Les altérations du dialogue.
 
Au fond, ce qu’on appelle les formations de l’inconscient, lorsqu’elles se manifestent dans le cabinet du psychanalyste, sont toutes des altérations d’un dialogue « idéal ». La phrase de Lacan « L’inconscient est structuré comme un langage » se comprendrait mieux, dans mon hypothèse, sous la forme suivante : l’inconscient est ce qui vient troubler la fluidité du dialogue en consultation. C’est la structure de ce trouble qui règle le travail du transfert de part et d'autre du divan. Ainsi l’obsessionnel qui parle son désir est-il brutalement bloqué dans son chemin de dialogue par l’irruption de son symptôme, comme il a été dans l’enfance radicalement arrêté par des jugements brutalisant sa subjectivité. Le travail thérapeutique est alors de traduire le symptôme en nouveau récit de son histoire, grâce aux levées progressives des refoulements qui sont à l’œuvre derrière chaque butée de sa parole. On comprend alors que les suggestions de l’analyste sont dans ce cadre possibles, à condition d’être prudentes et débarrassées de toute connotation de vérité ! 
 
Le discours dépressif en séance produit des silences nombreux, renseignant sur la panne désirante qui présentifie la chute de la réalité face à des idéaux trop impératifs qui est en question, en écho, le plus souvent, à une autre idéalisation plus ancienne et plus fondamentale. Là encore, la fluidité du discours ne reprendra, avec le désir, que lorsque le récit intégrera ces images refoulées signalées par ces aléas du dialogue avec l’analyste.
 
L’hystérique, lui, perdra continuellement son fil pour « s’adapter » au discours de l’autre, moins massivement que dans le trait schizophrénique, dans une sorte de greffe de désir, qui, si elle lui a permis de survivre, met cependant aussi le sien bien en souffrance. Là encore, le parallèle entre la structure particulière du dialogue qu’il propose et son histoire fera le cœur du travail transférentiel.
Ce mode d’analyse va s’appliquer à chaque trait de nature névrotique, sur le mode du refoulement, l’inconscient qui est derrière n’étant donc pas si mystérieux, mais se cachant précisément derrière les aléas repérables de la parole du patient.
C’est en cela que cette psychanalyse-là est peut-être plus scientifique, et limite les pures projections de l’analyste, parfois motivées par l’idée d’une étrange communication d’inconscient à inconscient, le plus souvent aléatoire, si ce n’est dangereuse.
 
Le trait psychotique, lui, se traduit donc bien autrement dans le déroulement dialogique. Là où le travail transférentiel se faisait à l’intérieur même du cadre du dialogue, il va cette fois s’agir des défaillances de ce dernier.
C’est bien la structure même de l’espace interlocutif, ce sas entre soi et l’autre qui permet remaniements et structurations de part et d’autre, voire l’aperçu de l’inconscient, qui est en question dans ce cas. Cette clinique rend clair que ce qu’on appelle l’appareil psychique, c’est bien l’ensemble du corps et de l’espace interlocutif…
Qu’il ne se soit pas du tout construit, ou brutalement déconstruit pour le trait autiste selon qu’il est primaire ou secondaire, qu’il n’ait plus sa fonction de dialogue dans le cas du trait paranoïaque, qu’il explose sans cesse sous les coups de boutoir du pulsionnel détaché du symbolique dans le trait schizophrénique, il se montre, dans cette grille d’analyse, comme le premier chantier à reconstruire, comme la fondation sur laquelle une névrotisation peut secondairement survenir.
C’est la raison majeure pour laquelle l’interprétation n’est pas la priorité dans ces cas. Pourquoi mettre un contenu dans une casserole percée ??
Rappelons-nous la remarque de Dolto à A.Manier, lui expliquant qu’il est bien assez « costaud » pour ne pas craindre un débordement physique de son patient. On pourrait remplacer « costaud » par « contenant » ici pour plus de clarté. C’est bien à la garantie du cadre, du contenant, donc du dialogue auquel s’est employé ici avec succès l’analyste.
C’est la restauration de cet espace polyphonique du dialogue qui fonctionne dans l’aventure thérapeutique d’Opendialogue, dans une optique ici systémique, mais n’est pas moins efficace lorsqu’il est aperçu comme axe de travail de reconstruction dans le transfert du trait psychotique. Cela passe alors tant par la régulation de la toute-puissance du patient avec son symptôme que de celle de l’analyste avec ses interprétations…
 
Bien entendu, s’il fait vérité pour le thérapeute que son patient est définitivement psychotique, il l’y enferme triplement, par un effet de miroir identitaire d’abord, et ensuite en négligeant de travailler sur ce qu’il ne conçoit donc pas : l’efficacité de la patiente et longue reconstruction, dans le transfert, de l’espace interlocutif, de cette dialogique à effet de suspension référentielle introduite par Jacques. Enfin, l’effet de vérité absolue, souvent de part et d’autre, puisque thérapeutes et patients vont souvent y croire ensemble, de ces « diagnostics » écrase tout développement subjectif dialogique dans les suites transférentielles, et rend de ce point de vue inutile et inopérant l’espace transférentiel interlocutif dans cette clinique
De fait, bien souvent, c’est lorsque les patients pris dans ces traits apprennent tout à coup quelque chose à leur analyste, lorsque le remaniement référentiel redevient réciproque, c’est à ce moment que le cadre même de la rencontre humaine dialogique, peu à peu, se reconstruit. En tout cas pas sur la posture d’un analyste dans la vérité univoque de ses interprétations !
 
L’espoir, au terme de ce travail, sera qu’il puisse ouvrir à la recherche et à la pratique transférentielle ce champ puissamment thérapeutique qu’est le dialogue concret, l’espace d’interlocution, dans le trait psychotique. En tout cas, je peux témoigner que lorsque cet objet inter psychique est clairement désigné dans le transfert avec les patients, cela les intéresse énormément ! Ils ont en effet alors un moyen de se débarrasser de leur analyste, la restauration du dialogue et l’aperçu de ses conditions ouvrant à nouveau à une possible circulation parmi les humains… 
Ils peuvent alors, avec ce nouvel outil, avancer là où c’est possible, et éviter ou gérer là où ça ne l’est pas. Ils privilégient alors enfin pour circuler avec les humains l’humilité, la leur et celle des autres, aux tentations délétères des vérités écrasantes. Le chemin reste long et difficile, bien entendu, puisque ces « vérités » sont aussi des sentiments profonds, des signifiants identitaires et des fidélités familiales… Au moins, si mon hypothèse est juste, sait-on alors sur quoi travailler, avec patience, humilité et partage.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
[1] C’est pour cela que le format d’un séminaire, alternant présence réelle de l’autre et travail d’écriture, est un bon compromis face au proverbe bien pensé “ le fou écrit, le sage parle” ! A condition bien sûr que l’orateur apprécie d’être interrompu !
 
[2] Dialogique, PUF 1979
[3] Contrairement à ce que véhicule l’université actuellement, plus passionnée par ses présupposés biologiques que par la rigueur scientifique dans ce domaine !
[4] Ce mot désigne autant les « Idées » d’Aristote, les conditions de la pensée de Kant, les niveaux logiques de Lupasco, la supposition d’une pensée divine ! C’est dans tous les cas un espace de recherche et de créativité, voire de révélation, cependant plus ou moins vrai selon les religions…
[5] L’espace logique de l’interlocution, Francis Jacques, PUF, 1985 P 590
 
[7] https://rencontressoignantesenpsychiatrie.fr/2019/05/23/paroles-reconfortantes-a-dire-a-un-schizophrene-en-souffrance/
[8] Mémoire d’un névropathe. Seuil, 1975
[10] http://www.revue-texto.net/Parutions/Semiotiques/SEM_n2_7.pdf



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