La question de l’art brut.

 

Nous aurons à nous pencher sur cette émergence dans bien des pathologies mentales de ces poussées de représentations imaginaires qu’on appelle l’art brut.

En particulier nous verrons à quel point il est en fait un art fort subtil dans sa tentative de remaniement entre l'être, les mots et l'imaginaire. Mais tout dépend là de sa mise en circulation parmi les humains. S’il n’est qu’objet de curiosité, s'il n'est qu'expression sans réponse de l'autre[7] comme trop souvent, il passe à côté de sa fonction de prétexte au dialogue vivant, et surtout incarné, avec l’autre.

Il est sinon une part essentielle du processus thérapeutique dans bien des cliniques, en particulier du trait psychotique, dont on sait les rapports avec les premiers âges, non pas comme une art thérapie simplement expressive, encore une fois qui n'a pas de sens en soi, ne saurait être un but en soi, mais en tant que processus d’échange et de remaniement de la base imaginaire de la langue singulière d'un patient dans son dialogue avec les autres. C'est l'adresse et l'effet sur soi et l'autre de ces représentations nouvelles qui opèrent, et non seulement leur expression et leur exposition en tant qu'art…

 

D'ailleurs, c'est une remarque très générale en psychothérapie et en psychanalyse qu'on répètera à ce propos : c'est moins le fait d'exprimer les choses qui aide les patients que de les dire en leur nom à quelqu'un, dans une relation remaniée de ce fait. Freud, avec son concept d'abréaction, n'avait fait que la moitié du chemin qu'il avait inventé.

J’en veux pour exemple une extraordinaire rencontre manquée faite pendant mes études dans un hôpital psychiatrique parisien. Quelques semaines après mon arrivée comme interne, je me rendis compte d’un nom supplémentaire dans la liste des patients hospitalisés, mais qui n’avait pas pour moi de visage ! À mon interrogation il me fut répondu que cette très ancienne patiente (40 ans d’hospitalisation…) habitait dans les combles, et que l’équipe infirmière, avec l’assentiment du médecin chef, ne voulait pas la chambouler tous les six mois à chaque changement d’interne.

Elle décédera de mort naturelle pendant mon stage. En vidant sa chambre, l’équipe découvrit un vrai trésor artistique : une accumulation de dessins faits au Bic 4 couleurs, absolument splendides, reproduisant toutes les nuances voulues par une subtile juxtaposition de fins traits. Elle avait été hospitalisée à 16 ans après une bouffée délirante suivant un avortement forcé par sa famille, dans les années 30…

Cette œuvre avait été cachée à quiconque pendant des années. Si elle permettait sans aucun doute un certain équilibre psychique, elle n’autorisait pas non plus la moindre évolution, faute d’adresse à l’autre !

 

 

 

La « régression » dans l’art et le symptôme.

 

Enfin, le développement de l'art aurait pour autre et forte implication de nous laisser fidèles aux forces puissantes et obscures de notre enfance, à notre arrivée dans ce monde complexe. Il ferait une nécessaire continuité dans le travail de notre désir. Pensons à cette remarque connue de Churchil, que je cite souvent, à qui on proposait, pendant le blitz, de stopper toutes les représentations artistiques exposées aux bombardements : mais pourquoi se bat-on alors ?

En effet, face à des paranoïaques dangereux, dont la principale activité est de supprimer toute trace de l'histoire, de l'enfance, de la culture - et surtout de la leur, toujours cataclysmique, mais de ce fait devenue impensable, dont les exemples sont innombrables dans le passé et le présent - on ne peut que soutenir l'inverse, à savoir le plaisir complexe de continuité et de dialogue avec nos origines conscientes et inconscientes…

Régressions, créations artistiques et élaboration des symptômes vont alors de pair pour comprendre et habiter autrement un clivage, une projection, un refoulement, un trait fusionnel, et permettre de circuler à minima dans ces contradictions profondes et inévitables du cœur de l’enfance de l’être, le symptôme devenant alors moins indispensable au fur et à mesure que se remanient de concert, dans les relations aux autres, les identifications symboliques et les images du corps et leur histoire.

 

De ce point de vue, l’accès à l’éclairage du passé passe à la fois par la régression transférentielle et par les créations langagières et artistiques nouvelles qui se produisent en ce lieu protégé. Il est tout à fait possible de soutenir, comme nous l'avons évoqué plus haut, que la parole dialoguante nouvelle qui accompagne pratiquement toujours la sortie d’un symptôme trop encombrant soit aussi une manifestation artistique, éphémère, au sens d’une création singulière témoignant d’un style personnel, comme dans tout vrai dialogue.

 

A l’inverse ne peut-on comparer la production isolée d’une activité artistique, comme celle de cette pauvre femme hospitalisée toute sa vie évoquée plus haut, à tel qui parle sans cesse tout seul même lorsqu’il est avec d’autres. Une œuvre artistique sans échange vivant autour d’elle est comme une parole hors dialogue. Les deux témoignent, mais ne se remanient pas vraiment à travers l’autre réel.

Il faudrait de ce point de vue étudier les différences de destin des artistes qui produisirent dans la solitude leur œuvre d’avec ceux qui furent accompagnés par tel ou tel mentor ou marchand d'art qui en joue souvent le rôle.

Il est probable que les dynamiques psychiques d’un facteur Cheval ou de Vincent Van Gogh, créateurs solitaires, répétant dans l’ensemble la même question, ne furent pas les mêmes que celles de Velasquez ou Picasso, par exemple. Ce dernier, qui comme Velasquez eut toute sa vie des interlocuteurs attentifs et critiques, ne se sépara jamais de son premier tableau, peint à 8 ans, Le petit picador jaune, illustrant ainsi pour nous la créativité dynamique qui est reliée à la fluidité du dialogue diachronique interne de la circulation entre progression et régression, écho de la qualité du dialogue synchronique externe avec les autres…

 

Dès lors, la régression dans l’art, qu'il soit brut ou non, ou le symptôme aussi aurait la même fonction de tenter de réactiver la circulation dans sa propre histoire. La différence, énorme, est que l’art y réussit, alors que le second y échoue.  C’est bien pour cela que la créativité artistique est si souvent sur le chemin des dialogues analytiques, autour du symptôme, réussis.

 

L’hypothèse est donc précisément que lorsque le complexe et souvent hétérologue dialogue entre la pulsion de vie de chacun et la transmission culturelle cesse d’être productif, le symptôme vient prendre la place de la créativité. La régression, alors, au lieu d’être une circulation sans cesse revivifiante sur l’énergie originelle de nos vies, devient un douloureux blocage. J’ai évoqué à ce propos le trajet de Marie Barnes, ou encore celui de Perceval, dans un travail précédent, non encore publié.

 

La résolution du symptôme.

 

Le quatrième plan qui nous occupera, largement déduit des précédents, sera donc celui de la résolution du symptôme au décours d’une psychanalyse. Nous avions vu dans l’ouvrage précédent[8] déjà cité la place du plaisir dans ce processus, après avoir argumenté l'importance de la créativité singulière dans l'ouvrage encore antérieur[9]. Il faut maintenant étudier la fonction du lien, éminemment poétique et artistique, c’est-à-dire essentiellement métaphorique, entre l’imaginaire et le symbolique dans ce processus, ce à quoi les deux approches précédentes nous aideront.[10]

Le concept d’image du corps sera l’axe central de cette recherche, au cours de laquelle nous verrons que les scènes rapportées dans les séances par nos patients sont en réalité assimilables aux dessins d’enfants ! Comme ceux-ci, elles ne sont guère interprétables sans les associations croisées de l’analyste et de son client. Comme ceux-ci, elles viennent recouvrir un autre plan, refoulé, forclos ou clivé, qui fondera l’axe du travail de reconstruction historique de ces productions imaginaires. Nos patients, jeunes ou adultes, nous présentent ces productions douloureuses, en fait leur corps imaginaire, à fin que nous les accompagnions dans une construction transférentielle. Il faut espérer que la cohérence entre leurs affects et les mots à leur disposition puisse alors se renouveler heureusement et leur permettre de vivre une plus complète authenticité, une Spaltung moins radicale. La redécouverte de l’histoire de leur image symptomatique du corps autorisera alors un pas de côté et un renouveau imaginaire plus créatif, car au plus près de leur corps réel.

 

Dans l’idéal, une interprétation visera alors à favoriser la réorganisation entre l’ordre du langage et l’ordre du corps réel, à travers le sas du corps imaginaire. Cela passera, grâce à ce nouvel appui imaginaire, par une conflictualité plus vivante avec l’entourage, prenant la place de l’intériorisation délétère précédente de ces pressions ou adhésions familiales et sociales conscientes et inconscientes.

Que le conflit se déplace de l’intérieur de l’appareil psychique au lien aux autres est alors l’enjeu : cela s’appelle alors un authentique dialogue, enfin réapparu, grâce à une image du corps remaniée, plus proche du corps réel et de ses affects profonds.

 

C’est à travers l’obéissance, idéalement dans le plaisir et la frustration de l’autre, que s’apprend la société, et grâce au conflit avec l’autre qu’on se découvre soi-même[11]. Au cœur de cette aporie est le corps imaginaire du symptôme.

 

Pour avancer maintenant plus avant après cette introduction, cette description du chemin, il convient de définir au préalable le plus clairement possible cette notion d’imaginaire, dont se deduira celle de l’art.

 

 

 

 

 

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mythe

[2] https://www.science-et-vie.com/article-magazine/archeologie-des-enfants-aussi-dessinaient-dans-les-grottes

[3] Le clivage du moi dans les processus de défense, Dans : Résultats, idées, problèmes, PUF, T2, 1998.

[4] Je cite Freud

[5] https://www.lepoint.fr/culture/les-enfants-du-paleolithique-dessinaient-deja-08-10-2011-1382154_3.php

 

[6] Page d’écriture, in Paroles, Folio.

[7] C'est là l'échec de la tentative de Laing et Cooper, dont nous avons parlé dans un travail précédent sur le trait psychotique.

[8] Plaisir et psychanalyse, 2020, L’Harmattan

[9] Technique et fin d’une psychanalyse, 2018, L’Harmattan

[10] La place du tryptique lacanien, qui y ajoute le réel, n’est pas traitée ici, pour autant que l’articulation imaginaire/symbolique nécessite déjà une exploration précise. Mais, bien sûr, ce troisième plan est celui qui met les deux précédents en mouvement constant, il complète leur articulation, par son flux constant.

[11] Ceci rejoint les concepts de Spitz d’organisateurs psychiques, à savoir le sourire, donc le lien à l’autre, la peur de l’étranger, donc déjà un choix possible, et enfin le non à l’autre, premier conflit structurant du sujet.

 



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