J’ai critiqué ailleurs la forclusion lacanienne. Mais c’est la place ici d’y revenir un instant… Il est deux temps dans la réflexion de Lacan à ce propos.
-Le premier concerne ce qu’on pourrait appeler la « crise de certitude » du déclenchement de la psychose paranoïaque, et est une certaine grille de description et d’analyse de la rupture de réalité, quasi phénoménologique, dans la grande tradition psychiatrique.
-Le deuxième concerne la cause de cet effraction de l’imaginaire dans la réalité, laquelle dès lors devient seconde, et c’est la forclusion du nom du père.
Commençons par la première, sans doute la plus intéressante pour notre propos.
[13]En effet, dans la conception lacanienne, « la réalité à laquelle nous avons affaire est soutenue, tramée, constituée par une tresse de signifiants (…), la réalité implique l’intégration du sujet à un certain jeu de signifiants ». Or, « n’avoir pas traversé l’épreuve d’œdipe (…) laisse le sujet dans un certain défaut, dans une certaine impuissance à réaliser ces justes distances qui s’appellent la réalité humaine ».Le moment où la psychose se déclenche confronte dès lors le sujet à un « signifiant pur », isolé, non connecté aux autres signifiants, d’où son caractère énigmatique et angoissant, d’où la perplexité du sujet, et Lacan d’en souligner « la relation d’extériorité du sujet au signifiant ». C’est ici que Lacan fait valoir que « la notion de Verwerfung indique qu’il doit y avoir déjà préalablement quelque chose qui manque dans la relation au signifiant dans la première introduction aux signifiants fondamentaux » (Lacan n’a pas encore à cette date conceptualisé et formalisé la « métaphore paternelle »).L’échec de la métaphore paternelle, la forclusion du signifiant du Nom-du-Père, véritable « centre organisateur » de l’univers symbolique du sujet, de son assise dans ladite réalité, « signifiant qui donne support à la loi » [6]?[4],
ont ainsi pour conséquences – au temps du déclenchement de la psychose – la production première d’une énigme angoissée, et la perplexité du sujet devant ce signifiant fondamental qui est « appelé », « évoqué », mais qui fait radicalement « défaut », qui reste « énigmatique » [4]?
[5], et qui est « chargé d’une signification certaine, mais on ne sait pas laquelle ». Cette certitude d’une signification, sur le plan de la structure du sujet, indique pour Lacan « la béance, le trou où rien de signifiant ne peut répondre chez le sujet » [4]. Énigme, perplexité angoissée, certitude de signification, telle pourrait être la suite logique du sujet.« il s’agit d’un effet du signifiant, pour autant que son degré de certitude (degré deuxième : signification de signification) prend un poids proportionnel au vide énigmatique qui se présente d’abord à la place de la signification elle-même » [5]. Ainsi que l’a résumé E. Laurent : « plus le vide est vide, plus la certitude est grande » [10] ; ou encore, dans le même sens C. Soler [15] : « là où, au premier degré était le défaut, le vide de signification (…), là vient ce qui n’est pas du vide, mais de la certitude, certitude que ça signifie (…). Moins ça signifie et plus ça signifie ». C. Soler précisant que la certitude ne s’arrête à ce stade qu’à cela : « ça signifie ». Le second paragraphe qui nous intéresse dans ce texte de Lacan vient un peu plus loin. Lacan revient sur « les deux temps où le signifiant qui s’est tu dans le sujet, fait, de sa nuit, d’abord jaillir une lueur de signification à la surface du réel, puis fait le réel s’illuminer d’une fulgurance projetée du dessous de son soubassement de néant » [5]. Donc, là encore, premier temps : absence de réponse du point de vue du signifiant, énigme signifiante, impossibilité d’exprimer quoi que ce soit quant à ce phénomène, épreuve de l’indicible, de l’innommable, nuit signifiante donc. Et second temps : ébauche, surgissement, création d’une signification, lumière signifiante. Apparition d’une signification sur fond d’absence – pour compenser ce gouffre signifiant – mais non encore articulée. L’absence première de signification (« qu’est-ce que ça veut dire ? ») appelle ainsi en compensation l’engendrement d’une signification qui prend une valeur de certitude (« ça veut dire »). Plus tard cette certitude deviendra délirante à partir du moment où le sujet transformera ce « ça veut dire » en : « ça veut dire que l’Autre me veut cela ou cela ». La certitude en quelque sorte est donc le comble de l’énigme, au sens où elle vient combler l’énigme de départ. Entre le « qu’est-ce que ça veut dire ? » et le « ça veut dire », il y a passage de l’incertitude à la certitude, du brouillard au temps clair, passage d’un temps de suspens (perplexité) à un temps de lestage signifiant. Ce temps de suspens propre au temps de l’énigme (irruption d’un phénomène élémentaire, voix, allusion, etc.), ce temps d’arrêt, de rupture de la chaîne signifiante, met en question selon J.-A. Miller « le rapport du signifiant au signifié. L’énigme constitue une rupture d’articulation entre les deux. On ne parvient pas à passer du signifiant au signifié :Cette dernière remarque est tout à fait pertinente : c’est bien qu’il n’y ait plus aucune articulation signifiant signifié qui crée ce vide, cette absence absolue de l’être, du sujet, dans le langage qui lui est proposé !!
Le nom du Père
[14]est le deuxième plan de la réflexion lacanienne.
Le premier temps réalise l'élision du désir de la mère pour y substituer la fonction du père en ce qu'elle conduit, au travers de l'appel de son nom, à l'identification au père et à l'extraction de l'individu hors du champ du désir de la mère. Ce premier temps, décisif, régule, avec toutes les difficultés attenantes à une histoire particulière, l'avenir de la dialectique œdipienne. Il conditionne ce qu'il est convenu d'appeler la normalité phallique, c'est-à-dire la structure névrotique qui résulte de l'inscription d'un individu sous le coup du refoulement originaire.
Dans le second temps, le Nom-du-Père, en tant que signifiant, vient redoubler la place de l'Autreinconscient. Il dramatise à sa juste place le rapport au signifiant phallique originairement refoulé et institue la parole sous les effets du refoulement et de la castration symbolique, condition sans laquelle un individu ne saurait valablement assumer son désir dans l'ordre de son sexe.Cette fonction de triangulation du désir de la mère semble bien être un invariant culturel
[15] :
Anthony Wilden[2], pour faire référence à l'unité paradoxale, rappelle que le « Nom du Père » est aussi, et en même temps, le « Non du Père », soit, ce qui ordonne et interdit, simultanément. Il est bien démontré que, dans les sociétés patriarcales et patrilinéaires, le père est chargé de la détention et transmission du pouvoir, du savoir ainsi que du statut du sujet. Par contre, dans les sociétés matriarcales dites primitives, cette fonction paternelle sera assurée par le frère de la mère de l'enfant On ne contestera pas ici l’importance de cette triangulation, mais on comprend bien aussi que si le nom du père s’applique avec la violence que le signifiant fait au signifié dans le modèle décrit de la structure psychotique, il a beau décaler le domaine maternelle, l’effet ne sera guère différent. De cela, Lacan ne dit pas un mot à ma connaissance, ce qui n’est guère étonnant, puisque le dialogue n’était pas du tout son sujet, bien au contraire.
En réalité, signifiant et signifié ne peuvent s’articuler que dans un dialogue vivant et authentique, tant avec la sphère maternelle que la paternelle.
Bien sûr pour que ce dialogue existe, encore faut-il que personne ne soit dans la vérité absolue, autre définition de ce que la psychanalyse lacanienne appelle le phallus.
Redisons ici d’un mot rapide la limite de la forclusion en tant que processus irréversible : d’une part elle est plus un dogme qu’une réelle généralité clinique, du moins dans mes observations, selon lesquelles nombre de pères bien présent et introduisant au monde symbolique sont là, mais alors sous la modalité d’une vérité absolue et incontestable. C’est beaucoup plus ce dernier caractère qui pose problème dans ces cas qu’une absence de triangulation maternelle ou qu’un défaut de symbolisation.
De plus, et surtout, sa présence, si on veut suivre cette hypothèse, ne peut être un état stable, car le social réintroduit sans cesse cette fonction symbolique, elle induit de ce fait de multiples crises qui vont en fait peu à peu réintroduire un tiers symbolique intériorisable dans la structure du sujet, d’autant plus rapidement que les interlocuteurs de ces moments symptomatiques sauront les lire ainsi…
L’abord lacanien de la psychose est alors aussi une impasse, l’irréductibilité de la forclusion qu'il met en avant étant démentie par les faits, et de plus recouverte dans la dernière partie de son œuvre par les notions de patch et de sinthome, dans lesquelles elle se dissout partiellement en même temps d’ailleurs que la distinction entre psychoses et névroses, dans une théorisation qui devient à mon avis de plus en plus confuse, faute sans doute des bons discriminants. Notons d’ailleurs que James Joyce, dont l’œuvre lui servit pour élaborer ces dernières théories sur la psychose, eut une vie normale et ne fut jamais en proie à la moindre psychose clinique…
D’ailleurs, Lacan lui-même aperçut sa butée, lui qui disait de lui-même qu’il n’était pas assez poète pour être bon analyste ! Nous aurons en effet à revenir sur la fonction poétique du langage
[16], qui est ce qui par définition même redistribue autrement mots et affects, être et langage. Le manque de poésie est, de ce point de vue, un point central à l’origine du trait psychotique.