La fonction essentielle de l’« être avec »

Après sa sortie de Kingsley Hall et la parution de son premier livre, un an et demi plus tard, Mary Barnes poursuit son engagement, outre dans sa pratique artistique, dans des activités cliniques et communautaires. Elle accompagnera plusieurs personnes en situation de « détresse psychique » [2], et ce jusqu’à la fin de sa vie.
La trajectoire de Mary est d’abord à resituer dans le fonctionnement « anti-institutionnel » original promu par l’antipsychiatrie anglaise, où chaque résident d’une communauté thérapeutique peut en accompagner un autre. Autrement dit, cette fonction n’est pas instituée ni réservée aux thérapeutes, soignants ou éducateurs de formation (Ronald Laing, David Cooper, Morton Schatzman, Leon Redler, Joe Berke, Sidney Briskin, etc.), lesquels vivent aussi dans les maisons avec les résidents accueillis. L’entraide mutuelle est de mise, dans le quotidien de ces lieux. En 1968, cela fait presque trois ans qu’elle vit à Kingsley Hall. Elle y a déjà traversé plusieurs « descentes », ainsi qu’elle nomme ses épisodes caractérisés par une régression conséquente, suivies ensuite de « remontées », c’est-à-dire de moments de reconstruction. Lorsqu’arrive une dénommée Catherine, une relation privilégiée s’installe rapidement entre les deux femmes. Mary accompagne la nouvelle résidente dans son quotidien et fait preuve à son égard d’une finesse de présence certaine, quand bien même elle-même se trouve encore prise dans les nœuds de son propre « voyage ». Mary s’agenouille auprès de Catherine quand elle s’endort, l’aide à se laver et à se nourrir ou encore la conduit à l’hôpital, un jour où elle est malade. Elle reste à son chevet et tempère sa frénésie lorsque celle-ci l’emporte trop fort. En outre, Mary fait montre d’une intuition et d’un regard cliniques précieux, notamment lors de moments d’angoisse de Catherine, qui se sent « concernée » par tout détail de l’environnement qui l’entoure : « Je dois sortir, descendre aux poubelles, ça me concerne. – Reste ici, c’est dehors, toi, tu es ici, à l’intérieur » ([2], p. 353). Au sujet de leur relation, Mary écrira : « Elle devait être libre d’exercer sa colère contre moi. Je devais rester calme, retranchée “à l’intérieur” de moi, et pourtant accueillante et affectueuse » . Aussi, Mary n’a pas attendu d’être rétablie pour exercer une fonction d’aidante auprès de ses « pairs ».

On entend là une position d’accompagnement qui n’est en fait guère de dialogue ni de résistance à l’autre (mais qu’est le dialogue si ce n’est une résistance à l’autre supportable pour les deux ?). L’erreur (retranchée à l’intérieur de moi) ici est la même que la proposition de désêtre de Jacques Lacan, laquelle ne peut être de la moindre efficacité pour le trait psychotique, qui était d’ailleurs posé, de ce fait, comme une contre-indication à la psychanalyse de cette époque. Mais continuons avec Mary Barnes et C.Veit.
Une fois quittée la communauté de Laing, Mary Barnes continuera à dérouler et affiner, au fur et à mesure des années et des rencontres, le fil de son rôle auprès des personnes qu’elle sera amenée à accompagner : « J’ai plus été la personne qui aida quelqu’un à manger, à prendre des bains, plutôt que la personne qui leur parlait à propos de ce qu’ils ressentaient ; mais peut-être que je les ai aidés à ressentir plus profondément ce qui se passait pour eux ». Dans les sillages d’un Laing ou d’un Cooper, Mary se montre critique à l’égard des traitements médicamenteux, surtout lorsqu’ils sont l’unique proposition adressée à une personne demandant de l’aide. Elle y oppose la fonction de l’être avec, de l’être là quand « ça se passe » . C’est peut-être l’un des points sur lequel la trajectoire de Mary est la plus précieuse, dans ce qu’elle transmet du caractère fondamental du « being with » consistant à « rester physiquement avec ». Et ceci d’autant plus quand une personne n’est pas en mesure de faire usage de la parole, ou qu’elle fait l’expérience de quelque chose qui achoppe à être dit, mis en mots. La clinique rappelle fréquemment qu’il est des éprouvés qui ne pourront jamais être transcrits dans la langue. Rester là, à côté, devient alors une forme d’accusé de réception du réel qui traverse l’autre et de la réalité de ce qu’il traverse .


La dérive du concept de pair aidant.

La trajectoire de Mary met en lumière la fonction essentielle de la présence d’un autre et de l’être avec , lorsqu’il est question de souffrance psychique. N’est-ce pas là un point sensible, à l’heure où cette dimension se trouve aujourd’hui remise en jeu dans la promotion de techniques d’autogestion ou encore d’« autothérapies » orientées vers le « bien-être » individuel ? Celles-ci consistent tout de même en une thérapie sans autre, qui invite à « s’en sortir seul », amputant par là même le mot therapon de son sens étymologique. « Compagnon d’armes », « second au combat » à l’image de Patrocle, l’« écuyer » d’Achille dans l’Illiade d’Homère, le therapon relève de cette fonction de soutien et d’appui au « guerrier » sans laquelle nul voyage ne saurait être mené…

Ne rien vouloir savoir de ces liens entre un « savoir » auquel on se réfère, et l’espace discursif dans lequel il s’est constitué, expose à nombre de glissements de terrain. Dans la pratique, il est par exemple aisé de s’installer dans le confort standard(isé) d’un « savoir » justifié par un référentiel (qu’il soit théorique ou athéorique). Celui-ci devient alors un outil pour établir des correspondances, repérer, comprendre et choisir une intervention pour un patient qui « présente » tel diagnostic ou tels signes cliniques. Mais qu’en est-il de cette question, lorsque le cœur du savoir mobilisé se soutient de sa propre trajectoire de « patient », de « malade » ou d’« usager », soit du dénommé « savoir expérientiel » ?
« […] j’ai vécu la même expérience que toi »
En 1989, des entretiens de Mary Barnes avec Ann Scott donnent lieu à la publication de l’ouvrage Something Sacred, conversations writings paintings. Mary y aborde sa confrontation et sa mise à l’épreuve de l’absolue singularité de l’autre, expérience dont elle ne fait pas grand mystère qu’elle se soit constituée de divers ratages et points de butée : « à travers toutes ces expériences j’ai fini par réaliser par plusieurs petites choses comme chaque personne pouvait être différente ».
Dans son Voyage à travers la folie, la régression s’avéra fondamentale dans la construction de ce que Mary nomma tour à tour sa « reconstruction » et sa « renaissance ». Le dessin de sa souffrance s’est inscrit dans le fait de « mourir » (symboliquement) « pour renaître à nouveau », à travers un parcours influencé par les théories de Laing, à propos de ce qu’il avait appelé la métanoïa . Autrement dit, dans sa trajectoire, Mary « prit position » (définition de Foucault) dans un espace discursif particulier (l’antipsychiatrie) – traversé par des « énoncés » et des « concepts » (la métanoïa par exemple) – tout en s’« appropriant » cet espace. Mais quand vint le temps de faire usage de ce savoir, les choses n’ont pas manqué de se complexifier. Aussi, Mary attendit-elle que se rejoue ce schéma chez Catherine « La fonction essentielle de l’“être avec” »), lui suggérant la régression, s’irritant et interprétant la distance de la jeune fille à l’égard du modèle métanoïaque comme une « résistance » à « entrer en elle » …
En accompagnant Catherine, Mary multiplie les interprétations à l’égard de ce qui se passe, d’après elle, pour la jeune résidente ; non sans que ne se réactualise sa propre expérience. Voici ce qu’elle déclare : « Je peux te comprendre parce que j’ai vécu la même expérience que toi et que je sais ce que tu éprouves ». Au fil des jours, Mary se trouve de plus en plus irritée par les interventions des autres membres de la maison à l’endroit de Catherine, parce qu’eux (les « thérapeutes », surtout) ne comprennent pas. Ça la met hors d’elle. Elle se souvient : « Parfois, j’éclatais, frustrée ; j’étais incapable d’expliquer à Catherine, incapable de convaincre les autres » de ce qui était bon pour elle. Les deux femmes glissent l’une et l’autre dans des moments d’indistinction articulés à des vécus d’angoisse d’anéantissement où n’est jamais bien loin la lisière de s’anéantir et d’être anéantie par et dans l’autre. « Si elle souffrait dans son corps, souffrais-je plus qu’elle ? », « Mary, que va-t-il arriver ? Vais-je me perdre en toi ? ». « Comment dominer mon courroux, ma frustration, la laisser aller et pourtant la garder ? ». La garder, elle ne le fera pas. Catherine finira par s’en aller, récupérée cette fois par ses parents et sa sœur ; ce qui ne sera pas sans plonger Mary dans un « désespoir » certain. Analysant son lien à la jeune femme quelques années plus tard, à l’occasion de l’écriture de son premier livre, elle établira le fait que quelque chose s’y soit rejoué de sa propre trajectoire parcourue avec Joseph Berke et les autres personnes qui l’avaient aidée dans son « voyage ».
Le terrain du savoir relatif à ce qu’éprouverait l’autre nécessite d’être constamment interrogé et déconstruit dans les pratiques, d’autant plus dans les dispositifs infiltrés par le vocable de l’« expertise », quelle qu’elle soit (« expert d’expérience » compris). En outre, la trajectoire de Mary, de même que les glissements de son lien à Catherine, ne rappellent-ils pas l’importance de l’analyse des effets de transfert, mobilisés dans tout parcours d’accompagnement ? Pour véritablement rencontrer l’autre, un professionnel de la relation dite d’« aide » n’a-t-il pas à s’affronter continuellement à cette question, avec tout ce qu’elle vient déranger sur le plan de ses connaissances et de son économie psychique ?

Voilà bien une limite clairement dénommée, qu’on ne peut que partager, dans ce concept de l’antipsychiatrie de « pair aidant », qui fait beaucoup penser à celui de « moi auxiliaire » dans la pratique du psychodrame où plus récemment au mouvement dit « care » anglo saxon : le jeu de miroir avec l’autre, et ses dangers fusionnels pour les deux protagonistes : qu’est la supervision, le contrôle, si ce n’est revenir à soi lorsqu’on a pas suffisamment résisté de façon différentiée aux discours de nos patients, comme Mary Barnes ou même Ronald Laing…  Sinon, comme dans le mouvement américain cité plus haut, il s’agit sous prétexte d’aider l’autre de soutenir son propre refoulement par une projection aux effets incontrôlables. Le pouvoir sur l’autre, face cachée du mouvement « care » comme celui de « pair aidant » prend le pas, sous prétexte d’aide, sur le travail plus respectueux des désirs de chacun dans les effets de transfert de part et d’autre de la relation soignante. Mary Barnes, à ses dépends, comme pour chacun, participa ainsi à montrer les limites de la simple fonction d’écho au destin de l’autre proposée par l’antipsychiatrie.

Mais il est un autre domaine, que nous avons évoqué plus haut, où l’antipsychiatrie nous amène un point de vue aussi remarquable qu’utile dans le transfert thérapeutique avec nos patients :

S’élever contre les « étiquettes », quelles qu’elles soient : le problème du savoir sur l’autre…

Lorsque Mary accompagne des personnes en souffrance psychique ou quand elle dispense des conférences, elle ne « se voit pas du tout comme une patiente ». L’une de ses grandes batailles, à l’image de celles menées par les autres acteurs de l’antipsychiatrie anglaise , a été celle de la dérigidification des distances entre le « personnel » et les « patients ». Sans doute ses diverses interventions dans des services hospitaliers sont-elles déjà venues mettre cela au travail. À propos de sa place quand elle se rendait dans des hôpitaux, elle emploie une métaphore très parlante : « C’est comme d’être sur une rivière dans un canoé, et vous négociez avec les rochers tandis que vous êtes dans le courant ».
Plusieurs scènes illustrent la complexité de cette nouvelle position qu’il lui faut donc créer, inventer. Un jour qu’elle prend part à un comité hospitalier, les patients se trouvent d’un côté, les membres du personnel de l’autre. Où doit-elle s’asseoir ? Faisait-elle partie du « courant » des patients, appartenait-elle au personnel soignant ? Comment appeler les médecins : fallait-il les nommer par leurs prénoms, par leurs titres, en les interpellant par leur titre, « Docteur » ? Elle aimait être appelée « Mary », et ne pas être étiquetée par quelque signifiant que ce soit. Lorsqu’elle doit remplir des formulaires et plus particulièrement la case « fonction », elle indique tantôt « peintre », tantôt « écrivain et peintre ». La plupart du temps, elle n’écrit pas qu’elle est « infirmière », alors même qu’elle en a le titre. L’une des personnes qu’elle a « aidée » l’appelait d’ailleurs son « amie spéciale ». Se remémorant ce souvenir, Mary rapporte ce que Laing lui dit un jour : « c’est la présence à l’autre qui compte ». Autrement dit, c’est la présence à l’autre qui compte, et non l’étiquette. 



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