Représentation imaginaire et pensée mythique.

 

Ce qu’on appelle mythe est alors tout simplement le constant retour de la grande question que pose la vie à cet animal singulier que nous sommes, et qui osa créer les représentations de son propre destin… Le mythe est la production imaginaire dévolue à cette importante et vitale fonction.[1]

Le mythe (qui se veut explicatif en se fondant sur des constructions imaginaires) se distingue de la légende (qui suppose quelques faits historiques identifiables), du conte (qui se veut inventif sans expliquer), et du roman (qui « explique » avec peu de fondements). Ces quatre types de récits fictifs sont parfois confondus.

Selon Mircea Eliade : « Il serait difficile de trouver une définition du mythe qui soit acceptée par tous les savants et soit en même temps accessible aux non-spécialistes. D'ailleurs, est-il même possible de trouver une seule définition susceptible de couvrir tous les types et toutes les fonctions des mythes, dans toutes les sociétés archaïques et traditionnelles ? Le mythe est une réalité culturelle extrêmement complexe, qui peut être abordée et interprétée dans les perspectives multiples et complémentaires »7. Les philosophes de l'époque post-mythique, tels que Protagoras, Empédocle et Platon utilisent le mythe comme une mise en scène allégorique afin de faire percevoir leurs propos d’une manière concrète. Par exemple, Platon crée des mythes originaux, ou réadapte des mythes antérieurs (par exemple le mythe d'Er le Pamphylien). À sa suite, d'autres philosophes ou certains auteurs de discours argumentatifs ont, eux aussi, eu recours au mythe, dans un même emploi.

L'anthropologue français Claude Lévi-Strauss, offre cet avis : « Un mythe se rapporte toujours à des événements passés avant la création du monde […] ou […] pendant les premiers âges […] en tout cas […] il y a longtemps […]. Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur »

 

Nous aurons donc à faire une étape sur ces productions imaginaires, mais d’un point de vue peu étudié à la connaissance : il s’agira de comprendre le rapport entre un corps imaginaire singulier et les images du mythe. Nous verrons alors qu’un corps non connecté aux mythes d’une société, d’une famille, est un corps en errance, qui a donc besoin de revenir à ses origines mythiques, ce qui est une autre compréhension de la régression symptomatique.

Ce chemin du lien du corps aux mythes est peut-être ce que nous montrent déjà ces apparemment mystérieuses empreintes de main dans l’art pariétal, mêlées aux productions sans doute mythiques. N’était-ce pas, dès l’origine, cette impérieuse nécessité d’être relié imaginairement en tant que sujet singulier aux mythes auxquels on appartient et qu'on vient de dessiner, de conter ? Le général n'est habitable que par le particulier

 

Naissance de la nécessité représentative chez l’enfant

 

L’ontogenèse de ces fonctions imaginaires et langagières sera le second axe nécessaire pour avancer. Il convient tout d’abord de remarquer que les dessins d’enfant sont déjà présents au néolithique, par exemple dans la grotte de Rouffignac en Dordogne[2]. Ils semblent être l’œuvre d’enfants entre 3 et 5 ans, les plus nombreux dus à une petite fille de 5 à 6 ans. Ils sont pour la plupart situés au bas des parois, sauf quelques-uns à deux mètres de hauteur. La première idée qui peut venir serait que les comportements d'imitation des enfants, puissant moteur de leur apprentissage expliquerait cette présence : on imagine bien l'artiste, accompagné de sa progéniture, qui reproduit comme elle peut ce qu'elle voit faire !

 

 

L’enfant inventeur obligé de l’art.

 

Mais nous ferons une autre hypothèse, exactement inverse, et qui n'est pas incompatible du tout avec la précédente : ce seraient les enfants qui auraient inventé l'art des représentations, qui se serait ensuite développé à travers l'âge adulte !

Le développement de la fonction langagière, bien loin des automatismes génétiques que supposait Chomsky, montrera au contraire l’implication continue de la sphère relationnelle, affective et imaginaire dans l’acquisition du langage, domaine par excellence de l’épigénétique.

La théorisation par Mélanie Klein, que nous avons abordé dans le livre précédent, de la nécessité de la phase dépressive pour l’acquisition de la fonction symbolique, laquelle a pour effet premier de différer le pulsionnel au profit du social et du symbolique, nécessite d’être complétée par l’apport essentiel de Winnicot sur l’objet transitionnel, support imaginaire obligé d’une inscription symbolique habitable par l’enfant.

 

La thèse ici poursuivie chez l’enfant rejoindra celle qui sera avancée avec l’art des cavernes : derrière le symbolique, l’identitaire, un plan imaginaire, individuel et collectif, apparaît toujours, celui-ci soutenant celui-là par le jeu de ses représentations…

 

Les psychothérapies de l’enfant passeront ainsi par le jeu et les dessins, montrant combien le travail de l’imaginaire est fondamental dans la constitution de l’univers symbolique, et le soutient constamment. Les avancées thérapeutiques de Gisela Pankow à l’aide de dessins et de modelages, celles de Winnicot avec le dessin partagé entre thérapeute et patient, le squiggle, démontrent l’efficacité clinique qui apparaît lorsque la construction transférentielle porte sur les deux plans de l’imaginaire et du symbolique. L’un libère l’autre et ce dans les deux sens !

 

 

L’art : objet transitionnel.

 

Vient donc rapidement dans le développement de l’enfant ce dédoublement entre l’être et sa représentation, entre le sujet et son corps imaginaire, entre les mots et ce qu’ils recouvrent de l’être, et les multiples complications fort inévitables qui s’ensuivent : cette dissociation inhérente à l’humain est à la base de ce que Freud appelait, le premier à ma connaissance, la Spaltung, dans un article de 1938[3], bien que cette notion soit à l’origine même de son travail : la césure entre conscient et inconscient. Il indique le recours, dans des situations déterminées d’insistante pression[4], à un mécanisme de clivage entre le corps réel (dans ce texte, le corps sexué du petit garçon) et un corps imaginaire qui invente une « solution » pour sortir de l’impasse entre la pression externe (ici une menace de castration de sa nourrice pour s’être masturbé) et la réalité corporelle de l’enfant : c'est la surcompensation imaginaire de sa masculinité menacée.

Lacan étendit ensuite à juste titre ce mécanisme à tout sujet parlant, du fait du statut externe du signifiant. Le fantasme, dont le rapport au corps imaginaire est étroit, répond précisément à ce clivage, comme Freud le montre dans cet article.

 

Cette prise du corps concret dans le corps social et symbolique implique cependant, une fois le deuil (kleinien !) de la complétude de l'être fait, une continuelle navette entre ces deux plans de la parole et de l’être, mais aussi un support pour ce vital dialogue entre ces dimensions, processus que Lacan avait pour sa part ignoré ou sous-estimé.

Le génie de Winnicot fut de nommer et de préciser ce support à travers l'objet transitionnel, base concrète et origine du fantasme et de la démarche artistique. L'enfant n'a le choix que d'être ainsi créatif pour être singulièrement.

 

Ainsi, ce seraient les enfants qui auraient, par un impérieux besoin d'être compris dans leur être, avec et malgré le langage, inventé l'échange avec la dimension linguistique et altruiste, à l’aide des représentations qu'ils produisent à partir de leur imaginaire.

Ce serait cette nécessité développementale qui serait à l'origine de toute la culture imagée des humains, dont l’art, sorte d'immense objet transitionnel dont la fonction reste fondamentalement la même, de passage et d’articulation entre l'être naturel et le social culturel. Nous ferons d’ailleurs un peu plus tard dans ce travail appel à l’œuvre, centrée sur cette question précise, de Philippe Descola.

 

Alors, l'invention du jouet, qu’on peut entendre comme le développement de l'objet transitionnel, est-elle d'origine parentale, ou vient-elle de l'enfant ? Des deux bien sûr, mais j'aurais tendance à supposer plutôt de l'enfant ! Innombrables sont les exemples de jouets offerts par les parents, délaissés ou réinventés par leurs enfants au profit d'un bout de bois, de carton, etc. qui servira de support à leur imaginaire. On l’a vu, des traces de dessins d’enfants de 3 à 5 ans ont été trouvées dans la grotte de Rouffignac, vieille de 13000 ans[5], et dans beaucoup d’autres.

Il est probable que les parents, la société, apportant clairement de l'extérieur les mots, mettent l'enfant en nécessité de les remplir, de les investir, mais avec une part singulière d'imaginaire qui lui permet de réellement les habiter. L’enfant, pour entendre vraiment la langue, la culture, doit y ajouter, via l'objet transitionnel, l’art et le corps imaginaire, c’est-à-dire une part notable de son désir singulier et incarné. C’est que sa complexité quasiment infinie, c’est-à-dire son corps et son appareil psychique, ne peuvent se loger entièrement dans ce qui est toujours une réduction symbolique : l’univers des signifiants familiaux et sociaux.

 

Une telle hypothèse met clairement à mal la pratique du gavage pédagogique qui est au cœur de l’échec du système scolaire français tel qu’il est pensé par les premières victimes de cela, à savoir ses promoteurs ministériels et savants fonctionnaires, souvent écrasés eux-mêmes par leur propre parcours insuffisamment inventif. Souvenons-nous de Prévert reprenant les objets pédagogiques qui lui sont assénés pour inventer sa magnifique poésie[6] ! Ce nécessaire inventif dialogue entre l’être et le social est en fait ce qui rend l’univers humain vivable.

 

Alors, l'art, inventé par les enfants et simplement perfectionné par les adultes ? Voilà une hypothèse surprenante, mais dont le champ d'application est vaste si on la considère. C’est ainsi que l’exploration de l’enfance en psychanalyse, en psychothérapie, est aussi et peut-être surtout, à travers la remise en chantier de la dynamique de l’image du corps, la reprise de la fondamentale et vitale fonction artistique, ne serait-ce que dans le style d’une parole enfin singulière qui réapparaît ou apparaît alors. Ecoutez parler un authentique marseillais, et vous aurez une idée de la place de l'art dans la parole !

 

Les éléments que nous apportera cette exploration du développement de l’enfant à l’aide de cette lecture particulière complèteront le plan précédent pour mieux comprendre certaines articulations cliniques, à travers les pathologies psychiques du premier âge qui découlent de l’absence, absolue ou relative, de la dimension poétique de l’apprentissage…

 

 

 

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mythe

[2] https://www.science-et-vie.com/article-magazine/archeologie-des-enfants-aussi-dessinaient-dans-les-grottes

[3] Le clivage du moi dans les processus de défense, Dans : Résultats, idées, problèmes, PUF, T2, 1998.

[4] Je cite Freud

[5] https://www.lepoint.fr/culture/les-enfants-du-paleolithique-dessinaient-deja-08-10-2011-1382154_3.php

 

[6] Page d’écriture, in Paroles, Folio.

[7] C'est là l'échec de la tentative de Laing et Cooper, dont nous avons parlé dans un travail précédent sur le trait psychotique.

[8] Plaisir et psychanalyse, 2020, L’Harmattan

[9] Technique et fin d’une psychanalyse, 2018, L’Harmattan

[10] La place du tryptique lacanien, qui y ajoute le réel, n’est pas traitée ici, pour autant que l’articulation imaginaire/symbolique nécessite déjà une exploration précise. Mais, bien sûr, ce troisième plan est celui qui met les deux précédents en mouvement constant, il complète leur articulation, par son flux constant.

[11] Ceci rejoint les concepts de Spitz d’organisateurs psychiques, à savoir le sourire, donc le lien à l’autre, la peur de l’étranger, donc déjà un choix possible, et enfin le non à l’autre, premier conflit structurant du sujet.

 



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