulière de l'analyste qui pose la question du paiement est une intervention à part entière, dont nous avons commencé à parler à propos du premier entretien. La littérature est abondante sur ce plan. Qu'il suffise ici de constater que le paiement correspond à une neutralisation libidinale, l'analyste s’intéressant avant tout à l'argent, ce qui est somme toute bon signe, meilleur signe en tout cas que s'il s’intéresse à la santé psychique de son patient, ce qui va l'amener à forcer sur le symptôme au détriment du désir, ou à la psychanalyse, ce qui va l'amener à plier sa pratique, et parfois son patient, en défense et illustration de sa théorisation.
Mais j'ai déjà traité de cette question du désir de l'analyste dans un autre chapitre, sans qu'il ne soit nécessaire d'y revenir ici en détail. Posons simplement ici que l'argent demandé sépare radicalement les narcissismes des patients et des thérapeutes, ce qui est fondamental, de façon à ce que la pratique du soutien thérapeutique coûte plus cher somme toute que l'invention de ses solutions personnelles, attitude prudente vis-à-vis de l'ambiguïté centrale du transfert, qu'il vaut mieux indiquer par cette intervention radicale sur le prix du soutien...
Enfin, on aura compris que toutes les interventions et interprétations dont on vient de parler s’effacent devant le silence, qui ne devient parfois possible qu’après beaucoup d’efforts et d’actes, adroits ou maladroits. Mais c’est alors un silence de qualité, qui reste la condition essentielle de l’effectuation du désir humain. Il reste, chaque fois qu’il est possible, la meilleure solution. C’est celle qui laisse le dernier mot à venir pour la complexité toujours inanalysable et ininterprétable du sujet humain, qu’on peut simplement espérer un peu libérée dans ses effets d’invention singulière au décours de la cure.
Toulouse, le 19 février 2011