La clinique de la dissociation signifiante.
Le fondement dissociatit du signifiant, (qui fit le succès du célèbre tableau de Magritte "Ceci n'est pas une pipe" représentant précisément une pipe) n'apparaît en fait dans son versant pathologique que lorsqu'il ne fonctionne plus. La dissociation pathologique, la dépersonnalisation, est alors une conséquence logique de la fixité du signifiant identitaire, qui n'est plus naturellement dissocié. Ce qui disparaît est l'espace de circulation entre l'être, toujours mouvant, et le paraître, alors trop fixe, au lieu qu'il soit un espace d'échange constant entre les dimensions hétérologues de l'être, entre ce que j'appelais plus haut le « reste » et le symbolique.
La dissociation clinique tient au fait de ne pouvoir relativiser aucune logique, de ne plus pouvoir circuler, donc d'être dans l'une au détriment absolu des autres. Penser vraiment, c'est choisir, se singulariser, donc lâcher, abandonner partiellement, remanier. Or, il est parfois impossible de lâcher même partiellement, donc de modifier une logique incastrable, de vérité : en effet, si on ose le faire, dans des milieux trop intolérants, on en est exclu, ou on craint de l'être, ce qui équivaut à une disparition subjective de la scène sociale ou familiale liée à ce fonctionnement. L'identité est alors, parfois dramatiquement, en jeu.
Au contraire, une logique limitée, castrable, c'est à dire pensant ses frontières, ses axiomes, laisse la place à d'autres, donc rend possible une circulation, un passage de l'une à l'autre. L'absence ou la présence d'une circulation hétérologique des logiques subjectives est la frontière psycho-pathologique majeure de la dissociation signifiante.
Si l'hallucination, comme on l'a vu dans un travail précédent, répond d'un besoin de nouveau référencement, invente un nouveau point de capiton (donc une forte résonance, mais tellement forcée qu'il n'est pas certain que le plaisir soit là au rendez-vous, ce qui signe l'instabilité de ce processus délirant) là où ils font dramatiquement défaut, l'impossibilité de la capacité dialogique hétérologue est par contre au centre du processus de dépersonnalisation.
On est dans ce risque dès qu'on existe malgré l'autre, qu'on cherche à se maintenir, à rester identique, à garder un moi stable contre vents et marées.
Cette rigidité du moi est la cause majeure de la dépersonnalisation, puisque, le remaniement entre symbolique et imaginaire devenant impossible, chacun évolue pour son propre compte.
La dépersonnalisation est l'impossibilité de vivre la dissociation signifiante, par défaut de capacité hétérologue. Les plans ne jouent plus entre eux par défaut de plaisir à circuler entre eux, défaut de jeu, défaut d’humour, défaut in fine de résonances de plaisir…
L'oscillation dissociation hallucination
Notons qu'on ne peut halluciner et être dissocié en même temps, puisque l'hallucination remplace précisément la souffrance du dialogue manquant, de l'écart abyssal entre l'être et ses représentations langagières, qu'elle est faite pour cela, un peu comme la prophétie de l'oracle lorsque la frustration due à la réalité n'est plus tolérée. Elle est une réponse momentanée, imaginaire et singulière, et non plus sociale comme dans la prophétie, à la vraie question de la dissociation signifiante, lorsque celle-ci devient insupportable.
Passer de l'une à l'autre, c'est basculer entre l'autre (l'hallucination) et soi (la dissociation) dans la recherche de l'hétérologie circulante perdue.
L'oscillation peut être très rapide, et les basculements sont alors liés aux acmés de souffrance que provoque l'habitat de la vérité, par exemple la vérité de la voix entendue, appelée pour rétablir la continuité psychique et cérébrale, face à l'angoisse dissociative créé par l'espace énorme existant entre la subjectivité et le discours réel dont dispose le sujet dans ses espaces d'interlocution. Ceci explique d'ailleurs que les voix en question sont souvent hostiles et violentes : ce sont précisément les éléments de discours étrangers à lui-même dont dispose le sujet qui constituent son habitat de langage. Il prend en quelque sorte hélas ce dont il dispose pour tenter de reconstruire… Dans l’hallucination, c’est un surmoi sans plaisir qui s’entend, seul registre de parole constituant le sujet.
Lorsque le dialogue redevient complexe, dans une dialogique hétérologue, ou la circulation reprend entre les plans normalement dissociées de la personnalité, lorsque le remaniement redevient possible avec un autre réel, par exemple le thérapeute, mais pas seulement, comme le montre l'évolution des psychoses lors de changements de milieu, lorsque le surmoi s’assouplit et se rapproche du sujet, le moi cesse peu à peu d'être fixe, externe, faux et la psychose n'est parfois plus nécessaire et a fini son travail de restructuration du dialogue, ce qu’elle est fondamentalement, puisque nous avons plus haut que la forclusion est, par nature, instable.
La question que pose la dissociation pathologique n'est donc pas qu'elle disparaisse, mais qu'elle se fasse autrement, sans plus nécessiter l'intervention par trop radicale de l'hallucination, en restaurant le plaisir de circuler entre les plans complexes de l’être en lui-même et avec l’autre.
Au lieu que les logiques subjectives s'isolent entre elles, et se dissocient complètement les unes vis à vis des autres, au nom de leur vérité incastrable respective, elles ont à reprendre leur travail de remaniement entre la sphère affective et la sphère logique d'une part, entre soi et l'autre d'autre part.
Signifiant et points de capiton.
On comprend alors que la fonction principale de ce qu'en psychanalyse on appelle castration soit en réalité la possibilité même d'articulation entre instances différentes, dont le masculin et le féminin, mais pas que : soi et l'autre, patients analystes, maîtres élèves, etc… Dès lors que chaque logique de l'être présente des failles, des limites, des creux, des trous, alors le relais devient possible d'une logique à l'autre, la circulation existe. La dissociation, lorsqu'elle est le fait de logique castrables, réfutables, relatives, permet le mouvement, le remaniement, l'adaptation au monde, dans un signifiant où le plaisir des résonances de toutes ces circulations entre les plans rend l'univers langagier habitable. Telle est la place centrale du plaisir, qui par ses résonances même rend possible la coexistence des plans différents de l'être.
C'est que la circulation hétérologue est une nécessité pour la fonction la plus éminente de l'humain, la principale caractéristique du désir, qui est l'invention. Passer d'une logique à l'autre est une étape nécessaire pour pouvoir inventer, devenir ce qu’on est, dans le flux incessant interne et externe de la vie. Si un statut trop rigide du signifiant, devenu incastrable, ne le permet plus, alors le symptôme ne tarde pas à apparaître.
La fonction symbolisante du rêve en est un autre exemple, qui reprend des éléments de la veille pour les intégrer autrement, chaque nuit, dans le registre symbolique à disposition du sujet. Il est possible que le cauchemar soit l'échec de ce processus, comme son pendant de la veille, le traumatisme, montre l'échec de la correspondance entre réalité et symbolique sur quelques points aigüs. Cette circulation d'un plan à un autre permet clairement, dans le cas du rêve réussi, le remaniement, à la fois du registre symbolique, et donc celui aussi du périmètre de circulation dans le réel. Il est remarquable de constater que la principale caractéristique du rêve est précisément… l'invention, parfois échevelée !
Un exemple de rêve structurant : telle patiente, par exemple, prise dans un très ancien vécu dissociatif, toute sa sphère désirante ayant été massacrée par des parents hyper rigides et des rencontres sexuelles violentes ensuite, va rêver qu'elle est dans une boîte en carton, avec son analyste, séparée par une vitre. Laquelle disparaît, permettant que chacun caresse tour à tour l'autre, dans un face à face des visages...
La dissociation dure, pathologique, ne disparaît pas, elle est remplacé par une dissociation douce entre soi et l'autre, avec un échange de plaisir de caresses. C'est que le désir de guérir complètement de la dissociation rendrait en fait malade, on l’a vu, ou mystique, au mieux... Etre complètement soi, être parfaitement authentique est impossible si on veut rester en lien avec la réalité. On ne peut être que dissocié entre l'être, l'image et le langage. Mais on peut aussi l'être agréablement, comme le montre le rêve de cette patiente, grâce au fonctionnement métaphorique retrouvé. Sans doute est-ce le rapport souple du thérapeute à la norme, à son propre savoir, sa propre vérité, qui autorise ce retour du plaisir par la castration de la vérité qui c'est ainsi constituée dans l'espace thérapeutique.
Aussi tous les discours excessivement normatifs, donc incastrables sont-ils logiquement producteurs de pathologie. Que cette norme rigide soit médicale, psychiatrique, psychanalytique, elle va aboutir à l'écrasement subjectif si elle s'impose comme unique objet. Elle aboutit à l'aplanissement entre l'être et sa représentation, faisant sauter la barre du signifiant, rabattant le symbolique sur le réel, ne faisant plus la part du mot et de la chose, faisant sauter toute castration, supprimant par là même le plaisir d'être.
De nombreux cas de patients à dissociation pathologique montrent des familles dans lesquelles les discours rigides, normatifs, non communicants entre eux, ont été largement dominants, ou en tout cas vécus comme tels. La schizophrénie peut alors être entendue comme une intériorisation dans l'être de cette structure familiale à plans clivés dépourvue de circulation hétérologue. Un exemple est donné par Laing « Je voudrais donner ici une idée du nœud dans lequel se trouvait bloqué un jeune homme de vingt-trois ans lorsque je l'ai vu pour la première fois. Je le présente comme un exemple de l'intériorisation d’une situation familiale impliquant plusieurs générations et conduisant encore à un diagnostic de schizophrénie. Bien entendu, je simplifierai énormément les choses. Ce jeune homme se fait de lui-même l'idée suivante: Côté droit, masculin; côté gauche, féminin. Le côté gauche est plus jeune que le côté droit. Les deux côtés ne se rejoignent pas. Détails fournis par la psychanalyse et d'autres sources : Sa mère lui a dit qu'il ressemblait à son père, son père lui a dit qu'il ressemblait à sa mère. Conséquemment, d'une part (ou, comme il disait, par son côté droit) il était homosexuel passif et d'autre part (son côté gauche) une lesbienne mâle. »
Notons que ce processus est celui proposé par Lacan à travers ses points de capiton. Il supposait que le sujet "tenait" dans l'infini défilé des signifiants par des traits fixés ponctuels.
Il le dit dans la séance du 6 juin 56, lorsque par exemple il s'avance à dire : «[…] je n'en connais pas le nombre, mais ce n'est pas impossible qu'on arrive à le déterminer, ce nombre de x, de points d'attache fondamentaux entre le signifiant et le signifié, minimum de structuration essentielle entre le signifiant et le signifié qui est nécessaire à ce qu'un être humain soit dit normal […]» (version sténotypie).
L'intuition de Lacan à cet endroit est questionnante, car même si on serait enclin à penser que ce nombre minimum correspond précisément aux signifiants du corps, de la nomination du corps entier à celle de ses parties, en particulier sexuelles, outre son nom propre, même si on pourrait supposer que se trouve là le socle qui permettrait au sujet de parler d'un lieu d'énonciation défini, non dissocié, d'avoir un point de départ et de repérage, pour lui et les autres, dans le déroulement des significations, reste que le mot et la chose, là équivalents, seraient alors liés à un minimum vital de structure psychotique indispensable à l'existence du sujet, lui permettant de supporter la dissociation signifiante du trajet humain, grâce à ce collage du mot et de la chose en certains points de son discours.
Mais on entend là aussi que si ce point de capiton est trop serré, s'ils sont trop nombreux, la psychose clinique n'est en fait pas loin. Si une dissociation minimum ne reste pas en place entre les affects du corps et ses représentations, le vivant cesse de pouvoir remanier le discours, puis réciproquement dans le dialogue. Je rappelle que les seuls signes cliniques constants du trait psychotique, à la fois pendant la crise et dans son histoire, ne tiennent ni à la structure du cerveau ni à la génétique, mais à la structure concrète même du dialogue, qui cesse alors d'être une dialogique hétérologue…
De là il se déduit que selon Lacan la seule base solide de l'identité serait le minimum de noyau psychotique présent chez tout humain. Peut-être a-t-on là une base d'hypothèses quant au goût de la guerre ou du racisme chez les humains à l'identité fragile d’être trop... solide, trop liée de façon indiscutable à quelques signifiants incastrables ! A l'impossibilité de l'échange hétérologue se substitue le rêve de domination monologique, ou l'espace entre soi et l'autre est écrasé par la "vérité", ou hélas la réalité belliqueuse, qui permettrait de redevenir magiquement et massivement soi, l’autre étant sacrifié.
La dissociation pathologique belliqueuse, sacrificielle, pourvoyeuse de boucs émissaires peut alors se comprendre comme une nécessité d'être impérieuse, tellement impérieuse qu'elle n'autorise plus aucune dissociation hétérologue subjective.
C'est une recherche de vérité absolue faute de vérités partielles, de points de capiton suffisants mais surtout, ce que ne dit pas Lacan, suffisamment souples à mon avis, donc capables eux-mêmes d'évoluer. Cette théorie des points de capiton est donc à nuancer fortement, si on ne veut pas valider des structures psychiques en fait bien dangereuses.
C'est sans doute dans ce genre de cadres que se rangent certaines tentatives de trouver la "vérité", souvent à l'aide de drogues hallucinogènes, comme ces psychiatres qui, dans les années 60, (Delay, Lang entre autres) cherchaient diverses "révélations" sur les états dissociatifs par ces drogues, la psylocybine par exemple. Ces tentatives d'éclairer les dissociations par quelque chose qui ne le serait pas, y compris donc les points de capiton de Lacan, ou les drogues, paraissent donc toutes vouées à l'échec, pour autant que cela ferait aussi sauter la fondamentale et féconde dissociation entre signifiant et signifié, quand elle s'accompagne de plaisir.
Pour revenir à la santé psychique, pour autant qu'elle puisse exister comme un objet compact lui-même non dissocié, ce dont je doute, elle serait donc très exactement liée à la capacité de se mouvoir dans les conflits hétérologues générés par les dissociations structurelles de l'humain, y compris donc les points de capiton, voire comme pour les mouvements d'idées et artistiques que je viens de citer, au plaisir d'inventer en circulant entre ces plans et clivages de l'humain et de sa culture…