L’imaginaire de l’infans à l’enfant.
L’acquisition de cette instance qu’est le langage impliqua deux conséquences opposées : une plus grande efficacité de la coopération des individus dans le groupe, à travers une communication plus complexe et précise, mais aussi une plus grande dépendance de ces mêmes sujets à la société, et in fine au langage.
Deux axes peuvent ainsi être explorés, qui tous deux vont avoir de fortes implications quant au statut de l’imaginaire chez l’homme. -Le plan de la transmission culturelle, de sa phylogenèse, dans lequel nous verrons que le symbolique s’appuie constamment sur l’imaginaire pour fonctionner correctement socialement,
-et celui de l’acquisition par l’enfant du langage, où se rejoue en plus de l’appui imaginaire que nous évoquions plus haut, le cheminement dans ces deux dimensions paradoxales et hétérologues du lien d’altérité : le plus de plaisir et le plus d’aliénation. C’est d’une articulation particulièrement complexe et souple de ces deux plans de l’imaginaire et du symbolique que dépendra une santé psychique suffisante et un moindre appel au délire, ce dernier n’étant rien d’autre qu’un immense défaut de dialogue entre ces instance, thèse d’un ouvrage précédent1.
Il est courant de proposer que le langage s’invente en même temps qu’une complexité sociale inédite dans le monde du vivant apparait, avec alors la nécessité d’un moyen de transmission de la technique, de la finesse et la difficulté de fabrication des outils et de l’organisation la nécessitant.
Mais il va moins de soi de supposer qu’il serait aussi une conséquence adaptative bienvenue à une complexité croissante du domaine imaginaire lui-même : l’origine du langage aurait aussi un lien étroit avec le développement de l’imaginaire qu’on peut appeler social chez l’homme. Bien sûr ce dernier préexiste au langage, tant chez l’homme que chez les animaux, en témoigne le processus du rêve, présent dès que ces derniers deviennent homéothermes.2
Mais, avec le langage, il devient possible de communiquer cet imaginaire, ce qui présente un évident avantage adaptatif. On passe ainsi du simple signal, largement dominant dans le règne animal, restant lié à l’instinct et au moment immédiatement vécu, au symbole et à son univers signifiant incluant l’imaginaire : c’est que s’ils sont séparés, signifiants et signifiés ne sont pas pour autant étrangers l’un à l’autre, ils sont les deux versants de ce qui les barre réciproquement. Le monde réel se double alors d’un monde virtuel, externe (le langage) et interne (le fantasme et le rêve), autorisant une infinité de jeux qui tous vont tester la pertinence supposée et espérée de nos désirs, dans le rêve, on l’a vu, et aussi dans le dialogue et la communication avec l’autre...
Il s’agirait, dans cette communication de l’imaginaire, de relier la fantasque mais nécessaire inventivité individuelle du fantasme et du rêve à la structure du complexe lien social, lui beaucoup plus fixe. Peu à peu, la société devient hypercomplexe, mais le cerveau aussi, et donc l’appareil psychique lui-même, qui aurait, entre autres, une fonction d’interface entre ces plans.
Dès lors, des allers-retours incessants entre l’imaginaire inventif et la société toujours trop rigide deviennent nécessaires afin que se règle continuellement le hiatus inévitable entre sujet et société, cette articulation hétérologue citée plus haut. L’œuvre de Kafka est centrée sur la rupture trop souvent complète de cette articulation dans les sociétés dites modernes, et qu’il vaudrait mieux appeler des sociétés à structures rigides, insuffisamment réflexives.3
De cette nécessité de remaniement constant témoignerait la part éminente du récit de rêve et des autres productions imaginaires dans l’organisation sociale dans la plupart des sociétés humaines dans l’histoire, la nôtre n’y échappant pas en proposant l’interprétation freudienne, qui est aussi une explication croisant les pulsions individuelles et l’organisation familiale et sociale, comme toutes celles qui lui ont préexisté. Les révélations, prédictions, visions, textes divins dictés “d’en haut” font partie de ces régulations. Outre leur omniprésence dans l’anthropologie, elles ont aussi une grande importance sur le cours de l’histoire occidentale, les exemples sont multiples, de la Pythie à Jeanne d’Arc en passant par le rêve de Martin Luther King ou Élisabeth Tessier avec Mitterrand, puisque ce dernier calait certaines de ses décisions politiques sur les prédictions imaginaires de cette voyante !
Ainsi, plutôt que chacun reste seul avec son inventivité imaginaire diurne ou nocturne, comme la plupart des animaux, le langage en permet au contraire une élaboration collective. L’évolution aurait sélectionné l’avantage de ce moyen aussi en raison de sa capacité poétique ! Une de ses éminentes fonctions serait de nous raconter nos rêves et nos imaginations… Philippe Descola rapporte ainsi les pratiques de cette tribu amazonienne des Achuars qui ne démarrent pas une journée sans tenir compte de leurs récits de rêves !
On peut mettre ceci en parallèle avec l’usage des rêves chez l’enfant, et singulièrement le cauchemar. Qu’est celui-ci, sinon la tentative, échouée ou réussie selon l’attention de l’entourage, de relier les inventions de la nuit du sujet au monde familial et social ? Qu’est la consolation de l’enfant par ses parents, sinon la liaison entre son inventivité imaginaire et la réalité familiale ? Nulle part ailleurs on n’aperçoit mieux la nécessité des mots pour organiser l’imaginaire, mais aussi la nécessité de l’imaginaire pour remanier le monde symbolique qui entoure l’enfant. Le champ de la psychothérapie familiale montre bien cette fonction de remaniement d’un groupe social au travers de l’élaboration imaginaire d’un de ses membres, dont les symptômes bien sûr.
Mais il est aussi une autre fonction essentielle à ce langage qui nous dénomme : s’invente, ce faisant, une identité sociale, qui n’est donc plus exclusivement instinctuelle, mais lie l’appareil psychique à notre monde symbolique. Ce fut le travail de Lévi-Strauss puis de Lacan d’explorer cet aspect. Mais si on s’en tient trop strictement à ce plan, on néglige le fait précédemment décrit du remaniement par les communications imaginaires de la structure même de la langue et du social, ce qui fut la limite de ces deux auteurs, qu’a largement explorée Castoriadis.
Toujours est-il que vint un jour, chez l’animal parlant que nous sommes, la possibilité et la nécessité de représenter devant lui et les autres cet imaginaire, à la fois dans l’histoire des humains et dans le trajet de chacun dans l’enfance. Ce sont ces étapes qui seront ici plus précisément approchées. Nous allons cheminer parallèlement à la fois dans la phylogenèse et l’ontogenèse de ce phénomène tout à fait propre à l’humain.
S’il parait évidemment impossible de remonter le temps pour saisir précisément ce qui s’est passé, il est par contre tout à fait souhaitable de croiser les faits dont nous disposons pour réfléchir à cette émergence. Il est probable que la nécessité représentative, trace de cet imaginaire, soit une conséquence de l’évolution du langage, ou, du moins, pour aller moins vite, serait parallèle à celle-ci.
Mais procédons par étapes : d’abord que sait-on de l’émergence du langage ? Chez l’enfant et pour l’espèce elle-même ?