Psychanalyse et psychothérapie
Présenté par Michel Lévy aux journées d'Alters du 13 novembre 2010
La question concrète du choix entre psychanalyse et psychothérapie est complexe et triviale à la fois, comme tout ce qui est humain ! Commençons par le trivial… Car ce choix fait entrer le psychanalyste dans un ordre, une société, un groupe d’appartenance. Impossible donc de ne pas évoquer le plus simple et le plus éloigné parfois du besoin du patient, à savoir le propre besoin d’identification du praticien à son thérapeute, puis au groupe auquel il appartient. Cet aspect des choses qui concerne à proprement parler plus le désir et le symptôme du thérapeute, est à traiter ici aussi, car il risque d’avoir un sentiment d'appartenance, ou de trahison au contraire, vis-à-vis de tel de ses analystes ou psychothérapeutes ou de telle ou telle association professionnelle à laquelle il appartient, selon la pratique qu’il se prend à répéter ou au contraire à inventer.
Ces aléas identificatoires vont baliser les rencontres thérapeutiques, jusqu’à ce que succès et échecs professionnels aboutissent peu à peu à déconstruire ces identités salvatrices mais aussi encombrantes qui se construisent pendant nos propres analyses et thérapies. Ce qui nous a aidé à avancer est parfois aussi ce qui peut bloquer le cheminement de nos patients, il convient de s’en souvenir, sauf si on veut fonctionner de façon un brin paranoïaque en défense et illustration de l’œuvre d’un maître qui nous sauverait de la complexité insondable du monde et du vertige du risque de notre propre invention.
Sinon, si on revient au cœur même du transfert thérapeutique, construire et déconstruire sont à mon sens les deux axes qui articulent la différence entre la psychothérapie et la psychanalyse. Déconstruire, c'est interroger les imagos au coeur de la présence signifiante, construire, c'est remanier ces imagos, et donc modifier le sens profond de l'univers signifiant qui y est articulé.
Ces deux dimensions sont constamment présentes, on passe sans cesse de l'une à l'autre dans toute prise en charge. C'est le cœur de toute pratique. C'est en cela que cela modifie l'appréhension que l'on a habituellement de ces deux plans : ils sont en fait les deux côtés d'une même médaille. Selon la structure à laquelle on a à faire, et, dans une même structure, selon le moment dans lequel se trouve le travail, il s’agira toujours de l'un ou de l'autre de ces aspects. Il n'est jamais question pour moi de poser une psychanalyse ou une psychothérapie en tant que telle. Pourquoi alors ne pas laisser au patient lui-même le choix ? Qui d'autre que lui peut savoir à quel moment il a besoin de construire, du côté de la psychothérapie, et à quel autre moment a-t-il besoin de déconstruire, du côté de la psychanalyse ? La complexité humaine est telle qu'il est largement illusoire d'imaginer connaître quelqu'un. La machine cérébrale, pour ne parler que d'elle, se compose de 150 milliards de neurones, chacun avec environ 30.000 connections... A chacun donc son propre centre de gravité psychique, inconnaissable de l'extérieur, donc à chacun de savoir ce qu'il peut supporter comme charge de déconstruction.
Au patient donc de choisir entre ces deux dimensions, la direction de la cure ne revenant à l'analyste qu'en termes de compétences techniques et qualité d'accueil, de présence et d’absence, dans un cas comme dans l'autre. Concrètement il est donc loin d'être absurde à mon avis de laisser le patient choisir entre la position de l'analyse et celle de la psychothérapie, ce que très vite il utilise à très bon escient, puisque c'est lui qui comprend évidemment le mieux ce dont il s'agit, entre ce besoin de construire et celui de déconstruire, de dépendre de son analyste ou de reprendre une liberté...
La psychanalyse est un besoin technique particulier, par lequel l'image réelle, la présence réelle du thérapeute disparaît du champ visuel pour être réduite à une présence dans la parole et dans l'espace. Il est clair que la disparition de la forme physique de l'analyste à des effets sur l'esprit. C’est lorsqu’on cesse de dévisager que le visage apparaît, c’est lorsqu’on ne voit plus l’autre physiquement qu’il apparaît dans sa puissante fonction interne d'imago.
Ceci est le ressort de l’analyse, et explique que peu puissent le supporter, comme peu, et en fait personne, ne supportent la vérité elle-même. C'est que dès que la vérité du désir apparaît, le sujet disparaît aussitôt, telle Eurydice, puisque la fondation même du sujet est liée au voile de cette vérité, comme le montre abondamment Lacan dans toute son oeuvre. Mais il faut dire que la vérité n’est pas faite pour être supportée, puisque plus je suis juste, plus je suis injuste, comme le pose avec acuité Lévinas : toute nouvelle base, nouvelle règle, et à fortiori toute nouvelle vérité est aussitôt une nouvelle aliénation, sans recours possible.
Cette aliénation fondamentale dans le visage de l’autre, puis dans la justice de l’autre, que nous entendons quant à nous comme discours au sens lacanien, fait jouer deux effets de vérité, l'un lié à l'imago, l'autre au signifiant, au sens que ne lui donnait pas encore Lacan dans son intervention sur la causalité psychique du congrès de Bonneval de 1946. Il y introduit cependant, face à l’organo-dynamisme de Henry Ey qui postule in fine un effet figé de vérité incrusté au cœur même de la cervelle du patient, un fondamental effet de miroir, par le concept d’une identité essentiellement aliénée à l’Autre... La barrière entre le psychiatre et le fou devient subtile chez Lacan, au lieu d’être une évidence de vérité chez Ey !
La dialectique entre imagos et signifiants commence à s’aborder dans cette réflexion lacanienne de Bonneval, prenant la psychose comme caricature du normal. Or il se trouve que cette dialectique entre imagos et signifiants est précisément ce qui est en balance entre psychothérapie et psychanalyse, entre visages et discours. On comprend alors que la question de leur articulation est bien plus importante que celle de leur séparation !
La psychanalyse a donc nécessairement besoin de la psychothérapie pour être supportée, comme la psychothérapie a besoin de l'analyse pour être efficace... Il faut de fait noter que le mélange entre psychanalyse et psychothérapie est constant, puisque le face-à-face est toujours plus ou moins présent dans toute cure.
Autrement dit, la psychothérapie est le lieu de la réaliénation narcissique, la psychanalyse celui de l’effroi de la vérité, à savoir que toute éthique, toute morale est subjective, donc que nous sommes seuls face à l’autre, et non pas accompagnés par lui dans nos désirs.
La psychothérapie amène à un remaniement de la sphère narcissique par le biais de l'identification imaginaire, dans lequel la forme de l'autre sert de support projectif et identitaire, amenant la construction d’une logique subjective. De ce que j'appelle une logique subjective, mais amenant aussi à une aliénation à la personne porteuse de cette forme à savoir le psychothérapeute. Ceci fait évidemment obstacle à une réelle position désirante, pour favoriser des identifications de type hystériques.
Alors que la psychanalyse, à travers la déconstruction de la mécanique narcissique, va amener à une résurgence de la sphère désirante, à la recherche d'une nouvelle forme pour le désir, si je puis dire.
On voit bien qu'il n'y a pas d'idéal dans tout cela, et que beaucoup de psychothérapies patinent dès que les patients ont une nécessité de revenir à eux-mêmes et à leur désir, lorsque le rééquilibrage identitaire est effectué, alors que beaucoup d'analyses vont buter sur des demandes de renforcement narcissique qui peuvent aboutir à des arrêts du travail psychique si cette demande psychothérapeutique n’est pas entendue.
L'important est que le thérapeute repère, autant qu'il le peut, la dynamique présente, éminemment variable selon les temps de la cure, et puisse avoir la souplesse d'adapter son travail à ce qui se passe à ce moment.
Cette dynamique est particulièrement sensible chez des patients avec des traits psychotiques dominants, qui ont un grand besoin de déconstruire des logiques aliénantes puissantes, et qui n'en ont pas un moindre besoin de reconstruire un narcissisme parfois presque inexistant, dans certains cas.
Le thérapeute qui ne comprend pas que l'alternance de ces deux temps est le cœur même du travail aura du mal à tenir sa place, sa position. L'analyse au sens lacanien du terme est une déconstruction, la psychothérapie est une tentative de reconstruction, mais il est donc plus juste et plus adapté d'entendre clairement ces deux besoins comme parfaitement valides, et totalement complémentaires l'un de l'autre. Au fond dans un travail psychique, on passe d’une aliénation à l'autre, en souhaitant que l'aliénation suivante ait un peu moins d'effets collatéraux que l'aliénation précédente, ni plus ni moins. C’est bien pour cela qu’il n’existe pas de passe, et qu’elle n’a jamais donné le résultat théorique espéré, se bornant, là où elle existe, à créer des effets de groupe.
En effet, impossible d'avancer et de fonctionner sans la moindre construction narcissique. C'est d'ailleurs le déni de cet aspect inévitable de l'esprit humain qui a abouti, après la critique radicale que Lacan a fait de ce qu'il était à la mode d'appeler l'identification à l'analyste dans les années 60, à un psittacisme lacanien d'autant plus massif qu'il était dénié. Ni Dieu ni Maître aboutit toujours à être soi- même le dictateur du monde....
Or toute reconstruction narcissique est liée aux logiques subjectives qui se reconstruisent, et donc devient dépendante des axiomes, des imagos, donc des relations sur lesquelles elle repose. Qu’elles soient multiples et pas toujours congruentes reste la seule garantie d’une liberté subjective, puisque le sujet ne peut se déprendre de tout narcissisme, ne peut traverser le fantasme, sans disparaître lui-même.
Le moment de l’arrêt du travail thérapeutique est de ce point de vue commun aux deux modalités thérapeutiques : c’est lorsqu’il apparaît plus ou moins clairement au patient que cet intervalle construction déconstruction, psychothérapie psychanalyse si on veut, est plus au cœur du désir que la possession d’un quelconque objet de ce désir. Dès lors que ce plaisir de circulation, de fonctionnement, de recherche, de découverte s’assume clairement, la personne même de l’analyste n’y résiste pas, et la fin du travail devient possible. Dit autrement, il peut apparaître qu’une rupture amoureuse soit aussi importante et souhaitable qu’une rencontre du même ordre. Qui peut entendre cela ? La logique de l’amour et celle de la rupture sont totalement contradictoires, et totalement indispensables aussi, dans une relation que je dénomme, on le sait, hétérologique. Ainsi de la psychothérapie et de la psychanalyse.
On comprend un peu mieux à cet éclairage la nécessité également des conflits institutionnels dans les associations d’analystes, d’autant plus indispensables que l’espace d’invention et la sacralisation des œuvres est plus ou moins à l’œuvre dans ces lieux.
Dans cette alternance construction / déconstruction au travail aussi bien dans les institutions que dans les cures, mieux vaut valider ceux des moments de reconstruction qui se produisent avec des partenaires externes à l'analyse, autant d’exercices d'ouverture et d’hétérologie, aussi indispensables dans les cures que dans les institutions. Cela permet à quelqu'un de dépendre de plusieurs points différents, dans des logiques dont l’aspect contradictoire favorise la circulation du désir. En effet le concept d'hétérologie est, on le voit mieux, le fondement même de la possibilité d'une existence subjective. Un thérapeute ou un analyste préférera toujours entendre parler d'un lien constructeur externe à son travail, plutôt que de constater un mieux-être lié à une de ses interventions. Un tel thérapeute sera sans doute mieux à même d'aider fondamentalement son patient, contrairement à un autre, dont les problèmes narcissiques non réglés vont se nourrir au détriment de ses analysants.
Ce genre de problème concerne l'évolution narcissique du thérapeute, et renvoie donc à son trajet thérapeutique personnel. Mais c’est aussi un peu décalé par la proposition que je fais aujourd'hui, dans la mesure où, que ce soit dans le face-à-face ou la position allongée, les moments de silence du thérapeute, sont, on l'a vu des clés majeures pour une déconstruction, à laquelle se cumule dans l’analyse la sortie du champ visuel. S’ajoute alors une possibilité forte de déconstruction, qui amène au premier plan la question du remaniement du champ symbolique. On arrive à une certaine forme de vertige, voire d’impossibilité à supprimer ainsi la forme derrière chaque visage, le mot derrière chaque silence.
Mon hypothèse fondamentale depuis longtemps est, on le sait, que derrière chaque signifiant, il y a une personne, le souvenir d'une rencontre, Levinas dirait d’un visage. C’est cela qui est le garant d'une continuité de l'identification narcissique dans le déroulement d'une parole.
On peut imaginer que tout thérapeute qui s’en tiendra à l’idée que l’efficace de l’analyse repose sur le silence et l’absence de visage sera inévitablement pris dans une difficulté de sortie du narcissisme, dans tous les cas en écho d’un aspect inanalysé de sa propre histoire. Au contraire ce que je soutiens ici est que silences et paroles, présence et absence de visage, psychanalyse et psychothérapie sont des couples hétérologiques, donc indispensables et contradictoires au déroulement du processus analytique. Cette idée permet une plus grande transparence de l’engagement de la personne même de l’analyste dans la cure, ainsi rendue plus visible, donc plus contestable, restant soumise dans l’évidence de la lumière à des changements, grâce à la permanente visibilité de ses propres symptômes, cessant d’être abritée dans un rôle impossible et délétère d’analyste invisible et muet... Il arrive alors que ce soient les patients qui fassent avancer les thérapeutes, patients qui auront besoin eux, sans trop d'inquiétude fondamentale, d'entrer dans cette exploration du réseau symbolique, comme lors de l'invention de la psychanalyse par la patiente de Joseph Breuer. Les patients aussi savent se donner les moyens quand il le faut !
Il s'agit donc toujours pour le thérapeute de continuer aussi dans son travail, son propre chemin, son élaboration personnelle, de mieux comprendre où se situe, également pour lui cette difficulté d'ouverture fondamentale, de créativité. Pour l’analyste comme pour son patient, dès qu'on cesse d'être dans l'univers de la forme immobile, on entre dans celui de l'invention.
Tout ceci ne peut se faire qu'avec des points d'appui, tout au long de la vie, avec des passeurs, non pas au sens lacanien, mais avec cette sorte de passe continue qu'est la vie elle-même, dans toutes les rencontres imprévues qu’elle nous offre, y compris donc chez nos patients...
Les actes en psychanalyse et psychothérapie.
C’est le moment de dire un mot de cet aspect particulier à la psychanalyse qu'est le déchaînement d'associations langagières provoqué par la chute du dialogue et du face-à-face, provoquant un écroulement sans fin du sens, qui a ses avantages et ses inconvénients. L'avantage est du côté de l'exploration extrêmement précise de l'histoire de quelqu'un, puisque cette histoire, à travers les aléas de la parole, dessine un nombre considérable de scènes affectives complexes, qui ont pu chacune entraîner un certain nombre de conséquences conscientes et inconscientes. L'inconvénient est en fait que les patients s’inscrivent alors dans une sorte d'univers informel, un univers clos de représentations qui ne peuvent plus être des représentants de représentation. Cela peut même aller jusqu'à une sorte d'investissement magico mathématique de la structure langagière comme système clos, en fin de compte dégagée de toute référence sensorielle ou historique. On arrive à une sorte de dissolution métonymique, mathématique, purs effets de langage ou de logique sans forme humaine, avec ses effets d'errance et d'angoisse dont il faut savoir tenir compte.
L’élément qui permet de sortir de cela du côté de la théorisation du psychanalyste et du psychothérapeute est cette idée centrale et fondamentale que la pensée sert à l'action. Je reprends cet enseignement de Mushashi, dans le « Traité des cinq roues »1 que nous avons déjà rencontré dans un travail précédent, pour lequel cette dissolution du moi dans l'univers symbolique sert à l'action du combat, permet ce que lui appelle la victoire, et qui est plus simplement le plaisir structurant de l'action, au-delà de la défaite ou de la victoire, au-delà de la vie et de la mort. Vient alors simplement le désir, ce plaisir d'être soi-même, corps et pensée, au plus près du monde et de son mouvement. Il s'agit de pure phénoménologie, d'une simple sémiologie discriminante, au service d'une action, moment où toute morale bascule dans son fondement pour aller vers l'esthétique changeante du monde. Ainsi supposer que toute pensée est secondaire et toute action première (à condition bien sûr que l'action soit pensée dans la sphère humaine, dans la lignée des hommes et des femmes) permet de remettre à sa place de moyen et non de but la fonction purement associative de la psychanalyse.
À partir de là, le sens de cette errance sémiotique devient central, et finalement revient au service du corps, car c'est bien lui qui recentre à ce moment-là les bénéfices de l'action, et modifie en retour la pensée qui en émane.
Cela veut dire que ce qu'on appelle les actings en analyse, out ou in, sont des approches plus ou moins adroites de l’enjeu profond d’une analyse qui est précisément que les actes soient liés au monde et au désir, et non plus surdéterminés par une histoire répétitive et fixée en mythe. On retrouve là encore une articulation hétérologique entre pensée et action, à savoir un lien qui ne réduit pas à un lien logique, mais instaure une coexistence contradictoire et synergique à la fois, selon les lieux et les moments...
On comprend que dans cette théorisation, ce qui se passe en dehors des séances, ce qui est vécu par le patient en dehors de l'analyse ou de la thérapie, est bien plus important que ce qui se passe pendant les séances. À partir de là, on est relativement à l'abri de toute aliénation exagérée, plus en tout cas que pour ceux qui exagèrent sur le silence, l'absence, ce qui favorise une identification imaginaire puissante dénarcissisée très angoissante, faisant parfois fi de l’importance des actes inventifs que pose dans sa vie le patient.
Ceci est bien entendu beaucoup plus sensible dans la pratique de l’analyse, la pratique psychothérapique engageant une multitude d’actes dans la séance même, sous la forme des multiples échanges de mimique corporelle.
Peut-on dire à une assemblée d’analystes que la pensée sert essentiellement à l’action, que sans cette action, la pensée devient vite un ensemble obsessionnel à visée de toute-puissance, d’ordalie, de dérapage imaginaire qui se fait au détriment du monde et de l’humain ? Il faut prendre en compte que si la pensée vient limiter l’acte, si elle l’oriente vers quelque chose d’humain, l’acte, lui aussi, et dans un autre tour, vient limiter la pensée. Une pensée sans acte qui la ponctue devient une échappée du monde, une réduction de celui-ci à l’imaginaire.
De la même façon que visage et parole se renvoient l’un l’autre la balle de la subjectivité, pensées et actes nourrissent à tour de rôle l’invention vivante du désir. A l’analyste, au thérapeute, de prendre ses risques et d’entendre, selon les cas, ces actes indispensables comme des avancées profondes pour son patient, ou des défenses dans le trajet thérapeutique. Le face à face psychothérapique favorise largement cet abord du travail, pouvant souvent faciliter la reconstruction amenée par ces actes, mais susceptible pour les mêmes raisons de ne pas voir les résistances qui peuvent aussi y être liées... La pente est inverse pour la psychanalyse.
On a vu que l’absence du visage renvoie à la présence aliénante première de la figure de l’autre, et que l’absence de parole appelle très vite le déroulement du discours signifiant dans lequel s’enroule la douloureuse liberté du patient. Il faut ajouter à ces apories fondatrices d’un chemin psychique une autre, dans laquelle l’absence d’acte renvoie à une pensée qui dévoile son blocage sur l’imaginaire, inaugurant alors la possibilité d’un acte nouveau, alors que l’absence de pensée, dans l’acte, inaugure une nouvelle rencontre identitaire, ouvrant une réinvention de la pensée. On voit que là non plus, l’abstinence d’acte ne peut être une règle tenable en analyse, puisqu’elle mêle alors les actes répétitifs et douloureux du symptôme, qui sont à travailler selon toute la théorie des actings, avec les actes inventifs, refondateurs, qui eux vont autoriser peu à peu la sortie de l’analyse ou de la thérapie. Ce sont les actes qui fondent l’utilité des divisions subjectives, en les annulant pendant le temps de l’acte constructif.
Il est un plan cependant où on ne peut identifier analyse et psychothérapie, pour en faire deux moyens d’un même corpus C’est que c’est dans cette césure visuelle que provoque l’apparition du visage imaginaire de l’autre, grâce à son absence réelle, donc, que se glisse l’éthique, c’est à dire l’autre nom du désir humain. C’est bien l’idée que l’éthique est subjective, qu’elle appartient à chacun, qui fait que le désir humain au sens que lui donne la psychanalyse peut se déployer.
C’est le seul chemin qui puisse mener à une morale qui ne soit pas de la barbarie sociale, politique, ou thérapeutique. Avancer dans cette idée impose de passer brièvement par la question psychotique.
Il faut là, pour comprendre, renvoyer Lévinas et Lacan dos à dos. Pour Lacan, la limite de la liberté de l’homme est la folie, il le répète à l’envi. Pour Lévinas, cette liberté n’existe que dans l’indicible du visage, dans cette attention à l’autre qui vient bouleverser, subsumer même toute structure humaine construite. Alors, l’imaginaire est l’ennemi pour l’un, Lacan, le refuge pour l’autre, Lévinas.
L’un cherche vainement un être analyste dans un dispositif qui exclut le visage, la présence, l’autre appelle un humain qui déconstruit toute institution au nom du visage rencontré.
Ces deux impasses existent du fait de la double division qui est posée par ces deux auteurs : la division identitaire lacanienne, qui fait qu’à partir du stade du miroir, l’homme cherche à se retrouver dans l’autre, doublée de la division projective, puisque son désir est dès lors exprimé, si je puis dire, avec les armes de l’autre... Que ce soit pour l’objet, l’autre, la division du miroir y est, que ce soit le sujet, qui ne peut se dire qu’avec les moyens de l’autre, le signifiant le partage... Cette double division est retrouvée chez Lévinas. Ce qui me fait humain est que j’aime le visage de l’autre comme moi-même, voilà la première division très proche de celle de Lacan, sauf que l’amour remplace ici la dépendance du miroir, ce qui n’est pas rien. La seconde tient au statut de la justice, de la loi, qui est précisément chez Lévinas ce qui autorise à une place autre que barbare dans le face à face des visages, en même temps qu’elle n’est à son tour qu’inhumanité si elle n’est pas arrêtée par le visage de la rencontre. Une belle illustration de cela est cet homme, ce chinois, qui se dresse devant la colonne de char, le discours du pouvoir, et oppose son corps et son visage à cet autre homme qui conduit le char. Peu de personnes se sont intéressées à l’homme qui conduisait ce char, et qui n’a pu écraser un visage sur un ordre... Lui aussi, de sa place d’ordre, a participé à cet acte si incroyablement humain. Ainsi, cette deuxième division est là, dans la structure de la loi, de la justice elle-même : elle n’est humaine que d’être divisée par le visage. Chez Lévinas aussi, si le sujet est divisé par l’autre, l’objet, la loi, ne l’est pas moins. Notons, nous y reviendrons plus tard dans le travail sur la psychose, qu’il est trois divisions chez Lacan, quatre chez Lévinas, ce qui introduit une dimension en fait manquante chez Lacan : celle de l’univers symbolique lui-même. Il me semble cependant que ce qui bloque la compréhension chez ces deux auteurs tient au côté statique, photographique, de ces divisions. Alors qu’il s’agit précisément de processus, de dynamique, d’articulations hétérologiques.
Cet aspect statique des divisions subjectives est, il est vrai, particulièrement évident dans le trait psychotique, c’est la raison pour laquelle Lacan s’en sert dans sa passe d’arme avec Henry Ey à Bonneval. Mais, ne le voyant jamais précisément, c’est aussi la raison de son impasse dans la psychose... Car le seul signe clinique du trait psychotique est à trouver dans la rigidité de la césure qu’est une conversation. C’est un dialogue sans remaniement, une fausse conversation, au terme de laquelle le trait psychotique sort sans une brèche, sans une égratignure, sans le moindre sacrifice, sans le plus petit remaniement. Aucune articulation ne survient entre sujet et objet, qui restent confondus dans un effet de vérité qui interdit toute avancée de la connaissance, tout processus. Il ne reste que des effets de miroir absolus, faute de refente dans le sujet et dans l’objet. La division est totale entre sujet et objet, en pur miroir, donc sans lien possible. Dès lors, la double division est absente, et crée le symptôme psychotique. Poser, comme Lacan, ces divisions subjectives comme intangibles revient en fait à conforter ce trait psychotique, à le fixer. En effet, dès lors que ces divisions existent de façon irrémédiable, la circulation devient extrêmement délicate d’un bord à l’autre, voire impossible. Alors, reste à poser la forclusion pour l’un, Lacan, la barbarie pour l’autre, Lévinas, sans que l’un et l’autre n’aperçoivent qu’elles sont aussi les conclusions logiques de leurs élaborations.
Faire que le fou, pour l’un, le nazi, pour l’autre, ne soient pas exclus de l’humain, repoussés au-delà de la barrière de la division soutenue par chacun, voilà alors l’enjeu surprenant de cette réflexion sur psychanalyse et psychothérapie.
C’est que, de même que psychanalyse et psychothérapie sont les deux faces d’un même remaniement de la personne entière, et non, un espoir de travail soit sur le langage, soit sur l’identification imaginaire, de même le visage ne s’oppose pas à la justice, l’identification imaginaire ne vient pas en face du déroulement symbolique.
Ces dimensions sont au contraire dans d’intimes relations d’articulation hétérologique dès qu’on les situe dans la dimension changeante du temps. Dès lors, tout se transforme : si le visage absent dévoile le visage d’une présence envahissant l’inconscient, ce dévoilement originel même autorisera l’accueil d’autres visages... Si une parole absente, un silence viennent appeler la parole de visages effacés, c’est pour susciter une production symbolique nouvelle, dans une réinvention de l’histoire. Visage et paroles, tour à tour présents et absents, inaugurent une dynamique de l’ordre symbolique et imaginaire, dans laquelle l’articulation est vivante, dans laquelle chacun va remanier l’autre, dans des temps différents d’analyse et de reconstruction. Chacun de ces domaines à travers les remaniements qu’il produit sur les autres, participe de l’invention d’une pensée, prélude à l’invention d’actes, hors analyse, qui engageront vraiment le processus identitaire dans du nouveau. Ainsi, si visage et discours évoluent certes pour une part pour leur propre compte, dans une indépendance seule garante de la surprise qu’est la liberté quand elle survient, ils s’influencent sans cesse aussi, se remanient, transformant alors la division subjective en articulation subjective, ce qui n’est pas du tout la même chose. Que cette articulation soit hétérologique indique clairement que chacun de ces domaines fonctionne et pour lui-même, et pour les autres, dans un fonctionnement où harmonie et dysharmonie gardent leur place évidente. Passer de la psychothérapie à l’analyse, ou l’inverse, c’est alors simplement multiplier les possibilités d’articulation entre visage et discours, entre les intentions d’énoncés et leurs effets réels, entre les désirs de présence et leurs implications narcissiques, voire aussi entre symptôme du thérapeute et celui du patient... Mais, rappelons-le, l’absence de parole et de visage dévoile les divisions subjectives, ce qui n’est pas supportable complètement, en totalité. Si l’articulation ne vient pas à la place de la division, le risque est alors grand que l’acte posé soit non pas un acte de construction, mais purement pulsionnel ou symptomatique.
On voit là l’articulation centrale entre guerre et diplomatie, qui est fondamentalement la même qu’entre identité et subjectivité, entre folie et humanité, entre vérité et connaissance. A ces quatre couples, il convient d’ajouter la paire psychothérapie psychanalyse, pour autant qu’ils font jouer, tous les cinq le même rouage : le réel crée chez l’homme une articulation, et non une division, entre ce qu’il pense et ce qu’il vit, à travers cet organe très spécial qu’est le langage, interface changeante et vivante qui fait commerce entre imaginaire, réel et symbolique. Que cette interface cesse d’être articulation pour être division fixe, et la barbarie survient qu’elle soit guerre, revendication identitaire, folie ou vérité.
Ne divisons pas, nous-mêmes, psychothérapie et psychanalyse, tentons plutôt de les articuler, l’enjeu est, on le voit, d’importance.
Le paradoxe auquel on arrive alors est cependant le suivant : c’est bien dans ce vide impossible à habiter, dans cette déconstruction complète qu’est l’analyse, que s’aperçoit la structure du sujet, en même temps qu’elle se déconstruit totalement. Ce qui démonte montre en même temps l’intime des rouages les plus fins de l’être.
Cet usage de la perte de l’appui dans le dialogue et dans le visage, qu’est l’analyse, en fait un outil irremplaçable d’exploration des ressorts de la souffrance symptomatique, en même temps qu’elle devient par ce fait même un univers inhabitable pour l’humain.
Savoir cela, que la psychanalyse est impossible, fait glisser dans l’être de l’analyste une faille dans l’exercice même de sa pratique, faille qui va lui permettre d’articuler ces plans incompatibles, au lieu de les diviser de manière rigide, ce qui, on l’a vu, ouvrirait la voie à la barbarie qui est toujours juste derrière la vérité lorsqu’elle se croie dite...
1 MUSHASHI, Traité des cinq roues, Albin Michel, 1977.