PSYCHOSE DE DESTRUCTURATION ET DE DEVELOPPEMENT.
J'ai depuis longtemps l'intuition que la question psychotique interroge le multiple, l'hétérogène, l'épars en l'homme, non pas comme une anomalie que pourraient constater les sujets sains (par exemple les psychiatres…) chez d'autres qui le seraient moins, mais comme un miroir simplement un peu déformé de ce qui concerne chacun[1]. La voie, l'issue dans ces questions psychotiques ne sont pas de tenter de reconstituer l'unifié, mais de comprendre pourquoi, parfois, la circulation dans le complexe et l'hétérogène de la vie n'est plus possible… Nous avons vu dans le chapitre précédent comment pouvait se désintégrer une réalité psychique, nous avons à comprendre pourquoi, parfois, cette réalité complexe ne parvient pas à s'organiser suffisamment.
La question de l'hétérologie que je poursuis dans cette réflexion consiste ainsi fondamentalement en l'extension des théories de la complexité des systèmes, ici de pensée, aux troubles psychiques et à la psychose. Prolongeant différemment le travail d’Edgar Morin à propos de ce débat sur le multiple et le contradictoire - qui essaye de réunir ces systèmes en un système de niveau supérieur, la noosphère, sur le concept de l'universel philosophique, qui rend compte des pensées précédentes en en élargissant le champ et l’assise - cette recherche hétérologue se situe plutôt du côté de la mobilité, de l'articulation, même contradictoire, entre les systèmes de pensée et le monde des autres, mobilité qui paraît précisément être en défaut dans les traits psychotiques de la psyché. La pensée psychotique est d'abord et avant tout bloquée, immobilisée dans la sphère interne du sujet, coupée de ses liens mobiles à l'autre réel.
Comment faire avec l'incohérence, avec le contradictoire, avec le remaniement, avec l'autre, voilà la question que ne résout pas la réponse psychotique, selon deux grandes modalités : soit que la base d'une ou plusieurs logiques subjectives dans lesquelles se situe le sujet ne soit plus adaptée au réel, dans un vacillement des axiomes fondateurs, comme nous l'avons vu au chapitre précédent sur la déstructuration, soit, dans le trait psychotique de développement, que le polymorphisme exagéré de logiques subjectives fusionnelles, fragiles, peu ancrées, incomplètes, mette à mal l’axe narcissique.
Deux philosophes classiques ont travaillé cette question de l’unique et du multiple, du dedans et du dehors, en essayant d’avancer dans ces champs contradictoires : Leibniz et, encore, Spinoza. Puis, le courant structuraliste, bien plus tard, a repris ce problème de l'extériorité du " moi ", avec Lacan pour la psychanalyse, sa théorie des signifiants, dont le statut externe n'est pas moins clair que son lien au sujet. Le sujet est convoqué là où les signifiants s'articulent. Mais, dans cette articulation, la place de l'inconciliable, de l'hétérogène doit être faite, pour répondre de cet aspect inévitable de la réalité.
Leibniz a imaginé, dans sa Monadologie un système dans lequel les logiques, ce qu’il appelle les monades[2], sont à la fois toutes indépendantes mais en même temps toutes représentatives de l’ensemble, reliées les unes aux autres par l'idée de Dieu, et cependant irréductibles les unes aux autres en terme de substance, donc de compréhension. Chacune ne peut que se comprendre de l'intérieur et n'est pas équipée pour en comprendre une autre qu'elle reflète pourtant… Seul Dieu serait apte à réunir tout cela[3]. Je serai donc plus leibnizien que spinozien pour l'étude de la psychose. En effet, le système de pensée malgré tout plus hétérogène de Leibniz aide à comprendre les psychoses comme des tentatives désespérées de réponse unitaire, comme si une monade se prenait pour le monde, faisant fi de ce qui la relie à Dieu, et dès lors se trouvait incapable d'articulation, de mouvement. Alors que celui de Spinoza, plus adapté à l’étude de la dépression et de ses excès de sens externes, ne dit rien de la psychose, en raison de sa supposition d'une connaissance toujours possible, constamment articulable.
Leibniz " résout " la disparité apparente de ses monades, leurs contradictions, en en faisant, bien que le mot n'ait pas existé à l'époque, des hologrammes. Tout est l'écho de tout, chaque partie répond de l'ensemble, bien qu'aucune d'entre elles ne puisse comprendre l'autre. Sans le dire entièrement, vu les dangers à l'époque, Leibniz visait l'âme en parlant de la monade…
Cependant, la définition radicalement séparée des monades, si elle permet de penser le contradictoire avec l'ensemble (Dieu), évacue les différends particuliers et irréversibles qui foisonnent dans la vie, dans la réalité. Le moi est multiple, chez Leibniz comme chez Spinoza[4], mais ce multiple se réduit ensuite au même (divin), ce qui retire au final le tranchant de leur élaboration (officielle). La logique uni-modale l'emporte finalement. Leibniz a tenté une formulation logique des limites des logiques entre elles, vite arrêtée, comme souvent à son époque, par l’idée de Dieu, venant là résoudre l’ensemble des mystères. La solution implicite de cette époque à la folie est la croyance dans les dogmes de l'Eglise…
Reste que pour Leibniz, la contradiction est du domaine de l’homme, l’unité celui de Dieu[5]. Il est en tout cas, à ma connaissance, le premier à poser l’idée de l’hétérogénéité fondamentale des " monades " entre elles, même s’il passe vite sur la question de leur articulation dynamique, de leurs conditions d’existence et de durée dans leurs relations réelles, qu'il évacue par définition.
Reste que c'est dans cet effort de compréhension de l'hétérologie de l'homme que s'éclairent les traits psychotiques, et non dans une recherche d'unité, fût-elle perdue ou à retrouver. Aider quelqu'un aux prises avec ces problèmes est lui apprendre à traiter le multiple, le complexe, le contradictoire, à y circuler à nouveau.
Dans le chapitre sur la dépression, j'avais abordé la question spinoziste de l’identification du monde lui-même à l’intelligence humaine. L'auteur de l'Ethique précise que pour accéder à la sérénité philosophique il faut exclure tout engagement passionnel dans le monde des idées, de manière à pouvoir circuler le plus aisément possible des unes aux autres, malgré les contradictions apparentes. En effet, toute passion supposant une cause externe aux problèmes, sous-entendu inaccessible à l’action et aux changements, elle bloque la pensée, contrairement à la cause interne, toujours susceptible, elle, de connaissance et d’articulation, voire simplement de fatalisme. Voilà qui resitue simplement la notion de réel (constamment changeant) comme ce qui résiste au fantasme (immobile), et amène donc à un travail continuel de recherche de sens sur ses propres limites.
Spinoza critique en fait l’attitude qui consiste à en vouloir au réel d’être ce qu’il est lorsqu’il contrarie notre fantasme. Impossible d’agir sur quelque chose qui est à l’extérieur de soi, on ne peut agir que sur ce qui est relié à soi et donc in fine en fait partie. Si on peut agir psychiquement sur une cause, elle n'est plus externe, pour Spinoza… Et si une cause apparaît à première vue comme externe, l'effort de la pensée, dégagée de la passion, permettra de la relier à d'autres pensées, et, au final, de lui rétablir le statut de cause interne, d'élément de la pensée. Le tout est, pour Spinoza, de relier les causes les unes aux autres, y compris, pour lui aussi, lorsqu'elles sont apparemment contradictoires[6]. Reste que la pensée de Spinoza, supposant plus de liens que celle de Leibniz, établit une harmonie possible, même s'il la décrit comme rare et fort peu accessible. Une existence sereine serait alors possible, ne soumettant plus l'homme aux aléas du monde. Cet excès de sens face au réel fait la limite de Spinoza pour la question du trait psychotique, qui illustre au contraire l'arbitraire dont nous sommes, constamment, l'étoffe…
Cette idée commune, sous des formes différentes, à Leibniz, Spinoza et Nietzsche, que ce qui est relié à soi fait partie de soi, quel qu'en soit le degré de contradiction, suppose que l’on établisse la notion d’identité non pas simplement sur le système des limites du corps, mais aussi sur celui des limites des objets de la pensée et de l'action. Tout ce qui s'intègre à la pensée, se relie au corps, a alors à voir avec le sentiment de soi. On voit à quel point Spinoza, le rassembleur (par la joie de connaître), avec Leibniz, l'ubiquitaire (par sa monadologie), sont là d'accord, et transforment le sentiment d'identité : il n'est désormais plus fixe, mais aussi mobile que l'est l'esprit lui-même, ou étendu que l'est le monde perceptible. Le fatalisme spinoziste suppose que tout événement, donc tout " état du corps " sensible, peut se traiter par une intégration psychique, un mouvement de connaissance qui va venir le relier à l’ensemble de la pensée, y compris donc la fin, la mort, l’arrêt du trajet humain. La multiplicité du moi, bien que ce terme de moi n'existe pas chez lui, se résout par le mouvement même de la connaissance active…
La pensée de Spinoza est une pensée de risque puisqu'elle va dans le sens de ce qui simplement existe, indépendamment des éléments passionnels, et donc éventuellement se développe en risquant la vie, ce qu'il a fait d'ailleurs. L’intégration du monde à la pensée, lorsqu’elle est poussée au bout, jusqu’à son terme, doit dépasser la question du passionnel et fonder son mouvement, son action, sur l'exploration de la cohérence de l’ensemble, même s’il est difficile de penser l’atteindre. La cohérence ultime n'est accessible qu'à Dieu, pour ceux qui y croient, et non pas à l'homme. Ne reste à l'homme que l'exploration de l’hétérologie (apparente chez Spinoza, plus radicale pour Leibniz) du monde et non la passion d'une logique unitaire immédiate.
Le système de Spinoza montre cette idée fondamentale qui veut qu’on passe d’un événement à un autre, même s’ils paraissent incompréhensibles, dans une tentative d’entendement qui nous relie à une définition finalement rémanente du monde. La santé psychique est liée à ce mouvement, liée à l’exploration du multiple, à l'effort d'appréhension de l'hétérologue.
Descartes, par son œuvre de raison raisonnante trop unitaire et l'usage qui s'en répandit d'un moi " philosophe ", unifié, traitant du monde sans y être totalement, ferma cette voie jusqu'au début du 20ème siècle, jusqu'à l'arrivée du mouvement structuraliste.
Suivons plutôt la voie de Leibniz et Spinoza : les références humaines sont fragiles, parcellaires, risquant toujours de se montrer non fondées, ne devant leur salut qu'à leur nombre et leur profondeur, qui permettent la circulation, malgré et avec les contradictions, et autorisent en fin de compte, avec bien des efforts, ce que Spinoza appelait la joie et que Lacan aurait dénommé " désir "... Heidegger posant que l'être ne s'atteint que dans l'étant suppose lui aussi ce mouvement, plus temporel chez lui. Que le trajet s'arrête, et le problème ne tarde pas à survenir.
Le trait psychotique de développement a à voir avec cette fragilité inhérente à l’humain. Entrons maintenant dans des élaborations plus modernes de ce fait ancien qui veut que l'homme soit toujours plus ou moins en retard dans l'élaboration de la complexité de la vie.
Résumons le chapitre précédent : dans sa première forme, ce que l’on appelle phénomène psychotique relève de ce constat qu'un sujet est pris dans la croyance absolue en une logique imaginaire indépendante du réel et arrêtée, unique ou multiple, déliée de l'autre, non remaniable. Le patient ne tient plus aucun compte de la mobilité des référentiels qui le fondent et le croisent dans le cours des dialogues qu'il rencontre. C'est ce qui se voit. Ce qui s'aperçoit moins souvent, c'est que cet état est la conséquence d'un autre, moins visible : si le sujet ne se réfère plus qu'à lui-même, c'est que le lien à l'autre a basculé, faisant exploser la base axiomatique même des logiques d'être qui reposaient sur ce lien (les Dialogiques de Francis Jacques, déjà cité)...
La bascule du contexte humain, constamment fondateur, est impliquée dans la crise psychotique. Nous l'avons vu, les axiomes mis en cause impliquent la genèse même du lien, qui vise à fonder un bien commun entre soi et l'autre. Si cette base saute, les logiques altruistes ne tiennent plus, toute conversation devient inutile, le trait psychotique se montre. Le signe clinique central et constant du trait psychotique de déstructuration, quel qu'en soit le niveau de gravité, est la perte de la dimension constructive et contradictoire du dialogue, ce creuset des logiques subjectives constitutives du sujet.
Cette définition permet de se référer à une structure de ce trait psychotique pouvant toucher n'importe qui de façon plus ou moins massive ou durable. Ce type de comportement, inévitable pour tout être humain, est même, paradoxalement, une condition forte de la pensée : impossible à l’esprit humain de fonctionner sans ce type de crises. Elles correspondent en fait à des tentatives de reconstruction, de réunification de l’axe narcissique, par l'intermédiaire du seul imaginaire, face à la survenue d'une hétérologie parfois trop radicalement étrangère au sujet, dans le réel. Elles ne s'aperçoivent pas cliniquement, le plus souvent, en raison de leur courte durée lorsque l'axe narcissique est suffisamment solide et varié.
Cependant, la clinique montre que les phénomènes hallucinatoires, par exemple, sont bien plus nombreux que ne le voudraient certaines théories trop tranchées. De la bouffée hallucinatoire aiguë aux nombreuses expériences mystiques, en passant par les états hypnoïdes, les réactions hallucinatoires de deuil des personnes âgées, les délires apparaissant lors de transferts dans certaines maisons de retraite, l'expérience fourmille de recours à ce mécanisme intimiste de l'intelligence dans la traversée de crises référentielles, simplement humaines. Lorsque le corps et toutes ses fibres sensibles ne peuvent plus se relier profondément à ce que proposent les autres, ne restent que les logiques internes, déliées des logiques altruistes. Les contradictions entre les logiques de vie, si ces dernières sont trop rigides, ne peuvent, sans dommage, passer certaines limites, pour chacun d’entre nous.
Pour faire le lien avec Leibniz et Spinoza, la césure psychotique signale le dépassement du seuil de tolérance à l'hétérogénéité que propose l’autre. Devant un compromis qui devient trop coûteux, impossible, la pensée se délie de l'autre, se replie sur ses fondamentaux, avec le risque (parce que sans autre) que cela comporte, mais aussi avec l'avancée d'un sujet qui se situe dès lors radicalement ailleurs, dans une tentative de réinvention de lui-même. La trouvaille du rêve par l'évolution, à partir des animaux homéothermes, a probablement cette fonction de recaler dans ses logiques les plus profondes, dans ses instincts, un organisme désormais tellement adapté aux changements qu'il risque d'en perdre le nord…
Plus un organisme est mobile, adaptable, plus le lien entre l'authenticité profonde et le contexte peut évoluer de sorte que la première ne se retrouve plus du tout. Le phénomène psychotique de déstructuration n'est que le signe que ce moment est arrivé pour quelqu'un. Lorsque le recours au rêve ne suffit plus[7], le délire vient y pallier. Les logiques du sujet, des autres et du monde nécessitent un minimum d'articulations profondes pour que la circulation y reste possible. L'hétérologie du monde impose parfois ses débordements à l’axe narcissique d’un sujet, ce que le trait psychotique vient montrer à qui sait l'entendre. Le délire interprétatif est la plus commune de ces réinventions, brève pour la plupart des gens, plus fixée chez les patients plus fragiles.
Le processus psychotique est une oscillation leibnizienne de l’un au multiple et du multiple à l’un. Il interroge cette articulation précise, qu'il vise à recréer. Ce balancement a à se construire, et peut aussi être déconstruit…
Supposer, au contraire, une structure mentale fixe, indépendante du contexte, qui expliquerait une psychose, une perversion ou une névrose, impliquerait que les systèmes psychiques fonctionnent indépendamment de la rencontre, du monde. En effet, s'il ne dépend que d'un effet interne que la maladie psychique existe, pas besoin de l'autre pour se structurer[8]. Il est d'ailleurs curieux de constater que préjuger d'une psychose comme d'un élément structurel, définitif, s'apparente en soi à un phénomène psychotique, puisque c’est une pensée qui pose la possibilité d'existence d’un être humain délié de l’autre, au prétexte de ce trait psychotique lui-même, figé dans une logique biologique fermée toujours supposée, mais jamais trouvée... Simple projection ?
C'est un des nombreux effets de miroirs, de représentations, dont nous ne cessons jamais d'être plus ou moins dupes. Edgar Morin et Lacan aussi, bien sûr, disent cela très bien, à propos de l'ensemble des systèmes de pensée - ce que le premier appelle la " noosphère " - qui sont indispensables pour éclairer le réel mais constituent des éléments considérables d'aveuglement de la pensée dans le tour d'après, dès que le contexte change ou que la pensée s'approfondit. Ainsi confond-on généralement la fixité apparente d'une structure mentale observée avec son processus qui résulte d'un déroulement contextuel, donc a priori plus accessible et articulable, mais qui nous implique (familles et thérapeutes) aussi toujours comme acteurs...
Un objet psychique peut être figé, fasciné, terrorisé, donner une impression d'immobilité, il semblera exister en soi, alors qu'il a simplement peur de celui qui le regarde… Si les hommes ont longtemps cru au mouvement du soleil, observable, c'est qu'ils ne pouvaient voir le leur, celui de la terre, qui les porte. De même le parent fusionnel ne verra que la déviance chez l'enfant, et sera dans l'impossibilité de se situer comme cause inférente. Voir en l'autre ce qui nous revient implique un narcissisme suffisamment souple pour passer des logiques " visibles " de l'autre aux nôtres, plus " invisibles ", inconscientes, mais qui n'en portent pas moins cet autre, toujours.
La conception hétérologue du monde suppose un renoncement à la maîtrise psychique, à l’idée que l’on peut saisir tous les liens entre les systèmes, entre les choses, entre les êtres et… entre soi. Elle implique une fragilité, dès lors, qui n'abrite personne d'un risque éventuel de déstructuration, plus ou moins localisé. Cette humilité dont je parle souvent est une nécessité absolue, logique, pour pouvoir circuler dans le monde et à l’intérieur de soi-même, pour remanier authentiquement nos axiomes de vie, malgré et avec les contradictions, pour construire et déconstruire le plus souplement possible.
Au fond, on pourrait dire que, d’un système à un autre, d'une crise à l'autre, il existe des points de passage, des pliures[9], des portes, et qu’on ne peut les passer qu’à condition d’abandonner en partie ou totalement la vision précédente. La seule possibilité pour glisser d’un univers à l’autre en toute compréhension serait celle d’une saisie globale de ces univers, chemin pendant lequel, peu à peu, comme la boule de neige, la pensée s’élargirait, prendrait de l’ampleur, jusqu’à une conception globale de l’ensemble des circulations dans lesquelles on se trouve. Cette conception de la pensée est évidemment impossible, sauf à Dieu… et au trait psychotique paranoïaque. La conception divine de Schreber, dans l'étude de Freud, s'interprète ainsi comme un abandon radical de la condition hétérologique de la pensée, et plus singulièrement de l’humilité du dialogue réel…
La seule autre possibilité de passer d’un système à un autre est d’accepter d’abandonner, d’accepter l’idée d’un non-connaissable, d’un contradictoire, d’un autre qui, de soi, en sait plus que soi.
Cette capacité d'être situé dans l’antinomie, en passant d'un système à un autre, est ce que la psychanalyse appelle la castration, qui prend ici un sens beaucoup plus général, conditionnant la possibilité de refonder les logiques dans le dialogue[10], seul moyen d'explorer les " impensés " qui foisonnent en soi et en l'autre. Un tel cheminement n'est ni facile ni constant, quelles que soient la profondeur et la solidité du narcissisme.
On saisit mieux maintenant ce que voulait probablement dire Lacan à travers son concept de nom du père. Il s'agissait simplement que s'impose le passage d'une logique à une autre, précisément de la logique supposée en miroir mère-enfant à la logique père-mère-enfant. Ceci fonde la dimension hétérologique de la psyché, puisqu'il est facile de constater que la logique maternelle et la logique paternelle ne sont guère réductibles l'une à l'autre, n'en déplaise au mouvement actuel visant à l'équivalence des sexes[11], dans un contexte de toute-puissance fantasmatique bien de notre époque.
En réalité, nous pouvons maintenant comprendre que l'attention maternelle qui se déploie autour du développement de l'enfant va favoriser les logiques subjectives intégratives, l'axe narcissique. Le père, quant à lui, veillera à ce que l'enfant reste à sa place, se situe dans une loi familiale et sociale de façon à respecter les autres, s'il l'est lui-même. Il sera à l'œuvre du côté des logiques de contiguïté, de ce que l'enfant a à connaître de sa place et de celle des autres. Cette différenciation est bien entendu variable d'une mère à l'autre, d'un père à l'autre, mais est présente dans l'ensemble des rôles biologiques et sociaux. Heureusement, d'ailleurs, car il faut être tellement près de l'enfant pour participer à sa construction intime, et tellement détaché pour le situer sans état d'âme à sa place, qu'être deux pour tout cela n'est pas de trop. La nature est bien faite, même si, précisant le rôle de chacun, elle le limite par ailleurs, ce que ne supportent pas les fantasmes tout-puissants des tenants de l'égalitarisme sexuel total[12]. Mais quels enfants produisent-ils ?
Bien entendu, si l'enfant ne fait qu'habiter la logique paternelle, ce n'est que reculer pour mieux sauter dans le psychotique. La dépendance peut se voir à tous les niveaux, dans un abus d'autorité qui peut aussi bien exister du côté paternel que maternel - ce que Lacan n'avait pas tout à fait vu, même si l'honnêteté oblige à dire qu'il l'avait entr’aperçu sur la fin, avec ses tentatives topologiques inachevées. Mais la limite de sa tentative a été, comme pour Freud, d'inscrire la complexité dans une logique unique, fût-elle topologique, justement -
L'idée de forclusion du nom du père, par essence définitive, n'est donc que la projection d'un trait psychotique par le thérapeute, dans un effet de miroir qui rend alors le transfert inefficace. Le thérapeute, dans sa logique psychanalytique ou psychiatrique, suppose son patient définitivement fixé, ne fait plus place à une surprise évolutive, à l'irruption d'une logique autre dont l'articulation à la précédente pourrait décentrer, enrichir suffisamment le sujet pour que le symptôme psychotique n'ait plus ou ait moins lieu d'être. Le thérapeute et son patient renouvellent ainsi le miroir fusionnel dont celui-ci souffre fondamentalement. Il est vrai que la fixité apparente de ces traits psychotiques, leur indépendance vis-à-vis du contexte extérieur, pourraient évoquer une idée de forclusion, d'arrêt définitif de développement, faute de référer leur présence à un contexte transférentiel en réalité souvent analysable et dépassable. Nous avons vu cette question. Juan David Nasio, ces dernières années, a inventé un concept de forclusion " locale " dont l'aspect partiel, limité, participe au cadre que je propose ici, et l'a même préparé !
Quand aux lacaniens plus orthodoxes[13], ils tentent de rendre compte d'évolutions positives dans leurs cures de traits psychotiques par le concept de figure paternelle réelle venant faire une sorte de patch sur la forclusion, déclenchant l'accès et reconstruisant ensuite une instance tierce, sans se rendre compte de la contradiction dès lors avec le terme même de forclusion, qui implique une idée définitive. Pour eux, le patient est encore psychotique et ne l'est plus en même temps ! Mieux vaut franchir le pas clairement et mieux comprendre les conditions contextuelles, humaines, d'entrée et… de sortie des traits psychotiques, ce que je tente de faire ici.
Entrons maintenant plus précisément, après ce prolongement du chapitre précédent, dans notre cas particulier du trait psychotique de développement : quand il y a un raté au niveau des logiques narcissiques intégratives, le patient reste encombré de ses pulsions, incompatibles, contradictoires avec le rôle social qui est le sien, lors de nouvelles rencontres. Dès lors les bases logiques de ses fondements narcissiques seront fragiles, peu ancrées, susceptibles de remaniements fréquents. Il faudra constamment reconstruire, trop rapidement, trop superficiellement, en raison des poussées pulsionnelles internes mal étayées d'une part, et de la pression de la réalité, difficilement métabolisable, d'autre part.
Ceci n’est que la trace d'un fort déplaisir relationnel au départ des périodes de remaniements axiomatiques que sont les stades narcissiques. Les reculs, les refus successifs devant l'autre parental se font au détriment des logiques subjectives qui ne se développent pas ou mal. Dès lors, la confiance en l'autre sera si ténue que les références nouvelles ne seront acceptées que très partiellement, très superficiellement, ne permettant que peu de vraie reconstruction narcissique réelle. Si l'interlocuteur est dupe de ce qui se passe, le cercle risque fort de se refermer dans le temps…
On sait que l’intégralité du potentiel inné d’un individu a besoin pour se développer de circonstances environnementales qui permettront la construction, l’élaboration et la structuration d’un certain nombre de données psychiques. On sait aussi que lorsque ces circonstances ne se déroulent pas bien, le rattrapage n’est jamais que partiel, voire parfois impossible si la durée de la mésencontre est trop longue. Ces éléments de développement liés au milieu sont nombreux et enveloppent pratiquement l’intégralité de la sphère psychique. Plus un sujet aura eu la capacité environnementale de développer ses possibilités internes, ses logiques personnelles, plus il sera ensuite relativement indépendant du milieu externe, puisqu'il pourra se reposer sur des outils internes partiellement indépendants de la réalité. Il existe une évidente proportion inverse entre la capacité de développement des qualités personnelles et la dépendance au milieu.
On voit, lorsque l’on prend le problème sous cet aspect, que ce que nous appelions " le rôle " dans le chapitre précédent est en réalité le vecteur, le creuset qui permet le développement d’un certain nombre de structures psychiques. Elles seront dans un deuxième temps intériorisées par le sujet et feront partie de son équipement cérébral, mnésique, comportemental, idéique et signifiant.
On voit ainsi clairement le rôle du psychothérapeute, individuel ou de groupe : favoriser cette interaction entre lui et un sujet, de façon à ce qu'il puisse se réapproprier un certain nombre d’outils utiles au développement de sa pensée. Cette ré-appropriation sera plus ou moins partielle mais en tout cas jamais complètement impossible. Son trajet passera par les refondations que permettent le transfert, le rôle. Alors, la forclusion lacanienne laissera place à la résilience, dimension certainement plus porteuse d'espoir[14], plus dynamique, car les logiques humaines, pour se maintenir et se modifier, impliquent constamment l'autre, historique et actuel. La forclusion ne peut être maintenue telle qu'elle a été énoncée par Lacan, encore que celui-ci ait tout de même eu la prudence de supposer que la rencontre de ce qu'il appelait un " père réel " pouvait, sinon remanier, du moins aménager cette structure…
Ceci étant dit, ce fonctionnement hétérologue peut paraître, tel que je le décris, presque éclaté, sans cohérence suivie, avec une absence de fil rouge extrêmement dommageable sur le plan psychique. Au regard de ce que nous montrent ces traits psychotiques de développement, l’axe sur lequel il faut rééquilibrer la théorie du narcissisme est celui de l'assiette nécessaire entre ce que Freud appelait les pulsions d’auto-conservation et les instances narcissiques. Nous allons voir que l’analyse précise de ces configurations permet à la fois de situer très nettement la question de l’objet (a), dans un contexte beaucoup moins abstrait que celui que Lacan avait introduit, et de mieux comprendre quelle peut être la continuité psychique minimum, celle qui permet le mouvement.
En effet, ce que j'appelle, après Freud, pulsions d’auto-conservation, sont au fond des mécanismes qui concernent strictement le sujet, non pas en tant que sujet de la langue, mais en tant que sujet pensant et biologique, séparé des autres, indépendant. Cette radicale altérité du soi est articulée sur la fonction d’auto-conservation qui, en certaines circonstances, dépasse en importance toutes les autres, y compris la fonction narcissique. Dans le langage commun, ce qu'on appelle " prendre de la distance ", " cultiver son jardin ", etc., correspond à ces retours sur cette dimension de soi, située à distance des autres, dimension qui manque si douloureusement dans le trait hystérique.
A partir du moment où l’on repose cette hypothèse inventée par Freud, mais quelque peu oubliée depuis, beaucoup de choses s’éclairent, y compris dans la technique de la cure. En effet, la limite réciproque du narcissisme et de l'auto-conservation permet de voir que ces deux fonctions s’articulent à l’aide d’une troisième, qui est précisément l’intégration hétérologique de la psyché[15].
Le narcissisme et l’auto-conservation ne se portent donc pas l’un l’autre mais se situent dans un système très exactement hétérologique : ces deux logiques sont dans l’incapacité structurelle de se réduire l’une à l’autre, de se comprendre totalement l’une l’autre (Leibniz). Elles n'existent qu'en tant que portées toutes deux par la complexité infinie du monde, qui vient sans cesse interférer, troubler chacune d'elles (Spinoza).
On voit aussi que pour qu’existe cette articulation hétérologique il faut que cesse le souci de compréhension totale de l’intérieur d’un des deux systèmes, de la perfection, de l'absolu… En quelque sorte, il y a là une représentation effective de l’objet (a) de Jacques Lacan, du manque à comprendre, du manque à être qui permet à un mouvement signifiant d’advenir. Ce que Lacan ne disait cependant pas, c’est que les systèmes signifiants sont, à cause même de la nécessité de l’objet (a), aussi en rapport entre eux de manière hétérologique. L'échec de Lacan à rendre compte du psychisme par une théorie unique, fût-ce la topologie, se situe là. Cet échec est clairement lisible dans la transmission à laquelle son œuvre a donné lieu, qui a souvent évolué de façon sectaire, virant à la lecture d'un livre sacré - " infalsifiable " aurait dit Prigogine - le texte de ses séminaires. Sans rien enlever à l'extraordinaire avancée technique et théorique de son travail, les remarques précédentes ne font qu'en limiter la portée, en préciser le champ d'application, à savoir l'univers névrotique, l'univers de la combinatoire du signifiant. En fait, et la nuance est de taille, cet univers reste constamment ouvert aux perturbations hétérologues des autres univers…
Il n'existe donc que des structures contextuelles. Constamment, la complexité du contexte remanie, renforce, affaiblit ce qui s'est construit, organisé. Ce qui explique le destin extrêmement imprévisible de tous les traits psychopathologiques et la possibilité de passer d’un trait à un autre : il suffit pour cela, par exemple, d’un contexte amoureux, transférentiel puissant, pour que se transforme, se remanie la résonance narcissique. La variété des réactions est infinie et aussi imprévisible que peut l’être la vie elle-même. Le travail du thérapeute est simplement de réfléchir aux structures locales qui se présentent à lui, à condition qu’il ne pense jamais que le sujet leur est réductible, puisqu’il tomberait alors dans une espèce de négation de l'hétérologie elle-même, recréant les conditions d’une émergence pathogène. Ceci explique d'ailleurs le manque d’ambition thérapeutique des théories analytiques qui enferment les patients dans des définitions monomorphes, supports elles-mêmes de doctrines parfois trop monolithiques. Et comme ces doctrines étayent aussi les narcissismes souvent défaillants des thérapeutes trop identifiés à ces systèmes, les patients finissent par payer le trop grand besoin de stabilité de ces " ensembles " thérapeutiques.
Au fond, pour être plus précis encore, le narcissisme se saisit de la complexité du sujet pour la réduire incomplètement dans la langue. Voilà exactement le processus qui conduit du narcissisme primaire (le lien à l’autre) au narcissisme secondaire (le lien au langage) et va permettre d’évoluer vers la sublimation, alors que la poussée de l’auto-conservation incite le sujet à ressentir toute problématique narcissique de réduction symbolique comme incomplète, par rapport à un contexte plus large où se prendraient en compte ceux de ses pulsions et désirs qui ne sont pas intégrés dans la langue. Si le trait psychopathique n’a pas de mots pour dire ce qu’il fait c’est qu’il est une défense désespérée de cette pulsion d’auto-conservation au détriment de l’inscription narcissique. Quand le mot est en lui-même l’ennemi de l’auto-conservation, nous sommes au niveau du narcissisme primaire, dans le cadre du trait psychotique de développement. Si le trait hypocondriaque fait jouer pratiquement le même mécanisme mais sur un mode qui réduit le désir à une souffrance, c’est que nous sommes dans une difficulté massive concernant le narcissisme secondaire, les pulsions d’auto-conservation s’adressant malgré tout à l’autre, sous forme de plaintes, de demandes de soins. L'hétérogénéité irréductible de la construction humaine, si elle n'a pas d'écho suffisant dans l'hétérologie des représentations symboliques, produit alors du symptôme psychotique.
L’organisation des informations logiques internes et externes détermine donc un certain nombre de conséquences quant à la limite de cohérence d’un sujet. La première organisation repérable de ces logiques est celle des poupées russes (ce que les logiciens appellent l'abduction ordonnée). Une logique va ainsi être contenue dans une autre plus vaste etc. Par exemple la logique du cri du bébé lorsqu’il a faim, une logique réflexe simple, va être plus tard reprise dans l’organisation du champ visuel de l’enfant par une manifestation de son intérêt pour la personne qui lui apporte l'objet alimentaire, sein ou biberon, puis enfin intégrée dans l’appel linguistique. Dans cet exemple simple, l’on voit trois niveaux logiques intégrés les uns aux autres, intriqués : cette intégration de logiques altruistes définit le terme de narcissisme. Au fond, dans l’exemple donné, la désignation du mot " biberon " rassemble l'intrication de la sensation de faim intérieure, de la vision du monde et de la détection des objets de relation et de plaisir dans ce monde. La discrimination de ces objets, l’appel du mot, correspondent à l’action souhaitée, à travers la présence de l'autre. Il existe ainsi une harmonie minimum entre l’état pulsionnel interne, le domaine de l’auto-conservation et l’inscription du sujet dans la langue et l'altérité, qui permet à un narcissisme d'être solide.
Ces systèmes de traductions successives des logiques intégratives (pour reprendre un terme employé par Henri Rey-Flaud, psychanalyste de Montpellier qui travaille ces questions) se décrivent avec un certain nombre d’étapes et probablement d’effets de seuil. Ce sont ces effets de seuil qui rendent compte du temps d’une analyse.
Le premier changement de système pour le sujet est par exemple celui qui va consister à passer du système ombilical au système de l’ensemble parents-enfant séparé. La nécessité d’une interface de communication entre les besoins des uns et des autres commence à ce moment-là et se met en place d’abord à partir du cri, puis de diverses mimiques et mouvements. Cette utilisation de signes pour gérer les nécessités fonctionnelles du sujet aboutit à un premier système de traduction entre la représentation sensorielle interne du sujet et le système qui peut l’amener à satisfaire besoins et pulsions. Un second système de traduction se met ensuite en place par le biais du langage, puisqu’un certain nombre de désirs va pouvoir se traduire en mots. La place de cette traduction deviendra de plus en plus importante au fur et à mesure que l’enfant grandira. Ce deuxième système est donc l’utilisation des mots, comme signes à ce moment, le troisième temps survenant plus tardivement, à savoir la traduction de tout ce système de signes en un système encore plus réduit, situé dans le collectif auquel appartient un sujet : les signifiants. Là encore, une certaine perte va se faire jour, dans le symptôme, comme à chaque étape précédente, tout n’étant pas traduit d’un système à l’autre à chaque fois.
Ces trois systèmes de traduction, intégrés, sont, tout d'abord, le système d’expression psychosomatique, puisque l’enfant va s’exprimer par son corps et par les expressions instinctuelles, puis le modèle linguistique, l’usage des mots venant dénommer un certain nombre d’états internes, le troisième système étant le signifiant, concernant l’inscription du sujet dans le social familial et culturel, inscription qui ne recouvre pas l’ensemble de l’univers linguistique mais simplement les éléments " autorisés ". Là encore, la perte est considérable. Entre ce qui se gagne dans le passage au niveau supérieur, et ce qui se perd de ce qui n'a pas été traduit, se situe l'espace de nombreux symptômes. Ces logiques subjectives sont donc, dans l'idéal, organisées dans une hétérologie plutôt homéomorphe, ce qui entraîne une souplesse de circulation suffisante le long de cet axe narcissique, selon les rencontres et les besoins. Par exemple, rien n'empêche un enfant de 15 ans de jouer longuement avec un bébé de 20 mois si l'homéomorphie de ces structures apparemment fort différentes existe suffisamment…
A côté de l'axe narcissique, existent, nous l'avons vu, d'autres sortes de logiques, que l’on peut appeler contiguës, plus ou moins posées côte à côte, avec des points de passage, mais qui pour autant ne s’intègrent pas les unes aux autres. Ces logiques sont adaptatives c’est-à-dire correspondent à des situations différentes, liées à des milieux ayant des règles différentes, mais dans lesquelles nous allons devoir circuler. Dans l’ensemble, ces logiques proviennent aussi de notions de curiosité, d’inventions, d’envies de savoir. Il ne s’agit pas ici de narcissisme mais du plaisir de déploiement du sujet dans le monde, de désir de savoir et d’être, du plaisir de l'aventure, de la découverte, ce que certains appellent la " néophilie ".
Un bon exemple de déploiement de ces logiques de contiguïté adaptative est le moment de l’adolescence, où l’on constate que les grands enfants ou les jeunes adultes parviennent, avec un talent varié et une angoisse plus ou moins grande, à faire coexister des univers extraordinairement différents, l’univers familial, l’univers scolaire et l’univers du groupe d’amis, voire de la bande, qui fonctionnent tous selon des modèles ayant leurs lois propres, pas toujours réductibles les uns aux autres. J’oubliais le domaine du sport et la rencontre du réel à travers lui. Par exemple, il n’y a pas grand-chose de commun entre l’univers de la montagne, avec ses lois, ses règles, ses obligations, ses logiques, pour la survie, et celui de l’enclos familial qui a évidemment d’autres structurations, d'autres règles. C'est un narcissisme solide qui permet de circuler, choisir entre ces logiques, s'y orienter le mieux possible, comme nous l'avons vu dans le chapitre sur la phobie. L'hétérologie qui règne là est plus radicale, la circulation du sujet n'y est pas toujours possible.
Posons ici une première règle, fondamentale, concernant ces deux systèmes logiques. Que l’on soit dans une logique narcissique, le plus souvent, ou contiguë, plus rarement, le passage de l’une à l’autre laisse toujours un reste dans la complexion du sujet, qui ne sera pas traduit dans les termes du nouveau système. L’importance de ces restes déterminera l’importance des perturbations qui gêneront le fonctionnement contextuel du sujet. Ils pourront être à l'origine de la deuxième sorte de traits psychotiques, les traits psychotiques de développement. Si les intraduits internes ou externes sont trop massifs, la logique altruiste devient caduque et le recours au délire survient, dans une tentative de liaison de l'auto-conservation à l'imaginaire, sans l'autre.
Reprenons mon premier exemple, concernant la sensation de faim et le repérage dans l’environnement d’un objet lié à cette sensation : il est clair que l’inattention du milieu parental aux désirs de l’enfant, à ses pulsions, va gêner sa capacité de discrimination. Il ne repérera pas toujours ses parents comme l’objet capable de satisfaire ses pulsions. D'où deux conséquences :
-d’une part au niveau du plaisir de l’acte chez l’enfant, qui correspond à l’intégration du système de plaisir avec le système de repérage des objets, autrement dit, en langage actuel, avec les compétences cognitives. Le plaisir d’être actif permet évidemment la mise en œuvre de l’ensemble du corps et de ses possibilités dans la satisfaction d’une pulsion, conditionnant ainsi le plaisir de l’élaboration cognitive.
-d’autre part, cette difficulté d’organisation du monde, en l’absence de plaisir interne, aboutit à n’investir que partiellement le système de représentation parentale et laissera énormément de pulsions et de désirs privés d’expressions dirigées vers l’adulte, faute que la traduction en apparaisse possible à l’enfant.
Ces restes auront ainsi un trajet dévolu à des circuits internes et nous avons là tout le chapitre des symptômes primaires de l’enfant, du mérycisme à divers balancements et autres organisations internes plus ou moins chaotiques visant toutes à recouvrir une sensation par une autre au détriment d’une expression formalisée. L’enfant se lancera alors dans des motricités sensorielles plus ou moins désordonnées plutôt que dans des motricités expressives.
Aussi ce que l’on appelle psychose n’est parfois rien d’autre qu’une impossibilité de traduction, chronique, plus massive chez l’un que chez l’autre. En psychiatrie de l'enfant, ce qu'on appelle psychoses de développement, en opposition aux psychoses de déstructuration[16], répond de ce type de problèmes. La présence d’un fonctionnement métonymique dans ces psychoses de développement permet de repérer que le sujet est dans une extrême mobilité de contiguïté, faute d'une logique intégrative suffisante. Il n'a plus la capacité de choisir authentiquement, dans une résonance minimum à son registre d'auto-conservation, ce qui lui arrive. La manière particulière dont certains peuvent se perdre dans les mots et leur dynamique, donnant l'impression que ceux-ci s’appellent l’un l’autre (métonymie), montre que l’intégration du plaisir du corps et de la psyché du patient est extrêmement déficitaire et ne fonctionne plus, n’oriente ni ne choisit la circulation contiguë. Faute alors de se relier à la loi humaine du dialogue, c’est l’auto-conservation qui fera loi, dans un système logique coupé des autres, dès lors référentiel fixé à l'imaginaire et absolu, creuset d'un éventuel délire.
L'accès hétérologique est coupé, les logiques narcissiques n'ayant pu se constituer en nombre suffisant du fait de ces problèmes de traduction trop massifs. L'hétérogénéité extrême du monde interne du sujet ne permet plus suffisamment le repérage du sens : Spinoza et Leibniz deviennent eux-mêmes impuissants… Toute proposition humaine devient alors équivalente pour le sujet pris dans ces problèmes, puisqu'il ne peut rien relier en profondeur de ce qui lui parvient, faute d'une affectivité structurée par un narcissisme suffisant. C'est le défaut de sens repéré par tous les cliniciens. Si le monde n'est plus que morceaux épars tous équivalents, c'est qu'aucun ne touche plus la profondeur de l'être. Il est clair que cette difficulté de développement peut survenir de deux façons : soit que le milieu ne s'harmonise pas suffisamment avec le sujet, soit que le sujet n'ait pas l'équipement neurologique suffisant pour intégrer ce qu'on lui demande… Nous verrons en annexe que la science actuelle semble montrer, en dépit du flot médiatique ambiant, une proportion respective de 80 et 20%.
Cette façon de repérer les traits psychotiques n'implique pas pour autant qu'ils soient irrémédiables, puisque l’on voit qu’un fonctionnement par ailleurs normal (défauts de traduction d'un système à l'autre, contradictions des logiques subjectives) est simplement exagéré chez certains, le traitement consistant alors à renforcer tout ce qui est du côté de l’intégration et de la stabilité logique d'une part, puis à favoriser la co-existence, l'articulation des logiques contradictoires d’autre part. C'est d'ailleurs simplement le besoin de stabilité logique du sujet qui explique l'aspect alors fusionnel du transfert.
Ces mécanismes psychotiques peuvent en effet tout à fait exister chez chacun, dans le cadre des logiques contiguës, et ce malgré un narcissisme solide et varié. Prenons tout bêtement le processus d’apprentissage d'un sujet en immersion dans un milieu complètement nouveau. Tous les signes vont être interprétés, tout ce qui se manifeste prendra un sens, largement inconnu au départ, ce qui impliquera un effet de confusion, une angoisse. Par exemple, l’intégration dans un groupe nouveau, dont l’importance est centrale cependant pour le sujet : dans un premier temps, tout ce qui se voit, tout ce qui s’entend, tout ce qui fait signe va être investi au détriment d’une cohérence d'ensemble, encore introuvable, dans une confusion qui va plus ou moins durer selon la cohérence du groupe, selon la capacité de traduction pour les uns et les autres de cette grammaire groupale qui se met en place. Des réflexes très brefs de type paranoïaque ou schizoïde, c'est-à-dire a minima de confusion, selon la personnalité de départ, sont quasiment normaux pendant ce temps d’adaptation. S'il est fréquent que des moments psychotiques surviennent en groupe thérapeutique, c'est pour cette raison précisément, qui désigne une faiblesse de l’axe intégratif groupal, mal contenu par un thérapeute dépassé, faisant plus ou moins écho à cette faiblesse chez tel ou tel sujet.
Autre exemple : n’importe lequel d’entre nous, lâché dans une forêt la nuit, va éprouver des phénomènes de confusion, d’angoisse, de peur, voire de délire ponctuel, correspondant précisément à ce mécanisme. Nous serons dans l’incapacité d’organiser, gérer, relier les événements externes et internes ; n’importe quel bruit sera interprété (halluciné ?) ; certains seront éventuellement inventés et l’effet de confusion durera plus ou moins longtemps. Cette confusion métonymique[17] de continuité durera autant que l’effet de confusion interne, c’est-à-dire tant que l’intégration narcissique du sujet restera mise à mal dans ce contexte. Au bout de quelques jours, le sujet sera devenu Tarzan lui-même, ayant traduit dans une logique efficace ce qu'il vient d'apprendre…
On constate aussi que dans l’immense majorité des traits psychotiques, l’intégration personnelle du sujet dans certains contextes n’est pas remise en cause. Ainsi tous ces gens qui sont pris plus que d’autres dans ce type de mécanisme arrivent à fonctionner très bien dans des systèmes logiques peut-être partiels mais dans lesquels ils ont leurs repères, leurs plaisirs, leurs habitudes, leurs investissements, leurs fantasmes, leurs créations. Il est alors de règle que la confusion, la désorganisation, la métonymie extrême surviennent en fonction de la présence réelle de l’autre et soient spécifiquement liées à cette dimension, introductrice d'une hétérologie insoutenable pour le sujet. Ceci se produit car la stabilité narcissique n'existe pas assez, le passage d'une logique contiguë à l'autre devenant alors impossible. La crainte parfois extrême du changement fait partie de ces tableaux cliniques
Ainsi cette jeune fille de 14 ans, adaptée à l'école, ayant des amis, certes un peu renfermée, mais sans plus, voit-elle une forme humaine dans sa chambre depuis quelques années. Ce n'est pas une crainte, un fantasme, elle voit réellement quelqu'un.
Cette enfant s'est en fait développée dans une ambiance familiale fortement perturbée par la mort de son grand frère, à l'âge de 7 ans. Il ne fallait pas qu'elle, à son tour, prenne le moindre risque. Aucune logique d'autonomie, de prise de risque, d'éloignement familial ne lui était, inconsciemment, permise. Les aspirations adolescentes, totalement incompatibles avec ces axiomes, ne pouvaient s'inscrire d'aucune façon. Mais les pulsions dues au même âge ne faisaient, elles, que s'amplifier : une psychose de développement apparaissait. Le traitement fut rapide, sans médicament, grâce à l'intelligence des parents et de cette enfant. Tout fut mis à plat, nous convînmes que cette adolescente devait partir, s'éloigner, prendre ses risques, et que le deuil devait se compléter pour son frère décédé, la mort n'empêchant pas la vie et son risque…Le délire disparut en quelques semaines. Sept ans après, tout va fort bien.
Résumons : on repère souvent, dans le cas d’épisodes psychotiques aigus, la rencontre d'une logique de contiguïté fortement incompatible avec les logiques narcissiques fragiles du sujet. L'impossibilité de choix résulte alors de la relative pauvreté hétérologique dans laquelle est pris le patient… Lorsque le décalage est trop fort, des traits psychotiques de développement (traduction trop partielle d'un système à l'autre) apparaissent, ensuite parfois intriqués à des traits psychotiques de déstructuration (par atteinte axiomatique), en raison de l'aspect fusionnel des logiques qui, au décours de la crise, se reconstruisent comme elles peuvent, sur des bases souvent trop instables.
Au fond, à chaque fois que l’on s’adresse à quelqu’un, on entre par contiguïté dans une traduction nouvelle du monde. La capacité de dialogue est alors largement soumise à l’aptitude à passer d’un système logique de représentation à un autre, donc à celle d’abandonner partiellement tel ou tel élément, ce qui est la condition pour fonder le nouveau référentiel du dialogue. Que l'interlocuteur colle (constamment) en miroir à ce qui est dit, et aucun dialogue n'est possible, ce qui se passe dans la confusion métonymique. Mais que le patient reste (durablement) sur sa proposition comme si son partenaire n'avait rien dit, rien répondu, cela signe alors le replis paranoïaque, avec le grand risque d'explosion de cette logique monomorphe. Encore une fois, Francis Jacques a ouvert ce terrain magnifiquement dans ses Dialogiques. Sans la supposition que les logiques intégratives narcissiques pourront suffisamment se retrouver, le dialogue devient impossible, voire peut être vécu comme dangereux. Or qu'est ce que délirer, sinon inventer un autre, faire parler un autre intimement relié à sa propre logique intégrative. Il s’agit d’une tentative de relier imaginairement ce qui a été délié réellement. Quelle que soit sa nature, le trait psychotique ne permet plus de construire, refonder, inventer avec l'autre, ce qui est la fonction vraie du dialogue.
On voit en tout cas que le trait psychotique de développement facilite la possibilité de déstructuration par la fragilité narcissique, la pauvreté hétérologique qu'il induit. Toute la classe de ces patients appelés " borderline " se situe là, dans une infinité de variations possibles, en fait autant qu'il existe de narcissismes différents. Dans la clinique, ces deux modalités sont plus ou moins constamment mêlées dans ce sens.
A l'inverse, un moment de déstructuration peut se voir dans certains cas extrêmes, indépendamment de la présence de traits psychotiques de développement, par exemple dans des cas de catastrophe sociale ou naturelle.
Le problème de l'hallucination est lié à un circuit complexe dans lequel reste inscrite, désirée, la nécessité d'en passer par l'autre, alors qu'en même temps, dans le champ de cet autre, ne vient que le contraire de l'authenticité du sujet, de l'auto-conservation. Cette modalité est la même dans les deux modes psychotiques : à partir d'un certain seuil d'insatisfaction, de décalage, le patient trouve un compromis entre la nécessité de satisfaire ses pulsions profondes et la nécessité de maintenir sa dépendance à l'autre : il crée des voix, c'est-à-dire un autre qui lui parle de son plus profond désir, sous la forme d'une impossibilité ou d'un scandale, puisque c'est là la place de l'autre pour lui. La conscience de la réalité ne tient plus, car la réalité humaine a franchi un tel seuil d’incompatibilité avec le fonctionnement du sujet que ce dernier, dans un réflexe de survie, se " débranche " de l’autre réel. L’appel au rêve quitte le domaine des songes. Imaginer le niveau d’angoisse et de souffrance pour en arriver là est alors nécessaire au thérapeute, afin qu'une empathie suffisante permette l'accrochage transférentiel[18].
Que la voix passe de l'intérieur à l'extérieur n'est lié, comme sur une chaîne stéréo, qu'à un effet de balance plus ou moins prononcé. En effet, si la voix est interne, son contenu langagier a toujours à l'origine été externe, et n’a été qu’adopté secondairement par le sujet, dans des circonstances diversement traumatiques. Alain Manier, dans Le jour où l’espace a coupé le temps montre bien la particularité de cette attache, sa fragilité, dans certains cas. C’est cette archéologie externe du langage qui réapparaît dans l’hallucination, l’extériorité de l’autre (les formes humaines) et des mots (les voix).
En réalité, notre rapport au réel est toujours conditionnel, ne va jamais de soi, ce que montrent bien à la fois le recours universel aux religions et le commun des symptômes psychiques, du suicide au trait psychotique. La balance entre l’appui interne et la réalité qui s'offre à nous est constamment en question, même si, lorsque l'harmonie suffisante existe depuis longtemps, voire depuis toujours, cette fonction dans son évidence ne s'aperçoit plus. Notre propre écoute stéréophonique, c'est-à-dire notre sentiment de profondeur authentique dans la relation, tient à ce que les paroles que nous croyons inventer, formuler de l’intérieur sont en fait depuis toujours adressées, c'est-à-dire dépendent en partie de l'extérieur. Ce n'est d'habitude pas immédiatement aperçu, en raison d'une euphonie minimum présente la plupart du temps. Mais un cercle invisible se dessine ainsi, hors duquel la sérénité n'est plus de mise…
L'autre est ainsi présent dans tout discours, même intérieur. Si cet autre reste inclus dans le registre dialogique, s'il se tient à disposition des mouvements psychiques du sujet, dans la mesure où les possibilités de circulation et de rupture de communication, d’accord et de désaccord, restent suffisamment fluides, il va de soi. Nous ne ressentons pas ce lien avec l'autre comme extérieur, dans l'usage que nous faisons habituellement de la voix, de la nôtre et de celle de l'autre, en raison du mouvement très vif qui fait que nous changeons de référence continuellement, que nous sommes cependant aptes à un fonctionnement hétérologique suffisant, grâce à un axe narcissique assez riche et souple, permettant l'adaptation à l'autre et à soi-même.
Mais prenons la circonstance particulière où notre monde relationnel se trouve réduit à une dépendance à la fois totale et étrangère à notre désir le plus profond. Alors ces mécanismes hallucinatoires peuvent nous affecter comme n'importe quel " psychotique " ou dit tel. Beaucoup d'entre nous sont susceptibles de vivre cette expérience, par exemple dans l'occurrence de la mort d'un proche. Dans les jours qui suivent la mort d'un père, d'une mère, d'un conjoint, d'un enfant, la voix de l'être aimé va se faire entendre, bien sûr de façon brève, parfois comme une sorte de ré-interprétation d'une autre voix, d'un autre bruit. Quelquefois la force même de la pensée, de l'envie que l'autre soit là, convoque la voix aimée, d'une manière très ponctuelle, dans une véritable hallucination. La fonction externe de la parole apparaît là, isolée du fait du refus massif de la réalité, ici de la mort. De telles réactions sont courantes en psychologie de l'enfant, et nombreuses aussi chez les personnes âgées, dans les deux cas lors de deuils. Certainement, la force particulière de la dépendance aux deux extrémités de la vie favorise ces réactions qui restent cliniquement banales à tout âge.
Il s'agit probablement du même élément délirant que celui de nos patients à traits psychotiques, puisque à ce moment là les résonances d'auto-conservation de nos objets d'investissement, le désir de la présence de l'être aimé, de l'objet aimé, sont tellement plus forts que ce que nous présente la réalité, la nécessité de la présence de cet autre est en même temps tellement prégnante, qu'au fond une solution psychique va être trouvée : la voix aimée, la voix dont on dépend en réalité, va revenir de l'extérieur, ou, autrement dit, la part externe de la parole, son adresse, réapparaît à ce moment, isolée d'une insupportable réalité.
Le travail sur l’hallucination est donc assez précis. Il tient à ce que d'une façon générale, pour tout homme, la relation à la réalité ne va pas de soi, mais au contraire reste toujours plus ou moins choisie, inconsciemment la plupart du temps… Les cliniciens essayent parfois de saisir les sens que prennent les mots de l’hallucination. En réalité ils n'en prennent pas particulièrement, ce n’est pas à ce niveau que l’on peut comprendre. Tout ce que l’on peut entendre, si je puis dire, c’est que les voix qui parlent au sujet sont détachées de lui, n’ont pas de lien avec lui, avec son plaisir, son désir réel. Rien de l'autre ne peut plus se traduire. S'aperçoit ainsi la catastrophe intégrative qu’a représentée l’accès au langage dans un certain contexte pour ces sujets, ou le tour qu'a pris le rapport à l'autre dans l'actuel. La complexité profonde, authentique - ce que j'appelle l'auto-conservation et l’axe narcissique - ne s'inscrit plus (traits psychotiques aigus de déstructuration) ou ne s’est pas convenablement inscrite (traits psychotiques chroniques, organisés, de développement) dans la parole apprise et partagée, dans les logiques contiguës. La situation dans les mots est fragile, reposant sur une ou quelques rares logiques subjectives pouvant exploser facilement, laissant le sujet désemparé, incapable de circuler ailleurs, dans d'autres structures. Le délire n’est rien d’autre que la tentative désespérée du corps propre et de l’imaginaire de continuer à fonctionner indépendamment de la parole sensée les représenter, devenue complètement éloignée et à distance de toute authenticité. Ce n’est que pour cela qu’elle est vécue comme externe, faute d'autre réel pour l'incarner. La logique subjective restant indispensable au fonctionnement du sujet, il ne peut plus que l'inventer… sans l'autre.
A mon avis, l'attitude thérapeutique juste pour accompagner quelqu’un qui présente cette dissociation aiguë, cette distance entre des paroles censées le représenter et sa complexité personnelle, consiste à mettre l’accent du travail transférentiel sur les sensations du patient[19]. C’est en revenant à ce qu’il éprouve ou a éprouvé, en l'aidant à réintégrer, dans un lien détendu, plaisant, une diversité de sensations liées à des formulations nouvelles, que de nouvelles logiques subjectives pourront apparaître, soutenues par un transfert fiable, humain, fraternel. Bien entendu, toute la formation du thérapeute peut ici se déployer, elle aussi dans sa diversité, puisque souvent se reconnaîtront au passage les logiques qu'ont explorées Freud, Bateson, Mara Selvini, Lacan, Mélanie Klein, et tous les autres. Chacun est situé là avec sa part de vérité, sa logique particulière pouvant répondre plus précisément à tel patient ou à tel moment de son trajet. Cette diversité dans la formation du thérapeute est la meilleure garantie d'un enrichissement des logiques du patient dans les moments où il est la priorité thérapeutique, même si cela prend du temps et peut s'avérer délicat du fait des conflits divers et variés qui vont se révéler dans le cadre du contexte familial et social du patient.
Ce type de conflits montre l’existence d’un autre genre de logiques que celles de l’intégration (narcissique) et de contiguïté (sublimation) : les logiques de dépendance. C’est ainsi qu’un sujet pris dans un délire hallucinatoire verbal ressent sa représentation linguistique comme étrangère à lui-même et donc, littéralement, entend ses propres voix de manière externe, mais en même temps se trouve dans une dépendance totale à leur égard. Sinon il pourrait en dire quelque chose, se situer à l’écart. Il est donc à la fois complètement absent et complètement dépendant par rapport à ce qui le représente. Ce qui le fonde dans le langage est en même temps étranger à lui-même[20]. C’est ce paradoxe qui fait le terreau de ce type de symptômes, qui témoigne de l’existence de logiques étroitement dépendantes, dont la base axiomatique est la même, donc fragile : elles sont basées sur de faux dialogues, où rien ne s’échange mais où tout se manipule…
Le degré de liberté des systèmes de logiques entre eux est donc plus ou moins important. Dans le cas qui nous occupe, le défaut de liberté dans l’une de ces logiques va créer des dysfonctionnements immédiats dans les autres. Pour penser, j’ai besoin de mes propres mots, de la même façon que j’ai besoin de m’inscrire en l’autre. Si l’autre interdit absolument l’usage de mes propres mots, il me devient évidemment impossible de penser vraiment, sauf à rompre avec l’autre, ce qui est irréalisable étant donné mon degré de dépendance cognitive et affective. Les systèmes d’invention des mots et des lieux de la parole, s’ils sont complètement interdépendants, aboutissent vite à une impossibilité de fonctionnement, comme deux miroirs se faisant exactement face.
L'hallucination signe donc la présence, dans la complexité du patient, d'une logique de dépendance, rigide, fusionnelle[21] par essence, dont les bases se sont écroulées, faute de pouvoir être remaniées, ou, trop superficielles, se construisent et s'écroulent sans cesse, selon les cas cliniques.
Les logiques de contiguïté représentent le monde et sa variété illimitée. Les logiques intégratives narcissiques témoignent de l'univers symbolique du sujet, des outils de résonances profonds qui sont à sa disposition pour analyser et circuler authentiquement dans le monde des autres et le monde tout court. Elles font, pour être efficientes, pont avec la dimension d'auto-conservation, autiste, impartageable, indicible, propre à chacun.
Les logiques de dépendance sont celles qui fixent le trajet, limitant son infinie variation possible. Chacune de ces catégories est en fait nécessaire pour le fonctionnement humain : la rencontre de la contiguïté permet le mouvement, donc le sentiment de liberté ; la capacité intégrative laisse présente et active la résonance profonde pour le sujet dans ce qu'il rencontre ; la dépendance borne enfin le trajet à quelque chose d'humain, de limité, de plus ou moins constamment lié à l'autre.
La métaphore du fil d’Ariane dans le récit des exploits de Thésée, puis celle du fil rouge des cordages de la marine anglaise, que j'ai utilisées pour l'étude de la phobie, sont de bonnes images pour comprendre l’intégration, la dépendance et la contiguïté entre les logiques subjectives. En effet, pour circuler dans des logiques de contiguïté, dans des systèmes très hétérologues, où ne se retrouvent que peu de choses des systèmes du sujet, où la dépendance est faible ou nulle, un fil tendu représente en quelque sorte le trajet du sujet et permet une circulation, laisse une issue et un retour possible autour du désir de celui-ci. Ce fil rouge est la somme des logiques intégratives, narcissiques, à disposition du sujet. Les résonances entre ces dernières et les logiques de contiguïté vont orienter le trajet, au gré du sujet, dans son style, ses choix. Le fil est là, " connu " du sujet lui-même, dans le mystère individuel de ses choix conscients et inconscients.
On a vu que, dans la phobie, ce choix est considérablement limité, du fait de l'incomplétude de l'axe narcissique. Le fil d’Ariane devient nécessaire dans la réalité : Thésée est le premier phobique… Aussi la circulation dans les logiques contiguës est-elle pauvre, le patient évitant dans la réalité ce qu'il ne peut, en fait, penser. Mais le choix reste grand, souvent suffisant pour que la vie reste possible dans le cadre que s'autorise le sujet. Cependant, la question du retour obligatoire, nécessaire, est celle de la phobie. Elle est le signe d’une logique intégrative narcissique déficiente lors de la rencontre des signes de la possible rupture du fil - métaphore de ce chemin sans retour qu’est la vie - et, in fine, de l’intégration de la mort à l'axe narcissique.
C’est cette ultime castration humaine qui permet le fonctionnement sublimé, l'abandon de la maîtrise au profit de la transmission. C'est l'étape qui permet de circuler de l'un au multiple, de soi au monde, de la réalité humaine au réel, en incluant l'idée de sa propre perte. L'hétérologie en fin de compte radicale du monde ne peut être explorée vraiment qu'avec l'aide de la mort elle-même…
Puisque la mort n’a pas été inscrite dans son trajet, n’a pas été transmise, l'angoisse reste alors le seul fil conducteur du sujet phobique. Le lien reste nécessaire faute que sa dissolution ne se soit inscrite dans l'univers signifiant. Le défaut inconscient des logiques intégratives laisse le sujet dans la dépendance (ici modérée par rapport au trait psychotique) d'une protection imaginaire : la dépendance pallie à l'intégration défaillante.
On voit bien dans cette description que le processus est linéaire, allant du simple tabou qui fonde l'appartenance sociale au trait phobique qui témoigne de trop d'abris, de dépendances imaginaires, et jusqu'au trait paranoïaque, fixant le sujet dans une logique forteresse dont l'autre est alors exclu… La psychose n'est là encore qu'une part du normal qui s'est amplifiée à l'extrême.
Les logiques de dépendance, narcissiques ou non, vont quant à elles créer des trajets obligés, des circuits qui seront obligatoirement empruntés par le sujet, à tel ou tel moment de son histoire. Le choix, la liberté, le style de tout à l'heure n'y ont plus leur mot à dire. La cohérence ne se cherche donc pas entre les mondes contigus et l'axe narcissique, elle n'existe que de façon autoritaire et limitée dans les logiques dépendantes du sujet. C'est le trajet fixé du sujet qui donne sa cohérence au monde… qui devient donc inhabitable dès qu'un mouvement, un changement se présentent à ce niveau. En dehors du symptôme psychotique avéré, ces logiques représentent les " limites " que chacun de nous peut supporter. Elles tracent donc le cadre de vie, le point d'attache, la limite fondamentale de l'être. En fait, elles sont nos définitions, en dehors desquelles nous ne pourrons plus nous reconnaître. Si l’une d’elles devient trop massive, envahissante, le processus psychotique de déstructuration devient possible, puisque le sujet n’aura pas d’autre recours en cas d’atteinte de ces bases. La psychose est alors affaire de monologie, elle-même conséquence de la fusion, de la dépendance. L’ultime de la monologie, de la pensée unique, fait disparaître les limites, supprime l’externe et l’interne, le dedans et le dehors… Que son support soit atteint, et le système s'écroule !
Enfin, il faut reprendre ce que nous avons effleuré au début de ce travail, à savoir la nécessité de traits psychotiques pour le fonctionnement même de la pensée. En effet, tous les restes qui échappent au travail de traduction d’un niveau à un autre persistent dans la psyché comme des objets étranges, non symbolisés, échappant aux axiomes logiques, mais intimement et confusément liés à la personne même du sujet, à sa perception du monde, à la singularité de son corps, à sa situation particulière. Ces restes ont deux origines, nous l'avons vu : soit ils n'ont jamais été inscrits dans une logique subjective altruiste, ne sont jamais passés par l'univers symbolique du sujet, soit ils sont traces de certaines logiques subjectives qui ont explosé, ont disparu, faute que l'axiome fondateur se soit maintenu. Les chagrins d'amour des poètes en sont de bons exemples. La muse de Musset est l'inspiratrice désormais imaginaire d'une construction qui s'écroula avec telle femme réelle. Ces chagrins donnent lieu à des tentatives extrêmement variées de percées dans l’univers symbolique, sous forme d’inventions, d’activités artistiques, de créations originales, voire aussi de symptômes, d’angoisses diverses, d’inquiétudes, de délires.
La crise psychotique est depuis longtemps repérée par les cliniciens comme une tentative de solution, de reconstruction. La modalité théorique que je propose le montre à l'évidence. Le délire clinique n’est en effet qu’une création qui tourne mal, faute d'autre, mais qui est fondamentalement de même nature que toute création. Un foisonnement imaginaire se canalise dans l'art, la science, la logique, la parole, si l'autre reste présent. A défaut d'un interlocuteur, on entre dans le délire.
S’y joue aussi la singularité du sujet, dans son assomption du monde, parfois intraduisible, parfois interdite de traduction. C’est en fait l’inquiétante étrangeté de Freud, cette irruption incompréhensible de l’intraduit en soi dans le champ de la conscience. Sans le comprendre, on ressent qu’on ne peut là que prendre conscience du fait qu’il y a de l’incompréhensible qui s'était déjà inscrit...
Au niveau le plus faible, le plus infra-clinique, ces irruptions, incompréhensibles de prime abord, sont lisibles dans le style de quelqu’un, sa façon d’être. Buffon ne croyait pas si bien dire, lorsqu’il posait que " le style, c’est l’homme même ". On voit bien que la pensée ne peut fonctionner sans cet impensable qui pousse ainsi à ce que le conscient soit orienté et complété par ce qui est au-delà de lui.
La colère est ainsi, encore une fois, le plus banal des traits psychotiques ! Faisant quasiment disparaître l'autre, ouvrant la voie à des pulsions irrépressibles, totalement liées au registre narcissique ou auto-conservatoire, ce n'est qu'en raison de sa courte durée qu'elle ne se montre pas comme une manifestation psychotique… Des psychologues statisticiens ont par ailleurs montré que ces colères sont plutôt bonnes pour la santé de leur auteurs. La statistique ne porte pas sur ceux auxquels elles s'adressent !
Ainsi, le champ de la psychose ne se différencie de celui de la névrose qu'en termes de niveau de traduction. Leur point commun est que certains événements psychiques ne peuvent plus circuler suffisamment dans les systèmes logiques : soit que ceux-ci soient déconstruits (premier registre psychotique), soit que ces évènements ne s'articulent pas avec une quelconque logique (deuxième mode psychotique), soit qu'ils appartiennent à des logiques difficilement conciliables avec d'autres (registre névrotique).
Ils existent ou peuvent exister l’un et l’autre chez chacun, plus ou moins, avec la même fonction qui est, à terme, de compléter le champ symbolique, le savoir conscient par un autre type de savoir à venir ou à reconstruire, lors de la traversée de crises existentielles, ce que montre bien l'évolution naturelle de ces traits, le plus souvent. C'est la raison pour laquelle j'ai donné des exemples cliniques " simples ", du fait même de leur banalité et de leur proximité avec chacun d'entre nous. C'est aussi pourquoi ils ont si rapidement évolué ! Ce n'est le plus souvent pas si simple, bien entendu.
On saisit mieux aussi en quoi une conception hétérologique des niveaux de la pensée permet de respecter l’existence et donc la fonction de ces restes, non traduits ou produits par l’écroulement de la fonction de traduction elle-même (l’atteinte axiomatique). Ils sont, pour chacun et la collectivité, à travers les crises, des chances d’un savoir à venir, plus ou moins déchiffrable, plus ou moins énigmatique, porté en tout cas par la singularité d’un sujet… Le trait psychotique n'est que le signe qu'une ou plusieurs logiques subjectives demandent à être construites (psychose de développement) ou reconstruites (psychose de déstructuration) !
[1] Henri Atlan et Edgar Morin ont exploré ces mêmes voies…
[2] La monade est l’unité complexe la plus élémentaire, ce qui la rend assimilable à une logique subjective…
[3] Encore que dans ses écrits secrets, Leibniz allait plus loin et soutenait l’irréductibilité de la complexité du monde…
[4] Et Nietzsche également, dont le rapport à la psychose mériterait un chapitre en soi…
[5] Du moins dans la version officielle de ses écrits. Des textes non publiés de son vivant montrent qu'il pensait en fait que la contradiction restait dernière…
[6] On voit que le délire se présente bien comme la cause externe par excellence, c’est probablement même la plus externe des causes possibles de soi… qui empêche dès lors de circuler en soi dans les contradictions du vivant. Délire et dépression sont théoriquement et parfois cliniquement liés.
[7] Souvent, les accès psychotiques sont précédés d'insomnies graves…
[8] Ne resterait que du biologique, et le rêve conscient ou inconscient de certains serait atteint : le besoin, marchand, aurait évacué le désir, éthique.
[9] cf. le travail de Gilles Deleuze sur Leibniz, Le plis, Minuit, 1988.
[10] Notons aussi que la génération d’un être humain fonctionne fondamentalement sur une idée d’hétérologie. Il est amusant de constater qu’à la méiose organique, phase où chacun des gènes va se recombiner d’une manière contingente, où chaque séquence de gènes va être tout à fait originale du fait de la combinaison des potentiels paternels et maternels, dans une logique qui n'est que de hasard, s’ajoute un autre système combinatoire, qui concerne l’équipement linguistique, la capacité de parole de chacun des parents. L’enfant va recombiner de la même façon le discours paternel et le discours maternel de sorte que quelque chose d’original va se produire, qui sera aléatoire, très comparable au mélange de logiques organiques de l’ADN. Ce mélange de logiques verbales sera même encore plus complexe, puisque d’autres discours que celui des parents vont à leur tour s’intégrer dans la parole d’un sujet, dans une complexité infinie. Si 30000 gènes identifiés se recombinent à partir de 4 " lettres ", ceci donne 30.000! (factorielle 30.000[10]) enfants différents possibles biologiquement pour un couple donné ! Il s'agit d'un nombre irreprésentable. A côté de ces logiques génétiques, combien de logiques verbales à partir des 26 lettres de l'alphabet ? Cette hétérologie familiale est à l'origine de nombreuses scènes de ménage, aucun des deux parents ne se reconnaissant là-dedans ! Ainsi, des multiples contradictions parentales va naître la situation hétérologique de la pensée de l’enfant, synonyme de plaisir de découvrir et de circuler dans le monde des idées, aucune n’étant dans l’écrasante domination des autres. Des parents toujours d’accord aux yeux de leurs enfants ne les aident pas nécessairement à inventer leur vie… A l’extrême, cela peut impliquer un monologisme fragile du fait même de la rigidité, exposant à des catastrophes psychotiques.
[11] Je suis, cela va de soi, profondément partisan de l'équivalence des droits !
[12] Les découvertes récentes des neurosciences montrent d'ailleurs que les cerveaux féminins et masculins sont fort différents…
[13] Jacques-Alain MILLER (collectif), L’amour dans les psychoses, Le Seuil, 2004.
[14] Plus réaliste, surtout, cf. les travaux de Luc CIOMPI et d'autres.
[15] Une remarque de logique pure, formelle, à propos de ces systèmes qui sont censés s’équilibrer l’un l’autre. On peut dire par exemple : " la morale limite la liberté et la liberté limite la morale ", mais ces tourniquets sont des fautes logiques extrêmement fréquentes, en particulier en philosophie, dans le monde de la pensée. En effet, si un système est limité par un autre, il est impossible que cet autre système soit limité par le premier dans le même temps. Si la mer limite la terre et réciproquement, cela correspond en fait à des avancées successives de l'une et de l'autre, dans des temps et des moments différents. En fait on parle de flux différents dans le temps et les deux événements ne sont pas comparables de ce point de vue. L'aporie apparaît nettement quand on pose que, par exemple, l'homme définit la nature, et que la nature définit l'homme… Si ce qui est défini définit ce qui le définit, on est dans un processus de référence circulaire sans fin ni ouverture. Si je porte celui qui me porte, me voilà hors de la gravité universelle… le monde se replie sur lui-même, devient fini et circulaire, auto-référentiel. Le tiers, c'est-à-dire le monde en fait, a disparu dans l'histoire. Si par exemple, la morale est limitée par la liberté, l’on se réfère à toute situation où la survie du sujet nécessite de transgresser un certain nombre de cadres moraux, ce qui se situe dans une réalité claire et précise qui peut se produire de temps à autre. Tel employé dont la morale est habituellement d'obéir à son directeur, va se rebeller si l'ordre heurte de plein fouet son intérêt vital, ou touche un point moral personnel trop contradictoire avec ce qui est proposé. Le sujet prendra là une liberté vis-à-vis de ce qui représentait, le temps d'avant, sa morale professionnelle. Si l’on dit, au contraire, que la liberté est limitée par la morale, nous sommes dans un autre type de réalité, fort différent du premier, difficilement comparable puisqu’il s’agit là d’une situation de risque de toute-puissance du sujet, régulée par le conflit d'intérêts entre le désir du sujet et le sens du collectif. Au fond le tiers terme qui permet d’articuler ces deux fonctions de la morale et de la liberté est représenté par la complexité temporelle dans laquelle elles se situent nécessairement, avec sa cohorte d'évènements nouveaux, imprévus, etc… La contradiction, quand elle est située et analysée, indique une instance supérieure aux précédentes, celle de l'inattendu, du contexte, du temps.
Les raisonnements tautologiques, lorsqu’on les rencontre, sont donc toujours incomplets et négligent un niveau de complexité, pourtant signalé par cette apparente tautologie. La logique fermée et auto-référentielle ainsi définie a le plus étroit rapport avec le trait psychotique : il n'existe plus, là, la moindre construction logique possible... Si a implique b et b implique a, rien n'est produit, le retour se fait au même. Les axiomes s'annulent l'un l'autre en tant que points de départ d'une autre logique possible. Ainsi en clinique, la proposition miroir, tautologique, la plus courante est la suivante : je t'aime parce que tu m'aimes, et je te demande la même chose... La logique fermée et ponctuelle ainsi définie annule en quelque sorte le déploiement dans le monde, supprime la possibilité d'hétérologie ; le mouvement de la pensée devient circulaire, sans issues.
[16] Comme leurs noms l'indiquent, les psychoses infantiles de développement s'installent peu à peu, alors que les psychoses de déstructuration montrent des déconstructions plus ou moins brutales de ce qui avait pourtant été un temps acquis.
[17] Toute information aura une valeur équivalente, en fait imaginaire.
[18] Ce qu'évite, encore une fois, l'hypothèse biologique.
[19] Attention, là, à la technique : reprendre des sensations qu'on observe, mais non dites ou mi-dites par le patient, restera largement sans effet, voire en produira de négatifs ! C'est qu'on risque alors d'en rajouter sur le fusionnel.
[20] Encore une fois, ce thème a été magnifiquement exploré par Alain Manier, dans Le jour où l'espace a coupé le temps.
[21] Tout lien fusionnel impératif implique une violente méconnaissance de l'autre pour se maintenir… C'est le domaine par excellence du médico-légal.