La pratique Balint n’est ni une thérapie de groupe, ni un groupe de pairs, ni une supervision en groupe… Voilà pour sa définition en négatif.
Elle est, à l’origine, un groupe de travailleurs sociaux, puis de médecins qu’un médecin psychanalyste accompagne pour travailler la question du transfert thérapeutique dans la clinique médicale. Voilà le positif.
Des questions essentielles sont alors présentes : un dispositif de groupe vient interroger une relation médecin malade. Le transfert dialogique de l’intimité du travail clinique se déploie dans un transfert groupal. Alors, sans cesse se déplient les complexités de la relation duelle, les ouvertures et les pièges des phénomènes groupaux, dans un mélange que seules quelques règles bien comprises peuvent rendre opérant. Dans la dialectique entre le sujet et le groupe, le Balint, maintenant étendu à d’autres professions que médicales, occupe une place à part : il ambitionne l’humain et sa subjectivité singulière dans un monde de plus en plus technique et communautariste… mais à condition de quelques concepts précis, facilitant son efficacité et sa transmissibilité. C’est ce que nous allons développer.
L'homme dispose d'un outil puissant pour adapter et accroitre son savoir : le langage. C'est un système de signes, comme il en est d'autres, mais dont l'élément central est ce que Lacan appellait le signifiant.
Celui-ci vient doubler le plan instinctuel, permettant de canaliser les énergies pour les mettre au service du groupe social et de la subjectivité, via la représentation symbolique. Ces deux effets du statut du signifiant sont en relation hétérologique, c'est à dire que leur conjonction est loin d'être automatique, sauf dans le fantasme…
Car le langage a deux particularités ; son apprentissage passe par l'autre, en même temps qu'il permet au sujet une part déterminante de la conscience de lui-même. C'est cet aspect paradoxal de l'univers du langage, d'être soi à travers l'autre, que Lacan explora a travers le concept de signifiant. Et du coup vous comprenez mieux son aporisme : le signifiant représente le sujet... pour un autre signifiant. Une part de l'identité subjective est en circulation, comme le furet, entre soi et soi, d'une conversation à l'autre, d'un groupe à l'autre, changeant sans cesse . Les mots, en fin de compte, se réfèrent toujours à l'autre, au groupe autant qu'au sujet lui-même. Le signifiant est une part du soi, c'est le mot dans lequel nous choisissons de nous embarquer, mais il est aussi bien conduit par l'autre que par nous-même.... Embarquer sur un navire, c'est immédiatement aussi le faire sien, comme le collectif, puisqu'il nous porte. L'autre est aussi nous-même, et réciproquement. Sauf que si ce n'est que cela, la violence alors se déchaîne, faute de tiers…
Mais qu'est-ce qui fait unité là-dedans, me direz-vous ? Ne peut-on espérer une représentation fixe de soi-même? Oui, bien sûr, on peut entendre cette aspiration, humaine, et c'est la raison pour laquelle nous sommes si souvent, plus ou moins durablement et brutalement, des petits ou grands paranoïaques ou pervers, lorsque nous prenons nos fantasmes pour réalité ou aire de jeu exclusive... Car lorsque l'univers signifiant ne bouge plus, ne se remanie plus, on est enfin tranquille, certain d'exister, mais au risque alors de la rencontre (inévitable) avec toute nouvelle représentation ou réalité, tant interne qu'externe. Tout mouvement devient impossible.
Ces souffrances extrêmes qui impliquent de vitrifier l'univers.pour imaginer un soulagement, dessinent les chemins habituels des troubles psychiques.
Sinon, en dehors de ces moments de replis psychopathologiques, l'être humain naît constamment à lui- même, à partir de lui-même, de l'autre et du groupe.
Cependant, moins que le corps lui-même dans sa genèse, mais suffisament tout de même, il vaut mieux que les éléments qui forment successivement le psychisme soient adaptés les uns aux autres, en relation de fonctionnement un minimum harmonieux. Ainsi en est-il du social, des groupes, des autres, et de soi : l'articulation est fondamentale pour que ce qui y circule trouve une place dans l'ensemble mouvant qui constitue la part identitaire du sujet.
Il faut donc en fait, pour saisir le rapport groupe sujet, tel qu’il est opérant dans tout groupe, donc aussi dans le Balint, poser le moi, le sentiment d’identité, la conscience, comme des notions qui sont très exactement des interférences, des résonances. Entre systèmes différents, des échanges se font, qui influencent et modifient sans cesse les structures qu'ils traversent. A ce titre, constamment, le sujet change le groupe, et celui-ci transforme à son tour le premier. Ces résonnances fondent aussi ce ciment du groupe et du sujet qu'est le plaisir, d'être ensemble et d'être soi, même si l'importance des dissonances n'est pas moindre, de permettre la différentiation.
Dans ce domaine comme dans tant d'autres, le processus influence la structure, la structure joue sur le processus. le rapport entre groupe et sujet est du même ordre que celui entre transfert et structure. En effet, ils sont analogues en ceci que la structure se modifie grace au transfert, comme le sujet évolue par les groupes où il s'effectue.
Ce rapport du sujet au groupe est d'ailleurs tout simplement vital, ce que montre l'anthropologie, à travers cette peine ultime qu'est l'exclusion, dans les tribus à environnement hostile. Notons que chez nous, ce n'est guère différent, comme le montrent les études sur l'espérance de vie des gens à la rue.
C'est que l'exclusion d'un groupe est souvent plus dommageable que l'exclusion d'un lien amical ou amoureux: une rupture sentimentale, si reste le groupe d'amis, passe souvent mieux que l'exclusion de ce même groupe d'amis....
Mais, à l'inverse, la relation du groupe au sujet n'est pas moins centrale : au sujet de remanier le groupe, de le questionner, de le faire ainsi évoluer. Là encore, un groupe qui, dans la rencontre d'une singularité, cesse de se laisser interrroger et de se modifier au besoin, n'est pas loin d'une rigidité léthale…
Toute recherche de stabilité est ici vaine, et aboutit à des rigidités de groupe ou de personne vite dommageables à l’adaptation permanente au flux du monde.
A ce titre, l'illusion groupale, chère à Anzieu, qui est une identité imaginaire fixe, peut aussi parfois répondre exagérément de ces isolements d'un groupe vis à vis des autres, qui font confondre le monde et le groupe auquel on appartient.
Limiter ces mouvements internes et externes liés aux effets du signifiant vivant, mobile, dynamique, constamment remanié, c'est ce qu'on appelle la tenue du cadre dans un groupe, quel qu'il soit, c'est la garantie de règles de fonctionnement tant interne au groupe qu'en lien avec les autres groupes auxquels participent les membres du collectif. Seule la tenue de ces règles de convivialité internes et externes permet un vrai plaisir de fonctionnement, et donc une efficacité de ces groupes. On peut noter, d'ailleurs, que ces règles de fonctionnement sont toutes des règles d'échanges, soit à l'intérieur du groupe, soit à l'extérieur. Ce qui garantit l'échange et donc le remaniement garantit par là même un vrai plaisir de fonctionnement, une vraie efficacité. Hors de ces règles, les changements signifiants deviennent des rapports de pouvoir, des violences potentielles qui souvent virent au réel. Lévinas, dont nous reparlerons, signalait que la justice et donc ses codes était la seule vraie fonction du politique, la première en tout cas, sans laquelle rien ne tient et tout vire à l'affrontement. Belle leçon, bien actuelle aussi ! Cette justice est ce qui reste des mythes, une fois qu'ils sont décantés par le travail du temps, comme les contes pour enfants enseignent la morale, autrement efficacement que les cours d'éducation civique…
Ainsi, un groupe donné va évoluer par la rencontre d’événements internes et externes, vectorisés par les règles tenues par le ou les garants et acceptées, partagées par les participants..
Les éléments de l’ensemble partagés par tous vont donner le sentiment d’identité du groupe. Plus le groupe est ancien, moins il se remanie, plus ces évènements partagés vont prendre la place de mythe, et plus la fonction du groupe sera rigide (groupes militaires, religieux, sectaires etc..), plus ces mythes seront ritualisés, plus l’individu l’intègrera comme son identité personnelle. Ces groupes fermés, sectaires, sont ceux où la question de l’illusion groupale se pose avec le plus d'acuité. Alors qu'un groupe ouvert sur d’autres groupes restera dans une nécessité d'ouverture, de remainements pluriels, ce qui bornera continuellement l'illusion groupale, qui, encore une fois, est au groupe ce qu'est le fantasme au sujet.
De la même façon que l’isolement de l’individu favorise la production d’identités imaginaires pathogènes qui vont parfois jusqu’au délire si la place centrale de l’Autre réel est par trop déshumanisée, un groupe clos, autosuffisant, courra de grands risques d’une telle évolution, s’il ne reste pas ouvert sur d’autres groupes… En fait, pour le sujet comme pour le groupe, le pire est toujours du côté de la résistance au remaniement.
Passer de l'illusion groupale au mythe est un chemin possible dans certaines circonstances pour les groupes, dont les principales sont probablement la durée de la revendication identitaire et l'isolement, comme le passage du fantasme au délire devient possible chez le sujet trop longtemps privé de stimulations humaines respectueuses et agréables, ainsi que l'a montré Bettelheim dans son observation des réactions individuelles dans les camps de concentration. Le commerce des groupes les uns avec les autres est aussi central que la conversation entre les sujets, afin que le pathologique , la rigidité ne l'emportent pas, sociologiquement ou individuellemement.
On comprend bien que nul n'échappe complètement à ces chemins, puisque les hommes et leurs collectifs ont le plus grand besoin de fantasmes et de mythes pour supporter le réel et s'y repérer. Sauf que mythes et fantasmes, privilégiant le versant identitaire, réduisent d'autant le champ du désir, au profit de celui de l'ordalie… Cependant, plaisir désirant et plaisir identitaire sont tous deux totalement nécessaires à la vie sociale et psychique. Impossible de faire l'impasse, pour la cohérence psychique et la cohérence sociale, sur le plaisir d'être soi et le plaisir d'être ensemble, pas plus que la nécessité de changer, à la fois en soi et avec les autres… Cela passe nécessairement, étant donné le statut du signifiant chez l'homme, par le mythe et le fantasme, et leur articulation contradictoire, hétérologique, au désir individuel et collectif. Il faut lire sur le puissant besoin de mythe des collectifs humains le magnifique livre d'Elie Faure sur la guerre de 14 /18: La Sainte Face. La prééminence du fantasme pour le sujet est quant à elle l'objet même de toute la littérature…
C'est précisément la tâche souvent délicate de l'analyste, du leader Balint, d'interroger ces fondements, pour autant qu'ils musellent, aveuglent autant qu'ils guident ceux qui y sont pris, c'est à dire chacun d'entre nous, comme Edgar Morin l'a bien montré dans son oeuvre sur la complexité humaine.
Il reste un fondement à poser, pour avancer plus loin dans notre question : pour parler d'un objet, on est bien obligé, après avoir aperçu sa forme, de poser sa structure, les éléments fixes qui lui permettent de prendre la forme observée. Impossible alors, à propos de groupe, de parler de désir subjectif, car l'effet de sa structure.est sa fonction, conséquence de sa constitution. Voilà une première approche : la structure du sujet aboutit naturellement à son désir, via le vacillement de son identité sur le socle mouvant du temps et des autres, celle du groupe lui donne sa fonction, qui est la production d'un discours s'il est groupe de parole, à défaut d'avoir un corps désirant, comme le sujet..
L'un et l'autre, désir et discours, vont alors se mobiliser en raison de rapports de structure entre eux. Si on poser que les groupes ont des rapports de fonction, et les individus des relations de désir, alors le groupe est pour le sujet un fantasme, alors que le sujet, pour le groupe est une parole à intégrer dans un discours, car le groupe ne connait que des mythes et des récits, il ignore la subjectivité, faute de corps. Le groupe à trois au moins, pour être précis, puisqu'être a deux, c'est rêver ensemble qu'on n'est pas seul avec notre désir, à travers le face à face des visages.Alors qu'un groupe à trois, immédiatement, crée un mythe d'appartenance qui souvent fige le désir sur la fonction identitaire du groupe.
Alors, comment la psychothérapie de groupe est-elle possible? Un groupe Balint peut-il seulement fonctionner, si la fonction du sujet est évacuée en définition ? D'abord, on sait que la première est parfois dangereuse : d'innombrables drames et décompensations sont constatés, tous dus d'une part à l'écrasement par le fonctionnement du groupe d'une subjectivité singulière, d'autre part à l'absence d'articulation d'un groupe avec les autres groupes d'appartenance du sujet,. C'est à ce niveau que la prudence est de mise avec les groupes éphèmères, dont les effets sur l'intime, lorqu'il s'agit de groupes thérapeutiques, ne sont ni maîtrisables, ni prédictibles, ni, surtout, articulables.
Vous me direz que dans les autres groupes non plus, ce qui est partiellement juste : leur durée fait qu'ils sont nécessairement plus articulés à la complexité du réel, ce qui permet d'accompagner ce qui se passe, soit au niveau du groupe si la question est plutôt d'ordre surmoïque soit au niveau d'une thérapie individuelle, si elle est trop douloureusement narcissique.
Tout ce que le groupe peut donc viser est la permission de la dimension désirante, soit autoriser sa place. Ce qui est déjà beaucoup. Il ne peut en aucun cas en permettre l'élaboration, qui elle est du côté de la solitude ou de la relation duelle. Car un groupe a toujours en priorité inconsciente son propre fonctionnement discursif, et non l'élaboration désirante de quiconque, même quand c'est un groupe thérapeutique, psychodrame ou autre. Apercevoir cette limite nécessaire permet de borner la dynamique groupale par l'invention individuelle, dans le groupe et ailleurs. Il n'est aucune raison pour que soient totalement compatibles les dynamiques désirantes d'un sujet et la structure de tel ou tel groupe. Le psychodrame ne vaut que pour l'analyse qui l'accompagne, comme le Balint ne vaut que par le travail clinique solitaire qui le soutient, et parfois aussi l'analyse ou la psychothérapie. Sans doute le ou les leaders ont-ils à avoir cette humilité et cette limite sur la fonction du groupe pour gèrer à peu près les émergences subjectives qui ne seront pas, tant s'en faut, toujours congruentes avec la fonction même du groupe… Ainsi, les psychodramiste qui ne sont formés qu'à la lumière du psychodrame, sans thérapie ou analyse personnelle,virent-ils toujours, dans ce que j'ai rencontré au moins, à une pratique plus ou moins sauvage du psychodrame. Ainsi peut-être des leaders Balints, s'ils n'ont pas un cursus d'analyse ou de thérapie individuelle, mais uniquement une formation groupale ?
Ainsi, deux ombres sont constamment présentes dans la pratique des groupes, y compris et surtout Balint, qui sont celles de la solitude et de la psychothérapie individuelle, l'ombre étant, comme chacun sait, ce qui crée la vie et le relief de toute architecture !
Ces deux autres dimensions d'être soi et d'être avec l'autre viennent borner l'illusion groupale du «bon» groupe Balint, tout comme ses articulations avec les autres groupes. Ce sont toutes ces limites qui vont venir conditionner un fonctionnement plaisant de ces groupes, le plaisir d'être ensemble ne pouvant exister que dès lors que la toute puissance, où qu'elle soit, puisse être évacuée. En particulier celle qui vient supposer qu'un désir inconscient puisse complètement s'élaborer dans une technique de groupe. Qu'il puisse se repérer là est suffisant, qu'il s'élabore totalement dans un lien groupal viendrait transformer en surmoi ce qui devrait être invention désirante…
Cette dimension d'effleurement du désir inconscient qui est celle du Balint, cette clarté dans l'énoncé des règles qui veut que ce ne soit pas un lieu d'élaboration interprétative, tout ceci spécifie très opportunément ce que devrait être tout travail psychique de groupe, à savoir une évocation du désir, et non son énoncé, qui, lui, appartient en propre à chacun , dans le groupe, mais aussi (et surtout) dans la solitude et dans le lien duel…
De ce point de vue, la situation des groupes éphémères est différente de celle des groupes longs, puisque la question de leur articulation avec les autres lieux d'identité des sujets ne se pose que ponctuellement, on l' a vu. Les règles dont nous venons de parler sont alors les mêmes, l'importance de leur respect étant simplement beaucoup plus crucial, étant donné l'absence d'après coup qui permettrait d'observer et gérer l'imprévisible de toute intervention psychologique.
Ce n'est qu'une fois que ces règles sont comprises, posées, suivies, que la dynamique proprement groupale peut se dérouler, dynamique qui va concerner tout groupe, qu'il soit Balint ou autre. Toutes les théorisations de ces dynamiques groupales vont faire jouer un miroir subtil entre les remaniements individuels et groupaux : clivages, projections, regression, organisation en stades, etc, sont des termes utilisés tout autant pour les groupes que pour les sujets. Ceci introduit cependant une confusion source de nombreux problèmes cliniques : c'est, en fait, nous l'avons vu, dans une unique représentation surmoïque que se joue la scène du groupe, et simplement là. Tous les mécanismes psychiques se jouent là en théâtre, et non en réalité, pour autant que cette dernière est celle de la solitude dynamique face au monde et à l'autre… Tout ce qui concerne la vie du groupe est alors second face à l'aventure de vie de chacun, de sorte que le théâtre balintien ne soit que métaphore, et non programme, afin que la fonction du surmoi soit celle d'une limite, d'un catalyseur, et non d'un guide…
A ces conditions, une dynamique de groupe, y compris de Balint, restera à sa place, d'enrichir le psychisme, sans le diriger, de faire jouer narcissisme et surmoi en balancement réciproque, et non en dominance fort risquée de l'un sur l'autre.
Les grandes régressions qui se constatent dans certaines thérapies de groupe, rarement le Balint, (encore que..) sont en fait des limites liées à cette dimension surmoïque de tout groupe, et, de fait, impliquent quasiment toujours un renvoi à une thérapie ou analyse individuelle, où la regression transférentielle peut être patiemment réorganisée singulièrement…
On est dans cette dimension chère à Stéphane Lupasco, dans laquelle un développement logique concret implique que la construction opposée se construit également, potentiellement. Dans le dit se potentialise le non dit, dans le groupe s'ébauche la solitude, dans la solitude se dessine l'autre, etc… A la croisée de ces chemins se tient la construction symbolique, qui s'adresse, de par le statut double du signifiant, autant au groupe qu'au sujet…
Ainsi, une évolution groupale va t elle toujours s'accompagner d'une évolution individuelle, et réciproquement. Mais pas dans le même lieu, en faisant jouer des espaces temps différents, et surtout hétérologiques, c'est à dire ne pouvant se réduire logiquement, symboliquement. C'est ce thème de l'hétérogénéité radicale du social et du subjectif qui fonde le travail de l'association toulousaine Alters dans laquelle j'inscris également mon travail de psychanalyste.
Répétons-le, ce qui est avancé ici rend compte du fait que la thérapie individuelle travaille surtout le narcissisme, alors que la groupale vise plutôt ce que Freud appelait le surmoi. Mais une élaboration narcissique va impliquer une évolution surmoique à venir, une avancée surmoique sera vite suivie d'une modification narcissique. C'est que narcissisme et surmoi sont dans un mode de relation de type quantique : si on aperçoit l'un, on ne voit pas l'autre, alors que les deux participent du moi, constamment, ce qu'explique la structure double, fondamentalement hétérologue du signifiant dont nous avons parlé plus haut. C'est ainsi que s'expliquent des effets parfois surprenant de la cure : une avancée dans l'analyse du narcissisme sera suivie d'une augmentation de la résistance surmoique, et réciproquement, un vacillement narcissique suivra un démontage d'une construction surmoique.
Résumons : c'est le groupe qui va venir neutraliser l'affrontement identitaire narcissique de la relation duelle. Mais c'est aussi la construction narcissique qui va faire à son tour que la construction surmoique groupale revienne à sa place, se remanie : par exemple, c'est la poussée amoureuse oh combien duelle qui va, à l'adolescence, puissamment aider à éloigner l'influence jusque là prépondérante de la famille. Et, à son tour, à travers les cérémonies du mariage et les rites familiaux divers, c'est le groupe qui va donner une place sociale à l'histoire narcissique amoureuse. Et on sait combien harmonies et dyharmonies sont là de mises, combien les accords et les conflits vont façonner les destins de ces dimensions par nature hétérologues.
On voit ainsi en passant à quel point thérapies individuelles et thérapies de groupe sont en fait complémentaires, et combien il convient de questionner ceux qui ne se réclament que d'un de ces courants... L'inflation narcissique, ou surmoique est alors possible, avec les risques que cela comporte.
Le travail de Lévinas ouvre à une compréhension particulièrement claire de ces mécanismes. Pour résumer de façon extrème (et risquée…), l'être pour Lévinas est un point vide, de pur potentiel, sans objet, en fait totalement inchoatique. S'il s'emplit, c'est de certitudes qui ouvrent à la barbarie. Il ne peut qu'être mis en mouvement dans la rencontre du visage de l'autre, représentant de l'altérité fondamentale qui structure l'âme humaine dans une singularité dernière, interne et externe. La langue est alors le témoin du social, de la justice, du politique, fondamentalement extérieur à l'être, même si elle lui permet l'existence. Dès lors, langue, visage et être sont pris dans un mouvement perpétuel de mutuelle fondation et remaniement., sans qu'une unité dernière ne puisse être repérée, autrement que par ce que Lévinas dénomme Dieu.
Dans l'introspection, il s'agit de l'être qui accroit une certaine connaissance de lui-même, source de joie pour Spinoza, mais au contraire de barbarie pour Lévinas…
Dans la relation à deux, la prégnance du visage porte au maximum le remaniement du langage à travers l'usage de la parole sans cesse trouée et modifiée par l'irruption du visage dans son déroulement. C'est le lieu extrème du remaniement des logiques subjectives.
Dans la relation à trois et plus, c'est la dimension du politique qui s'introduit, avec son corolaire éthique préalable, mais aussi son risque d'écrasement de la fonction essentiellement rebelle du visage.
On voit alors qu'une psychanalyse, savant mélange des trois genres, par le déroulement du discours permis par le silence de l'analyste et sa présence sans visage, par le bref dialogue des interventions et des interprétations, par enfin le lien au social de l'analyse, via ses productions, articles, sa vie associative et sociale, par ces trois dimensions, opère à des niveaux bien différents, qu'on peut dénommer tour à tour autoconservatoire, narcissique et enfin surmoïque.
La psychothérapie de face à face, qui privilégie la reconstruction des logiques subjectives par la croisée intime de la langue et des visages, privilégie l'élaboration de ces souffrances narcissiques où la priorité vient du côté de la reconstruction.
Une pratique groupale, thérapeutique ou non, Balint ou non, fera toujours de son axe principal un balancement entre la naissance d'une éthique, d'une politique et l'irruption du visage, du singulier, mais sans guère de réelle possibilité d'une grande reconstruction narcissique. C'est la raison pour laquelle je propose de toujours insister sur la complémentarité d'un lien psychothérapique singulier à ces dynamiques groupale, c'est la raison aussi pour laquelle elles sont même parfois dangereuses lorsque cette prudence n'est pas énoncée ou rappellée à l'occasion. Un travail de groupe ne saurait se suffire de lui-même dans les cas de grande défaillance narcissique présentes au départ ou rélévées en cours de travail, comme c'est en fait toujours possible.
Pour la pratique singulière du Balint, où, pour toutes ces raisons, la convivialité devrait l'emporter sur l'interprétation, il me semble clair que c'est l'intriguante présence d'un visage en souffrance qui vient dans ce creuset de convivialité professionnelle, remanier les discours et certitudes par l'énigme posée au discours médical, groupal ou familial… C'est ce visage singulier et souffrant, énigmatique, que nous rappelle Lévinas, qui vient originer les récit de cas qui font le coeur de notre pratique transférentielle de remaniement.
Michel Levy
Le 7/10/10
Balsac