L’imaginaire en psychanalyse.

 

De Chauvet, Lascaux à nos jours, nécessité places et fonctions sociales et symptomatiques des représentations imaginaires.

 

 

                                    Introduction

 

 

L'association de ces deux thèmes du symptôme et de l’art préhistorique peut apparaître surprenante de prime abord. Elle peut même sembler de nature poétique, ce qui n’est au reste nullement péjoratif dans mon esprit.

Le lien entre eux pourtant est étroit, puisqu'il touche dans les deux cas à la complexe dynamique de l'ordre symbolique de l'humain. Pour le premier, il s'agit de son remaniement, pour le second de sa genèse. L'étude précise de chacun de ces deux domaines va permettre, j’espère qu’on va le voir, d'éclairer l'autre.

Ce qui va suivre est dans le droit fil de la continuité du travail qui m'occupe depuis longtemps : quelles sont les conditions du remaniement de l'être qui permettent la sortie d'une impasse psychique ? Nous allons donc reprendre ce trajet, après une interruption liée à l’élaboration d’une question qui était restée en suspens quant à la clinique du trait psychotique[1].

Le chantier s'était arrêté dans un précédent séminaire sur le plaisir en psychanalyse[2] à la question de la place souvent éminente de l'art dans la cure analytique. Celle-ci, quand elle est efficiente, est-elle alors une science artistique ? Depuis longtemps, il se dit que la médecine est un art, probablement pour les mêmes raisons d'efficacité clinique, laquelle convoque aussi, à travers le puissant effet placebo, l’imaginaire des deux protagonistes du soin, le médecin et son patient.

 

Le but du présent travail va alors être de tenter de dégager le plus clairement possible les rapports et articulations complexes et souvent hétérologues, voire contradictoires entre les plans du langage, de la parole et celui de l’imaginaire. Nous définirons un peu plus loin ce terme au contenu bien complexe.

Ceci devrait permettre de mieux comprendre la raison pour laquelle il n’existe pas de logique linéaire d’un symptôme psychique, lequel ne se résoudra en analyse, en thérapie, qu’en dehors de la maîtrise du verbe, que ce soit à partir des vains efforts conscients du praticien ou de ceux du patient. Si la guérison survient, quand c’est possible, toujours par surcroit, comme l’avait remarqué Freud, cela mérite quelques efforts pour mieux le comprendre, et donc l’accompagner. Ainsi, plus personne ne suppose maintenant, contrairement à l’époque des débuts de la psychanalyse, qu’une interprétation puisse « guérir » un patient. Qu’elle ouvre parfois un chemin est vrai, mais il reste toujours à parcourir, le plus souvent aléatoirement. L’être humain n’est pas manipulable, l’imaginaire de chacun lui reste irréductiblement singulier, ce qui est plutôt une bonne nouvelle ! Que l’analyste ne puisse prétendre régulièrement « guérir », pas plus qu’aucun autre psychothérapeute, est, de ce point de vue, une garantie que l’être humain n’est pas manipulable.

 

Tout au plus peut-il tenter de rester fort attentif à ces mouvements de l’imaginaire[3], à ces changements de l’image du corps qui accompagne presque toujours les issues heureuses des cures psychanalytiques. Ce sera le sceau, qui échappe donc à sa maîtrise, de la pertinence ou non de sa position d’analyste. La guérison, pour la psychanalyse, et c’est sa particularité vis-à-vis d’autres approches thérapeutiques, est essentiellement l’affaire du patient, de sa singularité imaginaire, et non celle d’une norme externe, fut-ce le désir de « guérir » du thérapeute, de l’analyste, ou de quiconque.

Nous verrons aussi que le symptôme, quand il est psychique, vient constamment interroger, d’une manière ou d’une autre, cette articulation imaginaire instable et complexe entre l'être, le social et l’univers symbolique. Le parallèle avec les symptômes sociaux est clair, les troubles survenant également lorsque la distance est devenue trop importante entre les attentes et les propositions politiques.

C’est qu’imaginaire, fantasmes, crises sociales et individuelles sont tous des avatars de la scission entre l’instinctuel et le langage.

 

 

Nous interrogerons trois plans différents de manifestation de cet imaginaire, même s’ils sont fortement intriqués : sa phylogenèse, dont l’art préhistorique pariétal en premier lieu, éclairé par cette science nouvelle qu’est la phylogenèse des mythes,

                                  son ontogenèse, donc le développement de l’imaginaire chez l’enfant,

                                  les aléas de cette imaginaire dans le symptôme psychique et dans ce qu’on appelle d’un très vilain mot : l’art brut.

                                 

 

 

La question de l’art préhistorique.

 

Curieusement, donc, l’art des cavernes paléolithique sera longuement sur notre chemin, pour autant qu’il témoigne d’une phylogenèse des rapports de l’imaginaire et du langage. Comprendre comment s’est construite une structure permet à l’évidence de mieux en appréhender les aléas. Nous en aurons besoin afin d’étayer la place centrale du rituel, du totem, de l’art, des fêtes cathartiques, en particulier des carnavals, qui autorisent les résonances entre le cœur complexe de l’être et les productions d’organisations sociales essentiellement langagières, mais passant aussi nécessairement par le biais de l’imaginaire, qui se développèrent durant la préhistoire.

Reste à mieux comprendre à la fois cette genèse, le passage de l’un à l’autre, et ce qui motiva le besoin de représenter une partie de cet imaginaire. Le premier témoignage de ce chemin est l’art des cavernes. Notre question à ce propos sera certes celle de sa signification, mais surtout la raison profonde de son invention. Nous verrons que cette dernière n’est pas sans éclairer la première.

 

Les hommes de la préhistoire se sont adressés à moi il y a fort longtemps, alors que j'étais âgé d'une dizaine d'années. Lascaux à l'époque était ouverte au public. L'impression extraordinaire que des êtres disparus depuis 19000 ans a fait naître chez moi, comme chez la plupart des visiteurs, ne s'est jamais éteinte, et mon dialogue muet avec eux est resté présent comme une énigme magique oubliée. Nombreux sont celles et ceux qui suivirent le même chemin et consacrèrent leur vie à tenter d'établir la communication avec ces artistes extraordinaires. Que voulaient-ils se dire, puis nous dire, peut-être ? C'est le contraste entre la force artistique du message, l'incroyable beauté des représentations, avec la dureté, le froid, le noir du réel de la caverne profonde et hostile où ils se sont inscrits qui marqua profondément mon jeune esprit.

 

Après l'énigme des dessins paléolithiques, vint ensuite l'énigme des symptômes psychiques des humains. La passion de la médecine, de la science, de l'exploration des mécanismes complexes du corps s'estompa pour faire la place au message encore plus mystérieux du symptôme psychique, le mien bien sûr, et en miroir celui les autres.

Le psychanalyste devrait être en effet avant tout quelqu’un qui n'exclut personne d'une empathie fondamentale, d'une identification minimum à l'autre. Si le symptôme continue à avoir un sens pour la psychanalyse, c'est que le trouble psychique ne peut se réduire à un dysfonctionnement cérébral, qu'on cherche d'ailleurs depuis des décennies dans ce domaine sans jamais le trouver comme cause constante dans aucune pathologie mentale (s'il existe bien par contre des maladies neurologies. Mais pour ces dernières, la cause est constante et régulièrement repérable, contrairement au domaine de la psychiatrie.).

Alors, ces symptômes que les patients nous montrent, comme ceux qui nous ont encombrés, ne se présentent-ils pas aussi comme des questions mystérieuses, étonnantes, incompréhensibles immédiatement, comme les dessins des cavernes ? N'ont-ils pas aussi une présence souvent spectaculaire, impressionnante, trace d’une autre scène oubliée, refoulée, clivée, forclose ? Ne font-ils pas également référence à un autre monde, une autre représentation, inconnue du patient et du thérapeute, à supposer d'abord ensemble, puis à explorer patiemment dans le déroulement d'une cure ?

La place de l'imaginaire n'est-elle pas évidente dans les deux cas ? Nous allons faire le pari que le complexe processus de son apparition sur les murs des cavernes et ses avatars constamment présents dans les troubles psychiques ne sont pas sans rapport. Nous verrons, chemin faisant, qu'une hypothèse peut-être nouvelle pourra naître sur ces productions paléolithiques, voire une interprétation possible de ces extraordinaires représentations, qui ouvrira aussi en miroir une direction sur l’issue de certains symptômes : si l'exploration psychanalytique de l'énigme du symptôme fait appel à un corpus maintenant bien établi des traces du passé dans la parole du patient, ce sont, un peu de la même façon, d’autres traces, les données archéologiques, anthropologiques, anthropo-linguistiques et de phylogenèse des mythes qui vont permettre d'avancer dans l'étude de ces productions mystérieuses de l'art des cavernes.

 

La comparaison entre symptôme psychique et art des cavernes semble s'arrêter là. Ce n'est pas certain : beaucoup d'analystes peuvent témoigner que la poussée symptomatique, au décours d’une psychanalyse, va amener chez de nombreux patients à une créativité nouvelle, souvent artistique, en tous cas toujours dans l’art de la parole et du dialogue…

Comme c'est la difficulté de vivre concernant chacun, qui, quand elle est en impasse durable, crée le symptôme, on voit bien que cela peut toucher tout le monde. Transformer cette butée du réel en créativité communicable, éventuellement artistique, c'est ce qui intéresse chacun, qu'il habite Lascaux ou Toulouse ! Le travail psychique face à la difficulté du monde, familial ou préhistorique, convoque toujours l’imaginaire, dans le symptôme comme dans l’art, pour explorer, et pas seulement dans le symbolique, des solutions individuelles et collectives possibles ou impossibles, créatives ou en impasse...

 

Ces productions de l’esprit que sont les manifestations artistiques et les symptômes ont donc plus d’un point commun. Le principal, qui nous occupera beaucoup, est leur caractère apparemment arbitraire et incompréhensible immédiatement. Le décalage entre la pensée consciente et la production artistique ou symptomatique a tout d’une émergence fort mystérieuse à priori, comme ces images qui fusent des parois des cavernes... Le caractère commun énigmatique de ces deux productions humaines est peut-être fondé sur un point essentiel qui se révèle clairement dans les dessins des cavernes : impossible de comprendre une représentation imagée, ou un symptôme, sans restituer le récit qui l’accompagne.

 

L’arbitraire de ces représentations, puis des troubles psychiques, ne seraient-ils que des avatars de l’arbitraire du signe qui fait le cœur de l’accès au langage et donc généralise l’énigme de ces productions humaines ? Ce sont les linguistes, puis les anthropologues et les psychanalystes qui se sont emparés de cette déconnexion du langage d’avec le réel pour en mesurer la créativité incroyable : si un signe n’est plus le signe d’une chose, attaché à elle, comme le grognement d’un chien reste lié à une menace réelle et immédiate, mais un outil autonome dans un domaine lié au réel mais détaché de lui par cet arbitraire, à savoir le langage, un autre monde existe alors, le virtuel langagier, qui autorise toutes les combinaisons et les inventions sans le poids de ce réel. On peut alors, avec les autres, penser, analyser et enfin agir sur le monde grâce à ce moyen virtuel qui nomme le monde et fonctionne en parallèle à lui. Énorme avantage dans la dynamique darwinienne, avec le « petit » inconvénient que le sujet lui-même fait partie de cet univers linguistique, tel qu’il est dénommé, parlé par les autres…

L’extraordinaire commodité du système virtuel du langage, s’il a d’énormes avantages, a donc aussi l’immense inconvénient de nous aliéner à lui : et si, chez l’homme, une des fonctions de l’imaginaire était de représenter et travailler à réduire cet espace, parfois dans le symptôme, parfois dans l’art, souvent dans les deux ?

 

Ainsi, l’hypothèse que nous poursuivrons sera que l’art est apparu comme une nécessité psychologique à partir du moment où la complexité des relations sociales et du langage qui les porte impliqua une aliénation plus massive à ce dernier, de même que le symptôme surgit dès lors que la demande familiale et/ou sociale devient trop hétérogène avec l’être du sujet, si elle l’est toujours un minimum, par la nécessité structurante de l’arbitraire du signe.

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Le trait psychotique, humain, trop humain, à paraître.

[2] Le plaisir en psychanalyse, L’Harmattan, 2020

[3] La critique de Lacan sur l’usage abusif de l’imaginaire dans les années 60, au travers de l’identification imaginaire du patient à la personne de l’analyste reste de mon point de vue tout à fait pertinente.

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mythe

[5] https://www.science-et-vie.com/article-magazine/archeologie-des-enfants-aussi-dessinaient-dans-les-grottes

[6] Le clivage du moi dans les processus de défense, Dans : Résultats, idées, problèmes, PUF, T2, 1998.

[7] Je cite Freud

[8] https://www.lepoint.fr/culture/les-enfants-du-paleolithique-dessinaient-deja-08-10-2011-1382154_3.php

 




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