Je commençai une séance avec une schizophrène de vingt-cinq ans, qui s’assît dans un fauteuil à quelque distance de moi, également assis dans un fauteuil et tourné de trois quarts par rapport à elle. Au bout d'une dizaine de minutes au cours desquelles elle n'avait ni parlé ni bougé, mon attention se relâcha
et je me mis à songer à mes soucis personnels. Absorbé par ces pensées, je l'entendis qui disait d'une toute petite voix : « Oh, je vous en prie, ne vous en allez pas si loin de moi. »
La psychothérapie des schizophrènes vraiment doués est un sujet à part, mais voici quelques remarques concernant la confirmation et l'infirmation en psychothérapie.
Quand elle fit cette réflexion, j'aurais pu réagir de diverses manières. Certains psychothérapeutes auraient pu faire le commentaire suivant : « Vous sentez que je suis loin de vous. » En disant cela, on ne confirmerait pas plus qu'on n'infirmerait le bien-fondé de son « sentiment » que je n'étais plus « avec » elle, mais on confirmerait le fait qu'elle me sentait loin d'elle. Le fait d'enregistrer le « sentiment » ne porte pas de jugement sur la validité du sentiment, à savoir si oui ou non moi je m'éloigne effectivement d'elle. On pourrait interpréter sa peur que je ne reste pas avec elle, par exemple comme un besoin de m’avoir « avec » elle qui serait une défense contre sa propre colère au cas où je ne le serais pas. On pourrait expliquer sa prière comme l'expression d'un besoin qu'elle aurait de remplir sa vacuité de ma présence, ou de me traiter comme un « objet transitionnel » et ainsi de suite.
Selon moi, ce que j'avais de plus important à faire à ce moment-là, c'était de confirmer le fait qu’elle avait correctement enregistré mon retrait effectif de ma « présence ». De nombreux patients sont très sensibles à l'abandon mais ne sont pas sûrs de pouvoir se fier à leur sensibilité, bien moins encore de la validité de celle-ci. Ils ne font pas confiance aux autres et ne peuvent pas davantage se fier à leur propre méfiance. Ainsi Jill se tourmente de ne pas savoir si elle « sent » simplement que Jack est préoccupé et indifférent, tout en faisant semblant d'être très attentif, ou si elle peut se fier à ce que ses sentiments reflètent l'état réel de leurs relations. C’est pourquoi l'une des questions les plus importantes est de savoir si cette méfiance à l’égard de ses « sentiments » et du témoignage des autres provient de contradictions persistantes, au sein d'un nexus initial, entre les certitudes que lui apportent ses attributions empathiques aux autres, l’expérience qu'elle a d’elle-même, le témoignage des autres concernant leurs sentiments, et la façon dont ils interprètent l’expérience qu’elle a d’eux, ainsi que ses intentions à leur égard, etc., si bien qu’elle n’est jamais arrivée à avoir confiance en elle à aucun point de vue.
C’est pourquoi, tout ce que j’ai pu répondre à ma cliente, c’est : « je suis désolé ».
Typiquement, la réponse de Laing est bien dans son optique de la priorité absolue donnée à l’expression de la patiente. En signifiant qu’il est désolé de ne pas avoir été totalement à l’écoute, d’une part il renforce l’exclusivité de l’expression du côté de cette personne, mais de plus il lui signale qu’il est désolé d’avoir été simplement et complètement lui-même à ce moment là ! Pour parvenir à restructurer un dialogue, encore faut-il rester à deux ! Il est même possible de remarquer que dans cette critique radicale de lui-même dans le lien, sa sensibilité personnelle est négativée, ce qui se rapproche d’un processus de type psychotisant ici renversé ! La double contrainte est là inversée : l’attitude de la patiente implique une mise à distance de son interlocuteur, et c’est celui-ci qui s’excuse de l’avoir éprouvé !
C’est précisément l’inverse de ce que faisait son analyste Winnicot, plus heureux dans ses résultats avec les traits psychotiques en particulier de l’enfant. Avec son jeu de squiggle, chacun des protagonistes dessinait à tour de rôle, ils étaient bien deux sur la feuille. Il est probable qu’il vaille mieux aussi rester à deux dans l’espace d’interlocution face à un trait psychotique…
A contrario, témoignages de l’effet de la limite proposée à la toute puissante psychotique : Perceval et Mary Barnes.
C’est maintenant le moment de reprendre deux textes de patients ayant traversé un épisode schizophrénique qui témoignèrent d’une guérison, c’est à dire d’un rapport à la réalité suffisamment réapprivoisé pour qu’ils s’en soutienne durablement la crise passée. Cette définition de la guérison me suffit, car elle est factuelle et laisse la part du lion à la singularité de chacun, différence infinie commune à chaque humain. Voilà par contre un héritage précieux de l’antipsychiatrie !
Perceval
Tout d’abord Perceval , dans sa biographie célèbre rééditée par Grégory Bateson dans son travail sur la schizophrénie. Dans ce passage il décrit un moment clé de son chemin vers la guérison.
Il m'arrivait donc souvent de demander à quelque individu de bien vouloir se battre avec moi, dans le secret espoir qu’au cours du combat mon antagoniste ?nirait par m’étouffer ou m’étrangler. Je m’adressais toujours aux gardiens les plus vigoureux, mais, chose très étrange, alors que je les obligeais à se battre avec moi, dans le cas du gardien que j’appelais Jésus et qui se trouvait être le plus faible, je me bornais le saisir par son gilet. Je ne lui faisais aucun mal, à moins que je n'aie à résister à trois personnes à la fois. Les hommes habituellement se contentaient de m’immobiliser les bras, de plaisanter, de me dire de rester tranquille et n’usaient pas plus de force qu’il n’était nécessaire. Pourtant, je ?nis par trouver ce que je cherchais, un jour d’automne : je m’étais jeté sur Sincérité pour me battre avec lui mais il réagit par un coup si violent que je m’écroulai et j'en ressentis les effets dans mon corps tout entier. Je sus que j’avais fait en?n mon devoir ; je cessai d’avoir la sensation que je me trouvais dans les sphères célestes sans toutefois mieux comprendre l’état dans lequel je me trouvais et je m’abstins par la suite de toute manifestation de ce genre.
Ensuite Marie Barnes , que nous évoquions plus haut :
Durant la journée, ”ÇA”, ma colère, semblait se diviser et se retourner, contre moi et me déchirer, moi qui était transie terrorisée, sans défense. Parfois, ”ÇA” paraissait plus puissant que mon corps et ma volonté, pourtant si forts. Au lieu d'utiliser ma propre force, je devenais une esclave prisonnière de chaînes que j’avais moi-même fabriquées. J'étais raide, figée, incapable de plier. En ces moments-là, j'avais besoin de tout le secours de Joe : par exemple, il me laissait crier toute seule sur le toit, jusqu’à ce qu'il vienne me chercher. J'avais une immense con?ance en Joe. Je trouvais qu’íl devait être bien intelligent pour avoir fait tout ce chemin, à son âge ; pour avoir su avec tant de certitude qu'il voulait être analyste et pour avoir accompli ce dur travail sur lui-même.
Je livrais avec moi-même un combat intérieur d’une telle violence pour me supporter et résister à ma propre révolte que je ne savais plus guère comment coexister avec moi-même, Joe comprenait. « Aimerais-tu n’être jamais née ?»
Et pourtant, je m’en sortis : pas par moi-même, mais grâce à l’assistance de Joe et aux prières des autres. L'un des moments les plus terribles que je traversai fut le jour où, furieuse, raide comme un morceau de bois, je fus incapable de plier. Joe était avec moi près de la porte d'entrée. J 'étais en chemise de nuit. Tout à coup, perdant la tête, je me précipitai dehors en hurlant : « Je veux aller à l’hôpital psychiatrique. Joe me traîna à l’intérieur de la maison, me gifla, criant d'une voix angoissée: « Ah, pourquoi m'obliges-tu à faire ça?».
Je saignai du nez comme d'habitude. Je m'effondrai et me mis à pleurer tant et plus, pareille à une digue rompue, je versai des torrents de larmes. Quel soulagement ! Les larmes, le sang, mon corps en capilotade. Joe me soutenait, m'étreignait. Tout mon être se répandait, se déversait, était détendu, souple et chaud. Joe me mit au lit. Les gens se montraient compatissants avec moi, Joe, lui, était plutôt brutal. Je n'avais jamais tant aimé Joe. Il avait fait fondre ma rigidité et ma souffrance physique, il l'avait soulagée. Je n'avais jamais encore eu un tel besoin de me relâcher et n'en avais été si incapable. J 'étais complètement raide, immonde et haineuse. Joe m'avait guérie. D'un coup de patte, le gros ours m'avait sauvée.
Le parallèle est remarquable dans ces deux observations autobiographiques : à défaut que la nécessité d’un dialogue ferme respectueux et différentié soit aperçu et investit en tant que tel par les soignants, il réapparaît dans un réel hélas beaucoup plus violent au niveau des corps, avec malgré tout un certain effet thérapeutique, probablement extrêmement minoré par la violence du lien qui se montre alors. Souvenons-nous de Pussin, étudié dans un chapitre précédent, qui avait lui complètement à l’esprit l’outil même du dialogue verbal, dans lequel il posait expressément ses différences de pensée, et qui put alors mettre toute violence physique à l’écart, avec sans doute de meilleurs résultats de ce fait.
Le concept de Mary Barnes de pair aidant.
Revenons au travail de C. Veit sur Mary Barnes, la patiente la plus connue de Laing. Nous allons voir que dans son cheminement, elle corrigea finalement, en le théorisant à minima, les limites des conceptions de Laing, à travers son concept de « pair aidant » . La citation est longue, car pourquoi réécrire ce qui a été si bien dit par une autre !
« Ce que j'en suis venu à ressentir, c'est que j'avais vécu une expérience très spéciale qui non seulement m'a apporté dans ma propre vie, mais pourrait donner aux autres l'idée qu'ils pourraient devenir plus pleinement eux-mêmes dans leur propre vie, sans me copier. Mais c'est un sentiment qui est venu à la suite de tout cela et quelque chose que j'ai essayé de transmettre aux autres. »
Figure centrale de l’antipsychiatrie anglaise très attachée à sa foi religieuse, elle a été infirmière, enseignante puis artiste. Entre-temps, elle est diagnostiquée schizophrène. Dans la vingtaine, Mary expérimente ainsi une première rupture psychotique, une hospitalisation en unité fermée, les électrochocs, la cellule capitonnée, la psychanalyse. Elle a quarante-deux ans lorsqu’elle arrive finalement à Kingsley Hall (1965), communauté antipsychiatrique expérimentale qui vient tout juste d’être fondée à Londres par le psychiatre Ronald David Laing ; Mary y séjourne presque cinq ans. En 1971, la parution de son Voyage à travers la folie, écrit à deux voix avec son thérapeute Joseph Berke, la fait connaître au grand public en même temps qu’à toute une génération de psychiatres et de patients, diversité de personnes qu’elle a assurément influencée. Personnage haut en couleur, elle s’illustre en outre à travers une importante production de toiles, de sculptures, de textes et de poèmes. Mais il est un pan plus méconnu de sa trajectoire, celui de son parcours et de ses réflexions en matière d’accompagnement de personnes en situation de « détresse psychique ».