Application aux moments schizophréniques
Rappelons que la théorie la plus convaincante à ce jour à mon sens des moments dissociatifs pathologiques, qu'on nomme parfois schizophrénie
[23], fait jouer un problème de coordination, lié à l'apprentissage, entre la sphère perceptive, passive et la sphère motrice, active.
[24] Cette hypothèse fait appel à un défaut de synchronisation entre ces domaines sensoriels et moteurs, dont le résultat serait alors de faire apparaître le caractère dissocié naturel des diverses zones du cerveau. La confusion serait alors possible entre ce qui vient de soi, activement, et de l'autre, passivement, puisque ces deux domaines ne sont pas différenciés par la motricité liée au désir personnel. L'exemple exploré par Bateson du double lien est une bonne illustration de cela, puisque la sensibilité, puis l'activité motrice liée à cette sensibilité sont activement désynchronisées par la réponse insensée imposée par la mère.
Dès lors, l'excitation des zones sensorielles par l'extérieur et de l'imaginaire interne, lié au désir, n’est plus différenciée par la réponse motrice, normalement discriminante entre soi et l'autre, mais là envahie et inhibée par l'interlocuteur. L'imaginaire, qui n'est plus synchronisé, vectorisé par le désir personnel, mais au contraire est envahi par l’autre, fonctionne sans limites repérables. C'est le délire. Puis, à son tour, la parole, n'étant plus liée à la sensibilité profonde, devient aussi autonome : c'est la pensée purement métonymique, hors sens, trop loin de l'être profond et authentique et surtout actif.
Activités et perceptions imaginaires et réelles, dissociées anatomiquement chez l'homme, apparaissent comme telles lorsque les forces de synchronisation, l'effort d'être soi, sont empêchés.
Le moi ne devrait son sentiment d'unité qu'à l'apprentissage actif du plaisir de la synchronisation, du lien et
in fine du vrai dialogue entre soi et l'autre, puisque le stade du miroir est d'abord cette ressemblance, puis cette dissociation identitaire, ce que nous verrons plus tard dans ce travail. La sensation d'unité n'est donc pas un état, mais le produit d'une action énergique continue de coordination la plus cohérente possible entre perceptions et actions. C'est la raison pour laquelle la théorisation lacanienne de la psychose est insuffisante : il ne suffit pas de constater que RS et I ne sont plus liés boroméenement encore faut-il comprendre que c'est la dynamique entre recevoir et donner, entre passivité et activité qui le permet, ce qui devient un outil transférentiel vers la guérison, en place d’une forclusion « définitive ».
Mais il convient d'entrer plus avant dans les effets cliniques de ces problèmes de synchronisation cérébrale, tels qu'ils furent étudiés par Henri Laborit.
Henri Laborit, ou le rôle liant du plaisir et dissociatif du déplaisir.
[25] Cet auteur a travaillé dans les années 70 sur la question des centres du plaisir du cerveau humain et de leurs fonctions. Ces centres du plaisir ont en fait deux particularités anatomiques, ils sont de la matière grise au cœur même du cerveau, et surtout en relient l'ensemble.
Résumons
[26] :
Il existe deux voix majeures dans le cerveau qui concourent à l’activation des comportements : le circuit de la récompense, qui fait partie de ce que l’on nomme en anglais le « medial forebrain bundle » (MFB) et le circuit de la punition ou « periventricular system (PVS) ». Le MFB, par le cycle « désir – action – satisfaction », et le PVS, par la réponse de fuite ou de lutte réussie, amènent tous les deux l’organisme à préserver son homéostasie par l’action et forment ce que l’on appelle le système activateur de l’action (SAA).À ce SAA s’oppose un système inhibiteur de l’action (SIA). Son activation en condition naturelle survient devant le constat de l’inefficacité de notre action… … Or dans nos sociétés basées sur la compétitivité, nombreuses sont les personnes qui activent de façon chronique ce circuit pour éviter des représailles. L’inhibition de l’action n’est plus alors qu’une simple parenthèse adaptative entre des actions d’approche ou de retrait, mais une véritable source d'angoisse. C’est ce mal-être qui va peu à peu miner la santé de l’individu.On entend bien à la lecture de ces lignes que les centres du plaisir sont aussi des centres de coordination visant, par l'action motrice, à la meilleure résonance homéostasique entre l'organisme et son environnement. Plaisir et résonances organisées seraient une seule et même chose. On comprend aussi qu'alors, lorsque cet effet cesse, dans ce que Laborit appelle le SIA, les divers organes du corps, cessant d'être synchronisés avec le désir, se mettent tour à tour en souffrance. L'angoisse est de ce point de vue la même chose que la désynchronisation, comme nous l’avons vu.
Mais revenons à cette idée centrale chez Laborit, liée à cette hypothèse forte dans la genèse de certains états dissociatifs, de la place de l'action dans la formation de l'appareil psychique.
[27]Un individu n’existe pas en dehors de son environnement matériel et humain et il paraît absurde d’envisager séparément l’individu et l’environnement, sans préciser les mécanismes de fonctionnement du système qui leur permet de réagir l’un sur l’autre, le système nerveux… … C’est lorsque l’action qui doit en résulter s’avère impossible que le système inhibiteur de l’action est mis en jeu et, en conséquence, la libération de noradrénaline, d’ACTH et de glucocorticoïdes avec leurs incidences vasomotrices, cardio-vasculaires et métaboliques, périphériques et centrales. Alors naît l’angoisse. Ainsi, cette idée que l'angoisse serait liée à des moments de désynchronisation du système nerveux est reliée clairement chez Laborit au fait que l'effort moteur , de liaison donc, est inhibé.
S'il est difficile de suivre complètement Laborit dans la généralisation de sa théorie à l'ensemble de la pathologie, il semble par contre fécond de penser avec lui que corps et esprit ont un besoin vital de fonctionner de la manière la plus coordonnée possible, compte tenu de la complexité extrême de leur anatomie même. Les systèmes endocriniens, circulatoires et nerveux, au cœur de ces coordinations, sont ainsi au centre des causes de l'angoisse, qui n'est rien d'autre que l'apparition de la dissociation naturelle de ces spécialisations anatomiques, faute d'agencement actif.
Mais continuons sa lecture, avec peut-être plus de prudence que lui dans l'aspect universel de ses conclusions…
Il faut noter que nous décrivons facilement nos sentiments par des périphrases qui expriment des variations du tonus vasomoteur ou musculaire : être pâle, être blême, ou glacé d’effroi, avoir les jambes coupées, sentir son cœur battre violemment, être rose de bonheur, avoir le souffle coupé… … C’est pourquoi, il y a plus de trente ans, quand, pour la première fois, nous introduisîmes les neuroleptiques en thérapeutique, et en particulier la chlorpromazine, nous nous sommes étonnés de constater que nos malades conscients se montraient indifférents aux événements qui se passaient dans leur environnement immédiat. Ils étaient « déconnectés », disions-nous. C’est cet état qui fut appelé par la suite « ataraxie ». Ce passage est important, car il indique clairement deux choses dont nous nous resservirons par la suite : nous sommes conscients de nos affects par les mécanismes périphériques qui en résultent, d'une part, et les médicaments neuroleptiques désynchronisent des évènements extérieurs, en agissant par inhibition sur ces mécanismes périphériques. Soigner ainsi, c'est aussi de ce point de vue supprimer les dynamiques adaptatives à l'environnement. Ceci explique que les médecins qui ne soignent que par les psychotropes parlent alors de maladies chroniques et de traitement à vie. Sans le savoir sans doute, ils participent en fait à ces évolutions interminables. On comprend bien deux choses alors : leur efficacité dans les crises aigües, et leur nocivité probable sur le long terme, ce qui apparaît bien sur les études cliniques.
Le cycle " perceptions-actions " étant ce qui permet adaptation et évolution, mieux vaut y réfléchir soigneusement avant d'en supprimer l'éminente place pour le fonctionnement de l'appareil psychique par des drogues trop longtemps prescrites, qui sont équivalentes de ce point de vue qu'elles soient légales ou non. Il me paraît prudent de réserver ces traitements aux moments aigus où les patients en ont manifestement besoin.
Ensuite, Laborit prend acte que la fonction imaginaire et symbolique, chez l'homme, peut parfois seule enclencher l'inhibition de l'action : c’est alors le domaine proprement psychanalytique et psychothérapique.
Mais il existe aussi des mécanismes proprement humains que nous devons à l’existence, dans notre espèce, des lobes orbito-frontaux, c’est-à-dire de l’imaginaire. Nous sommes en effet capables d’imaginer la survenue d’un événement douloureux, qui ne se produira peut-être jamais, mais nous craignons qu’il ne survienne. Quand il n’est pas là, nous ne pouvons pas agir, nous sommes dans l’attente en tension, en inhibition de l’action, nous sommes donc angoissés On comprend alors que c'est bien lorsque l'effort d'être soi avec l'autre échoue que l'organisme se dérègle, chaque organe, y compris si je puis dire les organes de l'appareil psychique (comme par exemple un surmoi trop rigide), se signalant pour lui-même, n'étant plus coordonné à l'ensemble par ce qu'on appelle le plaisir. Que celui-ci soit le produit d'un effort de coordination, et n'est en aucun cas donné, voilà qui n'étonnera pas les psychanalystes, lesquels ont constaté depuis en tout cas Lacan que le sujet est mouvement vers son désir, ce qui demande une énergie sans cesse renouvelée.
Les niveaux du plaisir
On peut donc proposer à partir de ces travaux de Laborit et de travaux plus récents dont nous avons parlé 3 définitions différentes de ce qu’on appelle globalement le plaisir.
La joie.
Le premier niveau correspond à ce qui était étudié dans le premier chapitre sur le plan thermodynamique. Il s’agit de ce qui se passe spontanément dans un système loin de l’équilibre soumis à un flux d’énergie lorsqu’il s’auto-organise, de façon à la diffuser le plus possible. Il s'agit donc du corps dans son entier, incluant l'appareil psychique chez l'homme.
C’est un état dans lequel le système fonctionne globalement et optimise les perturbations et flux qui le traversent. Cela s’éloigne, on le voit, de l’hypothèse freudienne de la plus basse énergie possible, mais s’oriente plutôt vers la meilleure congruence, les meilleures résonances entre les flux entrants et sortants, en fonction des circonstances. Il s’agit sur le plan physique de la capacité très particulière du vivant à baisser localement l’entropie. La définition thermodynamique du plaisir serait la baisse entropique locale.
Ce plaisir-là nécessite deux éléments centraux pour fonctionner : un chaos et une pression énergétique. Ce sont précisément les caractéristiques principales des réseaux de neurones, ce qui les amène à trouver les solutions inventives aux situations nouvelles.
Revenons aux poulpes, dont nous avons déjà parlé plus haut, qui vont venir là à notre secours.
[28] Ces animaux extraordinaires sont ainsi capables d'ouvrir des bocaux vissés, de jeter des jets d'eau sur des ampoules qui les gênent pour dormir, d'arroser des visiteurs qu'ils ne connaissent pas dans les laboratoires où ils habitent, voire aussi de jouer, semble-t-il, avec des objets qu'on leur confie…
L'hypothèse de P. Godfrey-Smith est la suivante. Il part du fait que le système nerveux de ces animaux est fort sophistiqué, en raison du contrôle que l'organisme doit opérer sur l'importante autonomie de chaque tentacule, doué en quelque sorte d'un cerveau propre. Autant de cerveaux que de tentacules. Il faut pour coordonner tout cela le même nombre de neurones qu'un chien !
Un autre scénario, plus audacieux, pourrait être le suivant : un grand système nerveux évolue pour faire face aux exigences de coordination du corps, mais il en résulte une complexité neurale telle que d'autres capacités apparaissent, des sortes de sous-produits ou d'additions relativement simples à ce qui vient d'être créé. Je viens d'écrire « de sous-produits ou d'additions », mais c'est certainement et/ou qu'il conviendrait d'écrire. Certaines capacités, comme la reconnaissance des individus, sont peut-être des sous-produits, tandis que d'autres comme la résolution de problèmes sont les résultats de la modification évolutive du cerveau en réponse au style de vie opportuniste du poulpe. Ce premier niveau de plaisir concerne donc absolument l’ensemble de l’organisme, à savoir corps et cerveau, chez les animaux évolués, en ajoutant l’univers symbolique chez l’homme. La complexité hétérologue de l’être et une certaine souplesse chaotique de l'ensemble aboutiraient à une inventivité adaptative surprenante, faisant du système nerveux, puis de l'appareil psychique, des organes, si je puis dire, dévolus à l'apparition de solutions nouvelles pour lesquelles le sujet n'a pas été programmé. Là serait un des plaisirs de l'appareil psychique, sans doute.
En hommage à Spinoza, qui est le premier à avoir identifié un niveau de plaisir de cette nature, j’appellerai ce premier plan la joie
[29].
Pour redonner de l’intensité à nos jours sans sombrer dans l’hédonisme aveugle, la joie est une option viable dans la mesure où elle se cultive et indique, lorsqu’elle survient, que nous sommes sur la bonne voie. Dans l’histoire de la philosophie, nul autre que Spinoza ne l’a démontré avec autant de force. Il opère une véritable révolution en soutenant que « le désir est l’essence de l’homme » et que la joie signale son « passage d’une moindre à une plus grande perfection ». On voit donc que c’est en fait une propriété du vivant et particulièrement du monde animal.
Difficile de ne pas penser à ce terme de plaisir, bien sûr dans une projection anthropomorphique, lorsqu’on assiste, comme moi récemment, au spectacle extraordinaire de deux jeunes milans volants en escadrille, faisant exactement les mêmes courbes et les mêmes figures à 50 cm l’un de l’autre, sorte de patrouille de France sans les fumigènes (!), dans un ballet étonnant de virages, de piqués et même de vrilles. Difficile de ne pas projeter cette notion de joie, gratuite en l’occurrence, d’organismes qui dissipent ainsi l’énergie du vent et de leurs propres forces vitales, dans l'invention de ce qui semblait bien être un jeu, même amoureux ici peut-être...
D’une façon plus générale, cette dimension du jeu qu’on retrouve manifestement chez beaucoup d’animaux, consiste en ce plaisir d’être soi, dans un contexte énergétique qui l’autorise. Dans cette définition, la joie n’est ainsi possible que lorsque l’ensemble même de l’organisme fonctionne de la façon la plus synchronisée possible, dans toutes ses dimensions, y compris inventives.
Ce serait cet état particulier entre son corps, son esprit et l’extérieur qui est recherché dans ce qu’on appelle la fête, élément indispensable à toute société humaine. Il faut noter que dans l’idéologie sociale, économique, et scientifique de l’Occident actuel, qui suppose un être biologiquement autonome, avec son bon équipement chromosomique, des performances qui seules justifieraient son lien social, cette dimension est occultée. Il s’agit en fait d’une tentative consciente ou non de robotisation du vivant, c’est à dire de sa suppression.
C'est au contraire, dans un monde d'interférences et de résonances entre soi et avec les autres, l'usage souple des tensions externes et internes au sein d'un organisme possédant suffisamment de capacités de désordre et d'ordre qui autoriserait l'invention difficile et énergique pour chacun de son plaisir de vivre, seul et ensemble.