Michel S Levy mslevy@laposte.net Merci de vos critiques et remarques
PSYCHOSOMATIQUE ET HYPOCONDRIE
Le lien du corps et de l'esprit, dans la psychosomatique, insiste à mettre en difficulté la psychanalyse, après l'avoir fondée avec l'hystérie. Je vais ici soumettre quelques hypothèses nouvelles - après les apports d'Alexander, Kreisler, Marty, Guir, pour ne citer que les plus importants - dont l'opérativité m'est parfois apparue efficace avec quelques analysants. Marcel Proust s'imposera comme l'illustration la plus pertinente de ce chapitre…
Nous rappellerons d'abord quelques traits de l'hystérie, pour distinguer clairement le problème. Elle est un langage inconscient qui utilise le corps comme signe. Sa spécificité est précisément là, dans cette traduction trop complète du soi dans le registre de l'autre, le langage. Cette présence exagérée de l'autre dans le psychisme et le corps de l'hystérique est ce qui a permis la découverte de l'inconscient, grâce à l'effet spectaculaire de ses manifestations dans ce contexte.
Si dans l'hystérie, les événements du corps sont décryptables par des mécanismes inconscients, inscrits dans les registres du discours, il est par contre courant de constater qu'au contraire l'hypocondrie résiste habituellement aux effets de l'interprétation. C'est qu'en fait, elle nécessite plus de reconstruction que d'analyse...
L'hypocondrie est donc une souffrance physique intraduisible, qui n'est réductible ni dans le langage (par l'interprétation), ni dans le corps (par l'action de la médecine).
Autrement dit, psychothérapie et médecine sont habituellement mises en échec. C'est en fait le processus même de traduction d'un système d'information à l'autre (entre conscient et inconscient, symptôme et médecine) qui pose problème, qui fait défaut, et sur lequel le thérapeute ne peut donc prendre appui.
Je prendrai le parti dans ce travail de mettre dans un même chapitre hypocondrie et psychosomatique : il s'agit sans doute de variations sur un même thème. Leurs points communs sont suffisants pour qu'une structure de fonctionnement conjointe puisse être étudiée. En effet, les passages de l'un à l'autre sont nombreux, dans les deux sens, et il est frappant de constater la communauté d'investissement de ces structures :
- dans les deux cas, on observe un surinvestissement d'objet patent à la maladie réelle ou imaginaire.
- ces troubles affectent profondément les autres liens du sujet qui en est porteur, beaucoup plus que d'autres maladies, plus indépendantes du psychisme dans leur genèse. En particulier ils affectent les relations amoureuses et sexuelles (transférentielles) de façon constante.
Le corps est atteint, objectivement dans un cas, subjectivement dans l'autre. La différence entre l'un et l'autre ne tient, à mon avis, qu'à des différences d'équipement génétique entre les sujets. Dans les deux cas, existe une atteinte douloureuse, objective ou subjective, du corps, liée en partie à une atteinte du mode de relation à l'autre. Le biais par lequel cette action s'effectue est le plus souvent celui du système immunitaire pour la psychosomatique, bien que d'autres systèmes, en particulier neurovégétatifs, puissent être en cause. Les avancées actuelles de la biologie mettent en évidence une complexité de plus en plus grande dans les liens entre les neurotransmetteurs, les molécules du système immunitaire, et les mécanismes de l'inflammation. D'ores et déjà ce système semble suffisamment complexe pour permettre d'élaborer certains modes de fonctionnement qui relient ces phénomènes les uns aux autres de façon à ce qu'un clinicien de la relation puisse commencer à s'y retrouver. C'est ce que nous allons tenter ici.
Bien entendu il n'est utile de parler de ce problème que si on peut proposer une hypothèse nouvelle à propos de sa difficulté singulière. Cette hypothèse devra à la fois rendre compte d'un certain nombre de succès partiels dans son application, et démontrer pourquoi l'échec est fréquent lorsqu'elle est ignorée. Ceci impliquera de détailler la question du transfert et du plaisir dans la psychosomatique, ce qui nous entraînera loin de la technique de la neutralité bienveillante.
La structure psychosomatique
La maladie psychosomatique amène à constater une attaque de soi contre soi. La plupart des maladies psychosomatiques sérieuses sont en effet dues à des mécanismes auto-immuns. Ils correspondent à un dérèglement du système immunitaire, processus habituellement dirigé contre les corps étrangers.
La structure très complexe et encore largement inconnue du système immunitaire prête à de nombreuses métaphores concernant le domaine psychologique. En particulier, la définition entre le soi et le non soi, prise habituellement comme une donnée fixe, est en réalité, tant sur le plan biologique que sur le plan psychologique, une notion de nature dynamique. De même que le corps est sans cesse pris dans des échanges entre l'intérieur et l'extérieur avec un renouvellement constant de ses constituants internes par des effets d'alimentation et de respiration, de même le moi psychologique est sans cesse remanié par les échanges obligatoires dans lesquels il est pris et qui redéfinissent sans cesse ses limites et ses liens.
Les accidents immunologiques, comme les accidents psychologiques, seraient ainsi liés à une trop grande rigidité identitaire. En effet, lorsqu'une maladie auto-immune se déclenche, elle est, dans l'état actuel des connaissances, probablement liée à une relation croisée, c'est-à-dire à l'attaque externe d'une bactérie, d'un virus ou d'un antigène déclenchant la production d'anticorps, qui vont ainsi se comporter en ennemis d'une partie du corps qui présente des communautés structurelles avec le virus, l'antigène où la bactérie en cause.
Au lieu d'accepter l'idée que cet agresseur fasse désormais partie de lui-même, ce qui impliquerait une absence de production d'anticorps, laissant alors à d'autres parties de la biologie et de l'immunologie le soin de se défendre malgré tout, au lieu de trouver un compromis identitaire avec cet apport externe (comme dans la désensibilisation en immunologie, la mithridatisation en toxicologie ou l'accommodation en psychologie...), le corps se braque dans un repérage d'étrangeté radicale de cet antigène, au prix d'un sacrifice d'une part de soi. Il s'agit donc bien de rigidité identitaire. Le corps cherche à continuer à exister sur un modèle ancien, indépendamment de la rencontre nouvelle qu'il vient de faire.
Pour poursuivre sur la réalité biologique de ces maladies, il faut noter la fonction probable de ce processus de remaniement immunologique, dévolu à la rencontre constante du plan de la nouveauté avec le plan de l'identité, du stable et de l'instable. C'est en réalité un système lié à l'adaptation et à l'évolution, qui traite de la rencontre en terme d'intégration, d'intimité redéfinie, de sorte qu'une négociation s'engage lors de cette rencontre, qui va avoir plusieurs types de conclusions : l'acceptation, la neutralité, la réaction de rejet, et enfin la réaction de rejet suivie éventuellement de la reconnaissance en raison de l'insistance de l'antigène à se présenter (désensibilisation).
Une allergie est donc une absence de reconnaissance, d'acceptation du nouveau, située cependant à la surface du corps, surface externe (la peau) ou interne (le tube digestif). Comme l'a vu Didier Anzieu, la conscience est parfois liée en analyse à cette surface du corps. Le plus souvent, cette allergie fonctionne donc sur des éléments étrangers malgré tout reconnaissables, conscients, parfois évitables. Le repérage est plus clair, étant limité à la surface du corps, au visible pour la surface externe, donc au conscient. L'allergie est le pendant physique de la phobie au niveau psychique : l'agent perturbant peut être évité.
Une maladie auto-immune est l'absence d'acceptation d'un compromis avec un élément qui n'est que partiellement dommageable, et de ce fait peu identifiable : elle fonctionne sur une ambiguïté interne, le dedans et le dehors sont confusément mélangés.
Sur le plan psychique, conformément à l'idée d'un moi fait d'imbrications narcissiques successives, comme les poupées russes, on est là dans un schéma particulier où tout ou partie d'un niveau va rendre le niveau suivant partiellement étranger à lui-même… Il y a donc un arrêt de la cohérence de la chaîne narcissique plus ou moins total, dont nous verrons qu'il laisse en souffrance une partie du corps et de la psyché. La faille psychique et la souffrance physique sont à ce niveau totalement indissociables pour des raisons que nous comprendrons un peu plus loin. Il est probable, si on extrapole en passant des données psychothérapiques à l'immunologie, qu'un des moteurs essentiels du processus de la réponse psychosomatique va être du côté de l'évaluation du bien-être et du déplaisir, vécue comme un mécanisme global, comme une espèce de sommation de tous les détails du plaisir ou de la souffrance rencontrés confusément. Le corps, et non l'esprit, tire une conclusion positive ou négative de la rencontre en question. Il s'agit bien entendu d'une rencontre que nous pourrions qualifier d'intra-corporelle, de massive. Ce sont des éléments qui concernent ce que la psychanalyse a repéré sous le terme d'introjection. Le conflit se déroulera en quelque sorte à l'intérieur du corps, de la psyché et non à sa surface, ce qui fait que le sujet ne pourra ni y échapper ni en être conscient.
Les anticorps fonctionnent en réalité comme des symboles intra-corporels, ils permettent de repérer presque nommément les objets circulant de l'extérieur à l'intérieur du sujet et les intègrent dans une réaction biologique systématique, structurée qui enclenche la réponse immunitaire, au travers les pointages de ce qui peut être dangereux ou bénéfique pour l'organisme. Ce ne sont pas des signes explicites, c'est-à-dire qu'ils ne surviennent pas à la conscience, ne s'intègrent pas au langage, mais ce sont des signes implicites, liés au corps et qui lui permettent malgré tout de symboliser le réel par des sortes d'idéogrammes. Chaque anticorps correspond en effet à un objet antigénique précis, ce qui ressemble curieusement à la langue chinoise et à sa complexité infinie. Il s'agit d'un système de défense interne qui pallie à l'impossibilité d'une défense consciente, externe. Le combat est interne, avec tous les risques que cela comporte... Notons que dans l'allergie, la réponse est du même ordre, simplement dans une zone corporelle plus accessible, plus liée à la surface du corps, donc à la conscience. Les chances de mobilité, de changement, sont donc plus grandes, comme la clinique le constate, même si la nécessité d'une symbolisation signifiante nouvelle (et non plus corporelle) existe là aussi.
Mon hypothèse est que le grand organisateur de ces réactions immunologiques, qui va les vectoriser dans un sens ou dans un autre, sera, outre l'équipement génétique, le sentiment de plaisir à la rencontre. Plaisir plus ou moins partiel ou total, incluant ou non des zones contradictoires.
Ainsi, dans les processus de maladie psychosomatique, on peut supposer une rencontre qui tourne mal, mais en tout cas parfaitement intériorisée, qui fait partie de l'identité du sujet, qui en quelque sorte a dépassé la strate que nous avons vue dans le chapitre sur la structure autiste. L'extérieur est entré dans l'intérieur, par un plaisir global suffisant pour que la porte s'ouvre, pour que la reconnaissance des autres se structure comme élément de l'identité du sujet.
Mais à l'intérieur de cette identité est entrée une espèce de cheval de Troie, dont les effets négatifs vont parfois l'emporter sur l'espoir de plaisir qu'augurait cette rencontre. C'est donc un combat qui commence, entre soi et soi ou plutôt entre les forces d'auto-conservation et le narcissisme, entre l'être et le sujet. Il y a eu piège, la structuration symbolique a fait rentrer dans la conscience et dans la pré-conscience des éléments hostiles à une partie du soi, introduisant dans la recherche de plaisir d'objet un piège fondamental, une espèce de sabotage interne, qui va interrompre le cheminement souple des poupées russes narcissiques, l'accommodement du nouveau vers le soi. Le sujet va prendre pour lui une part de lui qui n'est pas du tout liée à son plaisir.
Ainsi, une raison quasi-physique (le déplaisir intériorisé), aboutit à une lutte interne qu'un support réellement immun, biologique, avec sa part génétique, va représenter pour le sujet. Le déroulement du processus narcissique identitaire bute sur cette souffrance irrésolue qui, appelant à son soulagement, bloque le sujet dans ce moment identitaire, le rendant de ce fait rigide.
Bien entendu, il n'existe pas d'introjection globalement positive qui ne comporte d'éléments d'ambivalence, non cohérents, partiellement toxiques pour le soi : les imagos parentaux ne sont jamais idéaux. Il faut donc affiner la différenciation entre les processus névrotiques, les processus psychotiques, et ces processus psychosomatiques, sachant, comme tout au long de ce livre, qu'ils font, à des degrés divers, partie intégrante du développement de l'âme humaine, et ne désignent pas des patients individualisés.
Le processus d'identité ne s'effectue pas simplement entre soi et le monde, il s'effectue entre soi, l'autre et le monde. Le lien entre soi et l'autre est ce que l'on appelle le moi. La problématique hypocondriaque et auto-immune est donc une pathologie du moi, c'est une pathologie de la différenciation entre le moi et le soi, entre le sujet et l'autre. Ce processus identitaire inclut des éléments étrangers à soi, ou disons trop étrangers, voire plus ou moins toxiques. Là encore il n'est question que de tolérance, et les pathologies psychosomatiques sont donc tout à fait inévitables, tout n'étant qu'affaire de niveau et de seuil. N'importe qui, dans une relation particulière, peut ressentir un malaise, du moment que cette relation lui est indispensable et comporte aussi des éléments toxiques pour lui. Cette expérience est partagée par tout un chacun d'une manière plus ou moins fondamentale, plus ou moins généralisée. La banale expérience des aigreurs d'estomac que l'on peut éprouver lorsqu'on se trouve dans un milieu fortement contrariant est évidemment une expérience psychosomatique complète. Tout y est, le premier temps qui est un temps d'alliance avec un contexte qu'on désire, avec des gens qu'on apprécie, dans un projet, dans des objectifs qui nous tiennent à cœur. Le deuxième temps est le retournement contre soi de cet ensemble, de ce système de fonctionnement qui va amener à vivre quelque chose d'hostile, dans le développement d'une dynamique où l'on s'inscrit pourtant toujours. Le troisième temps est celui de la prise de conscience de l'élément perturbateur que l'on a intériorisé. Il va manquer la plupart du temps dans la structure psychosomatique elle-même, qui est donc un arrêt sur image de ce deuxième temps. Le quatrième temps, après cette prise de conscience, est généralement l'évacuation, le traitement, la mise à l'écart d'une façon ou d'une autre de cette circonstance perturbante. Lorsque cette mise à l'écart n'est pas possible, malgré la prise de conscience de l'origine du problème, les défenses qui vont se mettre en place seront névrotiques, signifiantes, et non pas psychosomatiques.
Un élément important est la non-identification de l'objet perturbateur, intériorisé sans être symbolisé, dans ce deuxième temps dont nous parlions. Il est repéré, ressenti par le corps, comme nous l'avons vu, mais pas par le langage. Là est la faille psychique. Puisque tout ce qui concerne la symbolisation pré-consciente ressort du domaine proprement névrotique, nous ne sommes donc pas dans ce cadre.
Ce qui va empêcher la symbolisation, consciente ou préconsciente, est évidemment un facteur psychique puissant : la dépendance fusionnelle. C'est-à-dire que la conscience refuse de se poser, de se repérer en dehors du lien perturbant, en raison probablement d'un sentiment d'incapacité, d'une idée d'impossible, d'une crainte catastrophique, d'un rapport au réel sans protection. Cette dépendance fusionnelle est une autre façon d'expliquer ce que j'appelais plus haut la rigidité identitaire.
Ainsi, tout processus psychosomatique s'accompagne d'une immaturité structurale du moi et du soi, probablement les deux, qui va à son tour enfermer le sujet dans le processus psychosomatique. Puisqu'il ne peut s'en évader, il ne peut que retourner en cet endroit qui le définit et qui en même temps l'intoxique partiellement.
La relation n'est fusionnelle que par défaut d'un sentiment autonome de capacité à l'existence. Dans les maladies psychosomatiques, le sentiment fusionnel est partiel, il ne touche que certaines fonctions de l'identité. Cette atteinte partielle du fonctionnement individué du moi est précisément reliée au fonctionnement amoureux, à ce qu'on appelle la relation d'objet : un élément de dépendance toxique va se prolonger dans le fonctionnement du sujet, dans la mesure où il suppose ne pas pouvoir faire sans cet autre, qu'il aime, et qui l'intoxique partiellement, inconsciemment. Bien entendu, pour comprendre cette affaire là, il faut dépasser la position lacanienne selon laquelle l'amour ne serait qu'une illusion narcissique, qu'il faudrait traverser pour arriver au statut de sujet responsable de lui-même, en quelque sorte à l'abri de l'amour. Au contraire l'amour est l'élément catalyseur majeur de la structuration psychique ! Et donc ensuite du transfert, amoureux, thérapeutique ou de travail. Mais laissons Proust décrire pour nous ce qui précède, dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs :
" Le médecin qui me soignait - celui qui m'avait défendu tout voyage - déconseilla à mes parents de me laisser aller au théâtre ; j'en reviendrais malade, pour longtemps peut-être, et j'aurais en fin de compte plus de souffrance que de plaisir. Cette crainte eût pu m'arrêter si ce que j'avais attendu d'une telle représentation eût été seulement un plaisir qu'en somme une souffrance ulté-rieure peut annuler, par compensation. Mais - de même qu'au voyage à Balbec, au voyage à Venise que j'avais tant désirés - ce que je demandais à cette matinée, c'était tout autre chose qu'un plaisir : des vérités appar-tenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l'acquisition une fois faite ne pourrait pas m'être enlevée par des incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon oiseuse existence. Tout au plus, le plaisir que j'aurais pendant le spectacle m'ap-paraissait-il comme la forme peut-être nécessaire de la perception de ces vérités ; et c'était assez pour que je souhaitasse que les malaises prédits ne commençassent qu'une fois la représentation finie, afin qu'il ne fût pas par eux compromis et faussé. J'implorais mes parents, qui, depuis la visite du médecin, ne voulaient plus me permettre d'aller à Phèdre. Je me récitais sans cesse la tirade : « On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous... », cherchant toutes les intonations qu'on pouvait y mettre, afin de mieux trouver l'inattendu de celle que la Berma trouverait. Cachée comme le Saint des Saints sous le rideau qui me la dérobait et derrière lequel je lui prêtais à chaque instant un aspect nouveau, selon ceux des mots de Bergotte - dans la plaquette retrouvée par Gilberte - qui me revenaient à l'esprit : « noblesse plastique, cilice chrétien, pâleur janséniste, princesse de Trézène et de Clèves, drame mycénien, symbole delphique, mythe solaire », la divine Beauté que devait me révéler le jeu de la Berma, nuit et jour, sur un autel perpétuellement al-lumé, trônait au fond de mon esprit, de mon esprit dont mes parents sévères et légers allaient décider s'il enfer-merait ou non, et pour jamais, les perfections de la Déesse dévoilée à cette même place où se dressait sa forme invi-sible. Et les yeux fixés sur l'image inconcevable, je luttais du matin au soir contre les obstacles que ma famille m'opposait. Mais quand ils furent tombés, quand ma mère - bien que cette matinée eût lieu précisément le jour de la séance de la Commission après laquelle mon père devait ramener dîner M. de Norpois - m'eût dit : « Hé bien, nous ne voulons pas te chagriner, si tu crois que tu auras tant de plaisir, il faut y aller », quand cette journée de théâtre, jusque-là défendue, ne dépendit plus que de moi, alors, pour la première fois, n'ayant plus à m'occuper qu'elle cessât d'être impossible, je me demandai si elle était souhaitable, si d'autres raisons que la défense de mes parents n'auraient pas dû m'y faire renoncer. D'abord, après avoir détesté leur cruauté, leur consentement me les rendait si chers que l'idée de leur faire de la peine m'en causait à moi-même une, à travers laquelle la vie ne m'ap-paraissait plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse, et ne me semblait plus bonne ou mauvaise que selon que mes parents seraient heureux ou malheureux. « J'aimerais mieux ne pas y aller, si cela doit vous affliger, dis-je à ma mère qui, au contraire, s'efforçait de m'ôter cette arrière-pensée qu'elle pût en être triste, laquelle, disait-elle, gâterait ce plaisir que j'aurais à Phèdre et en considération duquel elle et mon père étaient revenus sur leur défense. Mais alors cette sorte d'obligation d'avoir du plaisir me semblait bien lourde. Puis si je rentrais malade, serais-je guéri assez vite pour pouvoir aller aux Champs-Élysées, les vacances finies, aussitôt qu'y retour-nerait Gilberte ? A toutes ces raisons, je confrontais, pour décider ce qui devait l'emporter, l'idée, invisible derrière son voile, de la perfection de la Berma. Je mettais dans un des plateaux de la balance « sentir maman triste, risquer de ne pas pouvoir aller aux Champs-Élysées », dans l'autre, « pâleur janséniste, mythe solaire » ; mais ces mots eux--mêmes finissaient par s'obscurcir devant mon esprit, ne me disaient plus rien, perdaient tout poids ; peu à peu mes hésitations devenaient si douloureuses que si j'avais maintenant opté pour le théâtre, ce n'eût plus été que pour les faire cesser et en être délivré une fois pour toutes. C'eût été pour abréger ma souffrance, et non plus dans l'espoir d'un bénéfice intellectuel et en cédant à l'attrait de la perfection, que je me serais laissé conduire non vers la Sage Déesse, mais vers l'implacable Divinité sans visage et sans nom qui lui avait été subrepticement sub-stituée sous son voile. Mais brusquement tout fut changé, mon désir d'aller entendre la Berma reçut un coup de fouet nouveau qui me permit d'attendre dans l'impatience et dans la joie cette « matinée » : étant allé faire devant la colonne des théâtres ma station quotidienne, depuis peu si cruelle, de stylite, j'avais vu, tout humide encore, l'affiche détaillée de Phèdre qu'on venait de coller pour la première fois (et où, à vrai dire, le reste de la distribu-tion ne m'apportait aucun attrait nouveau qui pût me décider). Mais elle donnait à l'un des buts entre lesquels oscillait mon indécision une forme plus concrète et - comme l'affiche était datée non du jour où je la lisais, mais de celui où la représentation aurait lieu, et de l'heure même du lever du rideau - presque imminente, déjà en voie de réalisation, si bien que je sautai de joie devant la colonne en pensant que ce jour-là, exactement à cette heure, je serais prêt à entendre la Berma, assis à ma place ; et de peur que mes parents n'eussent plus le temps d'en trouver deux bonnes pour ma grand'mère et pour moi, je ne fis qu'un bond jusqu'à la maison, cinglé que j'étais par ces mots magiques qui avaient remplacé dans ma pensée « pâleur janséniste » et « mythe solaire » : « Les dames ne seront pas reçues à l'orchestre en chapeau, les portes seront fermées à deux heures.» Hélas ! cette première matinée fut une grande déception. "
Proust, ou la douloureuse recherche du plaisir… On lit bien dans ce passage le dilemme profond, indépassable consciemment, entre l'acquisition des " vérités essentielles ", la tendresse filiale, l'attraction de Gilberte, sur un fond de maladie qui le rapproche de ses parents. Il remplace la césure, impossible, la séparation radicale de l'autre qui n'est jamais symbolisée chez Proust, remplacée qu'elle est par une infinie analyse psychologique des caractères, masque de la non séparabilité qui restera son lot.
Plaisir et psychosomatique
L'amour, pour autant qu'on puisse le définir, est cette capacité d'accéder à un plaisir particulier, supérieur au plaisir individuel, celui auquel on peut atteindre ensemble. Bref, c'est une amplification altruiste de la capacité de plaisir. Voilà qui n'est pas illusoire, voilà qui n'est pas du côté du fantasme. Passer par l'autre est alors une force, une possibilité de multiplier les capacités de joies et de plaisirs de l'esprit et du corps. L'éthologie est en accord avec la psychologie humaine, dans ce domaine de l'altruisme, souvent étudié chez l'animal comme un avantage adaptatif. Cette importance du plaisir de l'autre dans la structuration psychique se comprend encore mieux lorsque l'on se réfère à la petite enfance. Si Spitz a fait du sourire un organisateur psychique, c'est bien comme signe d'un ravissement qui fonctionne en tant que signe et en tant que plaisir. Il est clair que dans la maladie psychosomatique, la perturbation de cet aspect est prééminente.
La maladie psychosomatique correspond en réalité à des organes ou des fonctions laissés en errance par rapport à la vectorisation du plaisir dans lequel le corps et le désir se prennent en l'être humain. Le plaisir du corps, le plaisir de relation, le plaisir de pensée sont ainsi noués, avec le plaisir de la langue, dans une instance imaginaire qui fonde toute appréhension symbolique de l'être, qui lui donne en quelque sorte sa couleur, sa musique, son affect fondamental, qui engendre son acceptation du monde, donc l'évolution de son identité. Ce que Pierre Marty appelait la pensée opératoire, qui semble se passer de fantasme pour fonctionner, est en réalité une pensée dépourvue de plaisir, puisque la recherche de plaisir est le fondement même du fantasme.
Faute de quoi le corps se rabat pour sa satisfaction sur les besoins et le soin, qui rappellent à l'attention ce qui de soi ne s'est pas suffisamment inscrit en l'Autre primordial, n'a pas été entendu, voire a été repoussé. Mais le soin que le corps s'apporte à lui-même est totalement insatisfaisant par rapport à un certain nombre de pulsions et de besoins corporels qui sont liés à l'autre, dont la pulsion sexuelle. Celle-ci ne pouvant se trouver qu'à la fin du développement narcissique, dans un fonctionnement de don radical à l'autre, on comprend que dans ce genre de pathologie, son développement soit entravé, rabattu en quelque sorte sur un corps qui ne peut se faire oublier, du simple fait de sa souffrance. Etre en souffrance, pour le trait psychosomatique, s'entend dans le double sens que la langue française lui prête : souffrir, mais aussi rester en rade, ne pas aboutir.
Entre l'auto-conservation (soi pour soi) et le narcissisme (soi pour l'autre) se situe la question psychosomatique, non pas comme des restes simplement intraduits d'un niveau à l'autre, d'une langue à l'autre, comme cela se voit dans les troubles névrotiques mais comme une atteinte du fonctionnement organique lié à un déficit de plaisir relationnel qui ne permet pas à l'organe, psychique ou physique, de trouver complètement sa fonction d'altérité, donc d'entrer dans le registre signifiant. C'est une atteinte des capacités de structuration et de développement du sujet, passant normalement par le plaisir de l'autre, qui met en souffrance ces organes ou fonctions. Sans plaisir, pas d'intégration corporelle au champ de l'autre. On est à un niveau préalable au symbole, qui le conditionne.
La souffrance psychosomatique touche un organe qui ne peut pas exercer sa fonction de plaisir altruiste, il s'agit d'une part de soi qui est de ce fait vécue comme étrangère au moi. Sont concernés non pas simplement des sensations, des intuitions ou des stimuli sensoriels internes, mais littéralement des organes entiers. Ces organes physiques altérés dans leur fonction renvoient alors à des organes psychiques, à ce qu'on appelle des instances en psychanalyse. Par exemple l'idéal du moi ou encore la thymie, l'humeur, etc. La capacité de penser de manière autonome, avec suffisamment de plaisir, fait plus ou moins défaut dans la plupart des pensées psychosomatiques, faute de moyen conscient pour se penser, butant sur l'identité corporelle du sujet telle qu'elle s'est constituée dans l'ambivalence. Par exemple, nombre d'histoires cliniques autour de problèmes coliques renvoient à des souvenirs forts concernant l'apprentissage de la propreté, la souffrance physique d'organe venant là en pendant d'un appauvrissement considérable du plaisir d'échange avec l'autre. Comprendre cette idée de correspondance intime entre le corps et la pensée permet de relier les organes et fonctions physiques aux instances psychiques dans une métaphore constitutive de l'être. Les stades de Freud (oral, anal et génital) montrent bien cette correspondance génétique entre le corps et la pensée. L'autonomie signifiante lacanienne ne peut venir qu'ensuite...
Freud avait établi le plaisir comme l'équivalent d'une baisse de tension, le retour à un état nul du niveau d'énergie, qui ne correspond pas complètement à la réalité. En effet, il existe aussi une autre forme de plaisir qui peut se penser, avec les progrès de la thermodynamique, en termes d'énergie, de niveau minimal énergétique dans lequel un système peut fonctionner. Ce qui veut dire, plus simplement, qu'il existe un plaisir du corps dans le fait même de son fonctionnement. C'est une des raisons, entre autres, de l'engouement pour le sport : la fête du corps en action…
C'est lorsque ce plaisir ne peut s'inscrire dans une vision consciente du corps, dans l'image inconsciente du corps (Dolto) ou dans le narcissisme, qu'il se transforme alors en souffrance, pour autant qu'il n'y a pas d'autre d'alternative que celle de la souffrance ou du plaisir. Ou plutôt la seule alternative à ce moment serait la mort. Tant qu'on est dans la vie, la force et l'énergie représentent soit du plaisir, soit de la souffrance. Sur ce plan, la neutralité n'existe pas.
Aussi, le principe de réalité cher à Freud n'est-il pas neutre du tout, il est soit du côté du plaisir, soit du côté de la souffrance. On peut pour le comprendre, considérer l'exemple d'un poisson dans le courant de la rivière : soit il déploie une énergie qui lui permet de remonter le courant, de choisir sa direction, et il est dans son plaisir, dans son choix ; soit il est emporté par la force externe du courant, ne pouvant plus lui-même définir ses propres mouvements pour telle ou telle raison : il est alors ballotté au gré des forces externes qui le contraignent indépendamment de son désir. Il est évidemment dans la souffrance et dans le déplaisir.
La vie humaine est ainsi liée à un phénomène de flux, flux d'informations, de variations dans le temps qui passe. Pour être dans la neutralité d'une manière sereine et continue, il faudrait sans doute être une pierre dans un monde minéral. Encore, cette pierre n'est-elle apparemment minérale que dans notre temps à nous, pas dans le temps géologique.
Aussi, la neutralité n'est-elle pas possible, et le flux du temps, de la vie et des évènements changeants nous mène du côté du plaisir ou du déplaisir en fonction de l'adéquation entre nos buts internes et le mouvement externe. Il faut bien définir, là, une fonction externe particulière, celle de l'inconscient, qui a la particularité d'être une fonction pulsionnelle à la fois externe et interne, c'est-à-dire en interface, fonctionnant au fond comme une copule, un objet transitionnel, une articulation. Cette copule, vue du côté de l'autre, s'appelle le transfert, et quand elle est aperçue du côté du sujet, elle se dénomme l'inconscient. Que cette articulation transitionnelle, traductrice, fasse défaut pour tout ou partie du corps ou de ses fonctions de plaisir, et voilà celui-ci en souffrance, faute d'une possibilité de se vivre dans un plaisir humain.
Bien entendu, de telles exclusions du champ de la parole ne sont possibles que du fait de la pression de l'entourage, inconsciente le plus souvent, mais violente et toxique pour le sujet puisqu'elle le soustrait plus ou moins à l'usage de lui-même, donc de sa vie, dans l'acceptation qu'il fait de cet Autre qui ne lui autorise qu'une part de lui. Laissons, entre amour et poison, témoigner Proust :
" Toute une autre partie des meubles, et surtout une magnifique argenterie ancienne de ma tante Léonie, je les vendis, malgré l'avis contraire de mes parents, pour pouvoir disposer de plus d'argent et envoyer plus de fleurs à Mme Swann qui me disait en recevant d'immenses corbeilles d'orchidées : « Si j'étais monsieur votre père, je vous ferais donner un conseil judiciaire. » Comment pouvais-je supposer qu'un jour je pourrais regretter tout particulièrement cette argenterie et placer certains plaisirs plus hauts que celui, qui deviendrait peut-être absolu-ment nul, de faire des politesses aux parents de Gilberte ? C'est de même en vue de Gilberte et pour ne pas la quitter que j'avais décidé de ne pas entrer dans les ambassades. Ce n'est jamais qu'à cause d'un état d'esprit qui n'est pas destiné à durer qu'on prend des résolutions définitives. J'imaginais à peine que cette substance étrange qui rési-dait en Gilberte et rayonnait en ses parents, en sa maison, me rendant indifférent à tout le reste, cette substance pourrait être libérée, émigrer dans un autre être. Vrai-ment la même substance et, pourtant, devant avoir sur moi de tout autres effets. Car la même maladie évolue ; et un délicieux poison n'est plus toléré de même, quand, avec les années, a diminué la résistance du cœur. "
Pratiquement, voyons quelques conséquences sur le maniement du transfert dans cette clinique.
L'instance imaginaire de l'Autre, le lieu de l'Autre
Il est des moments en psychothérapie ou en psychanalyse pendant lesquels la question ne tourne pas autour de l'interprétation. En effet, il existe assez souvent des circonstances thérapeutiques où il va s'agir de porter l'Autre en soi, consciemment et inconsciemment. Le contenant prime sur le contenu.
La manière dont ces processus vont se dérouler n'est pas expliquée par les théories classiques de la psychanalyse. Pourtant, les pathologies psychosomatiques tournent constamment autour de cette question, ce qui explique en partie la difficulté dans laquelle elles mettent les analystes. En effet, à défaut d'une théorisation convenable de tout l'axe imaginaire du transfert, il leur est difficile de repérer ce qui se passe, et donc d'être de la moindre efficacité...
Bien entendu, les développements de Jacques Lacan sur le concept du grand Autre, sur l'axe i(a) i'(a), et sur le stade du miroir avant cela, font plus qu'introduire à cette dimension. Cependant, dans la suite de ses leçons, Lacan a plutôt mis en garde contre une sorte d'engluement qui pourrait survenir lorsque l'analyste se laisse prendre à cela. Les critiques qu'il fait de la psychologie de l'ego américaine sont en partie basées là-dessus, et sur les développements qui en sont faits, impliquant par exemple l'identification partielle du moi du patient au moi de l'analyste. À d'autres moments, Lacan a pu fustiger les idées de communication d'inconscient à inconscient ou répéter souvent, de séminaire en séminaire, qu'il n'existe pas de méta-communication.
Ce faisant se sont trouvées à la dérive par rapport aux mouvements lacaniens, la mouvance de Françoise Dolto et l'ensemble des techniques psychothérapiques impliquant le corps et son éprouvé. Le mouvement lacanien lui-même s'est engagé dans une évolution marginale et parfois sectaire, en tournant sur un corpus intellectuel sans vraie limite, donc sans réfutation possible. Le texte lacanien est trop souvent devenu sacré... L'axiomatique lacanienne a, pour certains, pris une fonction de mythe.
Il faut cependant poser, à la décharge de Lacan, que ce thème est quelque peu sulfureux, puisque tout le domaine de la suggestion en analyse, le développement de l'influence de certains personnages au titre de gourous, et enfin l'escroquerie financière, sont des conséquences possibles de l'usage inconséquent ou malhonnête de cet axe imaginaire.
Bien évidemment, l'existence d'une dimension imaginaire que je postule constamment présente derrière toute dimension symbolique met l'éthique de l'analyste au premier plan. Contrairement à Lacan, je ne pense pas que cette dimension puisse ni se réduire ni se traverser complètement. Bien au contraire, la conscience de sa persistance peut considérablement aider dans certains moments de l'analyse et avec certains patients.
On peut remarquer plusieurs familles d'analystes de ce point de vue. Les uns, comme Freud ou Lacan, vont beaucoup plus fonctionner en quelque sorte de l'intérieur du registre symbolique, les autres, comme Winnicot, Mélanie Klein, Françoise Dolto ou Gisèla Pankow, voire Bruno Bettelheim pouvant utiliser le registre de la forme imaginaire. Certains mettent sur ces concepts le terme de transfert maternel. Plutôt que de se répartir d'un côté ou de l'autre de ces tendances, il paraît plus judicieux de savoir circuler dans ces deux champs.
L'exploration de la dimension imaginaire du transfert permet d'isoler une forme imaginaire en soi de l'Autre, qui va être le creuset de toute élaboration symbolique. C'est cette instance qui tombe dans l'autisme ou la mélancolie, et qui est simplement atteinte dans la structure psychosomatique.
C'est donc elle qui va venir ici au premier plan du travail, ce dont il ne faut pas du tout avoir peur, les transferts fusionnels ou interminables provenant plutôt du fait que cet aspect n'est pas pris en compte par l'analyste. Lorsque le narcissisme du patient s'est suffisamment réparé à l'intérieur de cet axe imaginaire du transfert, dans lequel le plaisir d'être et de travailler ensemble occupe la place centrale que nous avons vue, le sujet est au contraire paré pour passer à autre chose qu'une thérapie, laquelle n'est tout de même pas un mode de vie idéal...
A titre d'exemple, voici un cas clinique tiré, de la revue Psychiatrie Française, dans un article d'Anne Emmanuelle Roche :
" M.M. est anorexique et aboulique après une intervention sur une sigmoïdite. Il a eu de nombreuses complications postopératoires, mais les problèmes organiques sont maintenant contrôlés et les médecins ne comprennent pas qu'il n'y ait pas d'amélioration de son état général. Monsieur M. m'accueille sans réticence, immobile dans son lit. Tout son corps montre une grande économie de gestes. Il tourne à peine la tête vers moi, répond de façon précise mais lapidaire à mes questions qui ne suscitent aucun discours spontané. Au bout de dix minutes, il me demande très poliment de le laisser car il est " trop fatigué ".
Entrer en contact avec le patient représente un obstacle car on a le sentiment que cet excès de souffrance physique vient irrémédiablement fermer la porte à toute élaboration psychique. Le patient paraît submergé par l'actualité de son inconfort physique. Cette difficulté d'expression verbale spontanée est déconcertante, et le silence ou l'impression d'un manque d'authenticité créent un malaise. C'est comme s'il ne se trouve pas d'informations échangées autres que celle que son corps expose, comme si les mots paraissaient alors vains.
Monsieur M. a toutes les raisons d'être fatigué, et il est impossible de faire la part d'une origine psychique ou physique à cet épuisement. Le fait d'être fatigué déprime, et le fait d'être déprimé fatigue, irrémédiablement. Le corps de Monsieur M. exprime complètement cette fatigue qui s'accentue quand je le stimule ; elle empêche ou justifie son incapacité à entrer en contact avec moi. Je ressens terriblement cette fatigue en moi et me sens soudain moi-même épuisé et impuissant. Puisque c'est devenu notre seul mode d'échange, je lui fais remarquer combien tout en lui transmet une profonde lassitude. Sa voix et son corps deviennent soudain plus toniques, et il enchaîne par des mots qui quittent leur politesse distante, et s'adressent directement à moi : " que voulez-vous que je vous dise ? Il n'y a plus rien à dire." En me disant cela, monsieur M. me fournit une information verbale qui enrichit ce que son corps exprimait, me permettant de lui proposer : " c'est aussi difficile à dire ? ". Il va confirmer : " personne ne peut comprendre. "
Il faut offrir à ces patients une " écoute d'accueil ". Le psychiatre se trouve impliqué comme récepteur empathique de communications qui sont faites d'impressions physiques et affectives. L'écoute empathique permet de se laisser entraîner physiquement par ce " halo représentatif " (C.PARA). Le corps du psychiatre devient le réceptacle où le patient se ressent existant, dans une situation où l'accès à la vie réelle autant qu'à la vie psychique semblent devoir être barré. Le psychiatre confère au patient une place d'interlocuteur qu'il n'arrivait plus à s'accorder lui-même. Le regard du patient pris dans ces problèmes n'a rien d'inquisiteur, ni d'agressif, mais vérifie simplement la permanence de la présence effective ; un regard qu'il faut assumer sous peine d'entraîner une panique chez le patient en s'y dérobant.
A partir du moment où M. m'a dit que personne ne pouvait le comprendre, il se met à parler de ce que représente sa maladie pour lui qui a toujours tout assumé et qui se retrouve soudain incapable et dépendant. Puis il saura utiliser l'intérêt que je lui porte pour restaurer sa propre estime et élaborer peu à peu un travail sur le sens particulier de cette blessure narcissique infligé par la maladie. En raison de son réel état de fatigue, cela se fera doucement, sur plusieurs séances, et sera fortement favorisé par l'amélioration de son état général.
Cette implication du corps du psychiatre n'est pas facilement reconnue comme telle. Il est difficile de l'éluder dans un contexte où le corps est toujours au premier plan. "
Cet exemple montre bien, dans un contexte psychosomatique certes un peu éloigné de notre propos, le travail sur la dimension imaginaire transférentielle, qui, lorsqu'elle est clairement repérée comme dans cette observation, permet à une réalité psychique de s'inscrire à nouveau dans la parole, en passant par le plaisir retrouvé de la relation, cette forme imaginaire de l'Autre qui reste le creuset constant de la relation symbolique.
Il est central de comprendre ici, que ces mécanismes d'identification spéculaire, d'introjection pour prendre un autre terme, sont aussi des fondements de la conscience, prémisses de toute inscription symbolique. L'identité du sujet va se jouer là, dans un clivage plus ou moins serré entre les objets de la conscience et ce qui la fonde.
Si Lacan met autant de soin à dégager constamment le désir de tout épinglage quel qu'il soit, ce qui est d'ailleurs l'une des clefs de sa lecture, c'est qu'il repère comme absolument fondamental le jeu, l'espace, l'intervalle qui vont exister entre les représentations et le sujet. Cet intervalle permet la mise en oeuvre du désir. L'identification, la conscience elle-même fonctionnent comme des espèces de pièges, puisqu'elle ne s'établissent qu'à partir de représentations qui sont par définition extérieures au sujet
Presque toute la tradition philosophique fait fonctionner quelque chose de similaire. Ces clivages entre la conscience et la vérité sont constamment à l'œuvre dans la tradition philosophique depuis Socrate. La conscience est toujours plus ou moins dupe de la vérité qui la fonde, elle est en tout cas toujours limitée par le champ inconscient de celle-ci. Cette vérité de l'être, qui cerne, limite la possibilité d'existence de cet être, pour parler en termes Heideggeriens, explique qu'il y ait pour chacun de nous un impensable.
Nous supposons ici que ce plan est représenté par le grand Autre, la forme imaginaire de soi qui nous permet d'exister dans le monde de l'altérité. Un ethnologue trouverait là beaucoup de points de correspondance avec les totems pratiquement constants dans toute société parlante. Ils pourraient être des représentations du grand Autre de Lacan...
Cette instance du grand Autre, ce totem moderne, correspond à ce que Lacan appelait " lalangue ", en un seul mot, à la différence près que je suppose qu'une représentation humaine inconsciente, mais néanmoins incarnée, reste toujours présente en creuset de cet univers de représentations qu'est " lalangue ". Au fond, on ne traverserait jamais complètement cette dimension du grand Autre.
Il vaut mieux dans la pratique savoir qu'on a affaire à ce fondamental qui restera en place, plutôt que de supposer pouvoir le traverser, ce qui amènerait à inventer une fin d'analyse en dehors de la réalité humaine. L'échec de la procédure de la passe, dans les écoles qui la pratiquent, se situe probablement à cet endroit, entraînant l'impossibilité pour les groupes analytiques qui s'y réfèrent de reposer sur une réalité solide, et expliquant leur fragilité.
Pour revenir à notre sujet, cette instance imaginaire du moi a dans le processus psychosomatique un fonctionnement particulier : dans cette configuration, on devient soi-même son propre ennemi. Le moi est accepté, contrairement à ce qui se passe dans l'autisme. Le plaisir dont il est porteur est suffisant pour cette acceptation par le sujet, mais s'accompagne cependant d'une dimension négative pour soi. Le clivage inévitable se double d'une contradiction douloureuse. La figure complexe du grand Autre devient en réalité double, porteuse de plaisir et de déplaisir à la fois.
Pour quelle raison cette part toxique pour soi ne s'aperçoit-elle pas ? Pourquoi n'est-elle pas différenciée par le sujet ? Parce qu'une telle conscience impliquerait une plongée dans l'autisme, supposerait la disparition de l'Autre, ce que ne désire cependant pas le sujet. L'autre reste malgré tout suffisamment bon pour que le sujet en demeure dépendant. Aussi on peut définir la psychosomatique comme une défense contre l'autisme par la mise en place en quelque sorte d'un Autre piégé, sorte de cheval de Troie impliquant une conscience de soi qui ne sera pas clivée, mais qui sera toxique pour soi. Tout se joue, ici plus qu'ailleurs, simplement dans un effet de seuil.
En effet, aucun organisme ne peut s'intégrer totalement dans la chaîne de structuration narcissique qui amène à l'existence symbolique. Il y a toujours des restes intraduits, comme nous l'avons vu précédemment. Ces restes, répétons-nous, ne concernent pas simplement des sensations, des intuitions, ce peut être aussi des fonctions psychiques tout aussi indispensables au fonctionnement du sujet que des organes. Ceci a été repéré en psychanalyse comme l'idéal du moi, le moi lui-même, l'image du corps, etc. La liste est probablement longue de ces fonctions psychiques indispensables au fonctionnement du sujet... Il peut ainsi arriver qu'une de ces fonctions ne trouve pas sa place du côté de cette instance imaginaire du moi qui se trouve en l'Autre. Elle sera même interdite radicalement sans que l'interdit soit nommé ou représenté. Ce défaut de représentation symbolique d'éléments importants du moi, ainsi évacués, laisse en plan ces aspects de la structuration du moi, qui vont ainsi littéralement rester en souffrance. Il est clair qu'une fonction ou un organe qui ne trouve pas à se réaliser souffre, nous l'avons vu.
Il faut bien que du côté de l'Autre, représenté précocement par la configuration parentale, une forte résistance soit à l'œuvre pour ne pas laisser d'espace à ces éléments primordiaux pour le sujet. Le plaisir de la relation, moteur principal de l'intégration de l'Autre, fait place, ici ponctuellement, a un rejet. Ceci va amener le sujet à limiter sa pensée pour préserver cette relation. Le prix à payer sera le sacrifice de certaines fonctions psychiques liées à des plaisirs d'organes. Il arrive par exemple fréquemment qu'on ait à reconstituer en analyse un sevrage traumatique, qui ne se traduit plus que par une demande de soins, autour d'une incapacité à gérer ses plaisirs personnels.
Voici un autre exemple, en clinique, lorsqu'une " mère " ne peut laisser place au corps vivant de son enfant :
" Il y a des cas où l'on peut constater que la maladie psychosomatique dépend du fantasme d'un autre, en particulier de la mère.
Les choses peuvent être agencées d'une telle façon qu'il faut que la mère accepte d'entreprendre un traitement pour que la maladie psychosomatique de son enfant se trouve améliorée.
Je vais évoquer à ce propos le cas d'une jeune fille de 14 ans. Elle souffre d'asthme, d'eczéma, elle est anorexique, aménorrhéique et mesure 1,33 m. Son asthme la met périodiquement en danger.
Quelques années auparavant, j'avais entrepris avec elle une psychothérapie, inefficace sur l'asthme et l'eczéma. Une thérapie avait été également suggérée à la mère mais celle-ci ne s'est jamais impliquée dans le traitement, d'ailleurs, elle aurait voulu la même thérapeute que sa fille. Par la suite, tout a été essayé : traitement conjoint mère-enfant, séparation, sans résultats.
La mère campait sur sa position, de toute-puissance à l'endroit de sa fille. Elle se disait dépositaire d'un savoir sur celle-ci et sur la maladie, savoir qu'elle ne voulait pas dévoiler. Elle disait : " Je sais tout... j'ai toutes les pièces du puzzle en main. " Sa fille était " son propre calque ", elles étaient comme " des sœurs siamoises ".
Dans sa psychothérapie, la fille se demande pourquoi sa mère ne l'aime que lorsqu'elle est malade, et., progressivement en arrive à se demander qui elle est : " l'autre, la morte ? " Elle fait allusion à une sœur de la mère, morte à 18 mois d'une maladie que la grand-mère lui avait transmise. D'ailleurs le prénom de la jeune fille renvoie directement à celui de cet enfant. Ajoutons qu'elle n'a pratiquement jamais parlé de son père, lequel, d'ailleurs, affirmait qu'elle n'était pas de lui.
A diverses reprises, la fille insiste auprès de moi pour que ce soit maintenant sa mère qui parle.
C'est seulement au décours d'un état de mal asthmatique encore plus sévère que les précédents et après avoir entendu des avis alarmants des médecins que la mère accepte d'entreprendre une analyse avec moi tandis que je cesse de voir sa fille.
Ce qui est remarquable, c'est l'amélioration de la fille dès le début du traitement de la mère ; explicable peut-être de ce que sa mère se soit départie de sa position d'omniscience et d'omnipotence, du fait même qu'elle avait accepté de parler.
La mère était prise dans un fantasme qui semblait avoir directement un effet sur le corps de l'enfant ; durant les moments où sa fille risquait sa mort dans la crise d'asthme, elle jouissait de rejouer la mort de sa propre sœur et elle en ressortait victorieuse, plus forte que la mère, plus forte que la mort. Elle disait que ce scénario était vital pour elle, c'est là qu'elle " se ressourçait, qu'elle remontait ses batteries... "
La jeune fille a cessé d'avoir de l'asthme et de l'eczéma. Quand elle a eu ses premières règles, sa mère, qui n'avait plus d'eczéma depuis la naissance de l'enfant, a eu de l'eczéma au sein. Elle a grandi, ce qui a fait dire fièrement à la mère qui posait une photo de sa fille sur le divan : " Elle a grandi d'un centimètre par mois ". Je pense qu'il faut entendre moi : elle a grandi d'un centimètre par moi, montre bien combien elle n'a pas véritablement lâché prise..."
Conclusion
Il m'a semblé que cet exemple illustrait bien notre propos, en particulier sur l'action thérapeutique qui se dévoile lorsqu'une liberté de plaisir beaucoup plus grande, moins ambivalente, est ouverte dans la relation transférentielle par la levée d'un refoulement pathogène, ici chez la mère, laquelle fonctionne exagérément dans ce cas sur le mode d'un grand Autre résiduel qui assure les fondations (refondations) même du sujet.
Je terminerai par un point fort important pour la suite de notre travail : l'éclatement corporel est réel et patent en psychosomatique, beaucoup plus que dans les traits psychotiques, où nous verrons dans un prochain chapitre qu'il s'agit plus d'un effet lié à une angoisse morcelante qu'à une réalité morcelée. Cette réalité morcelée est en souffrance dans le trouble psychosomatique, ce qui n'a pas échappé aux cliniciens classiques, qui parlaient volontiers de délire hypocondriaque, notant ainsi que l'unité du corps est là en défaut par rapport au sens même de la réalité, plus précisément de la réalité symbolique... Le corps psychosomatique est morcelé entre son existence organique, fonctionnelle, et son inscription signifiante, l'écart entre les deux est trop grand, parfois trop brutal. Un degré de congruence minimum est nécessaire entre l'authenticité de fonctionnement psychique et corporelle et les logiques subjectives qui se construisent.
La reconstruction de l'unité corporelle est alors transférentielle, passe par le plaisir d'être ensemble, plaisir dans lequel les éléments corporels oubliés dans l'histoire du sujet sont repris, avec leur cortège d'affects douloureux et ambivalents, constitutifs d'un sujet dont l'identité peut se remanier ainsi dans le plaisir de la relation psychothérapique, creuset de l'ouverture au monde symbolique.
Jean Michel Thurin, qui fait un travail remarquable sur ces questions psychosomatiques à l'Inserm, rapporte ainsi une étude étonnante, dont je ne sais si elle a été confirmée par une autre équipe : sur un groupe de 225 femmes, atteintes de cancers médiastinaux, le taux de survie à 7 ans, pour celles qui avaient un ou plusieurs confidents, a été de 16%, alors que celles qui ont aussi été traitées par chimiothérapie ou radiothérapie mais sans confident était de 7%….
Le terme même de confident implique cette authenticité profonde entre ce qui se vit et se dit !