Mais revenons à G. Pankow.
 
L'acte de donner la pomme à la malade sert pour ainsi dire de greffe pour amener la malade à une reconnaissance. Nous préférons parler de greffe de transfert au lieu d'employer le terme "transfert-greffe" par lequel Mme Sechehaye veut caractériser la « symbiose » en tant que participation affective du malade et de l'analyste. Mais cette conception théorique pousse toujours le médecin à donner au malade ce qu'il n'a pas eu et à réparer les torts d'autrefois dont parle Mme Sechehaye. Analytiquement, la “symbiose” du malade avec l'analyste se traduit dans une relation d'échanges corporels - Mitleiblichkeit - où peut s'insérer une dialectique de partie et de totalité. Il s'agit de faire surgir chez le malade la demande se référant à une partie du corps de l'analyste, ce qui permet de situer le désir inconscient.
La méthode des greffes de transfert n'est pas limitée à l'acte que le médecin fait lui-même pour amener le malade à une reconnaissance.
Dans les cas de régression moins grave, j'utilise une autre approche de la même méthode : l'acte que le médecin fait faire par le malade pour l'amener à une reconnaissance.
Comme le corps, dans la dynamique de sa structure spatiale, est le modèle exemplaire dont on peut se servir analytiquement, nous allons demander au malade un acte se référant à la structure de son corps : par exemple de prendre de la pâte à modeler et de faire quelque chose pour nous. Ce modelage devenant greffe doit faire surgir la demande et ainsi déceler le désir inconscient se référant au corps de l'analyste.
D'après le degré de dissociation, l'on peut employer deux techniques :
a) En considérant l'objet modelé comme se rapportant à un entourage spatial, la dynamique des relations entre objets (choses ou êtres vivants, y compris les humains) permet de structurer dans un rêve éveillé des relations objectales qui s'inscrivent dans la temporalité. Si le malade fait par exemple un soulier, la première question à poser est la suivante : à qui pourrait appartenir ce soulier ? Cette question peut ouvrir un monde de relations objectales qui permettent de faire surgir la demande et de reconnaître le désir.
 
Notons ici que l’intervention de l’analyste vise plus à favoriser les associations du patient, donc à lui faire redécouvrir sa propre histoire, plutôt que de lui fournir une interprétation.
 
b) Si le malade n'est plus capable de reconnaître l'objet qu'il a modelé comme partie d'un monde spatial organisé, il faut se servir d'une méthode directe. Me référant à l’exemple du soulier, je dirai au malade : si vous étiez ce soulier, que pourriez-vous faire avec mon corps ?
Ainsi le soulier prend la place de la totalité du corps du malade. Je souligne que le malade, opérant en tant que soulier sur le corps de l'analyste, peut arriver à formuler des demandes qui, au cours d'un travail plus ou moins difficile, sont susceptibles d'amener le malade à reconnaître son désir inconscient par rapport au corps de l'analyste.
La méthode des greffes de transfert est définie par l'acte qui amène le malade à une reconnaissance de son désir. Ainsi l'acte devient un signifiant, une parole. La méthode des greffes de transfert est utilisable non seulement chez le psychotique mais partout où la chaîne du signifiant est interrompue. (J’ai montré récemment, comment peut être utilisée cette méthode dans la psychothérapie analytique des malades psychosomatiques et des délinquants).
 
Remarquons que dans cette technique, il s’agit de jouer avec le lien imaginaire fusionnel du corps du patient, ou de certaines de ses parties, aux autres, pour au final, l’histoire de cette fusion reconstruite, l’en séparer avec les mots employés, ouvrant dès lors une vraie possibilité de dialogue entre sujets différentié, et rendant dès lors le plus souvent le symptôme inutile à l’expression du désir.
Pour rassembler tout cela, l’adresse imaginaire à l’autre qu’est le symptôme psychotique est dans un premier temps accueillie dans l’espace de l’analyse, comme nous l’avons vu avec les pratiques antipsychiatriques, pour par contre ensuite être canalisé dans une co-reconstruction dialogique prudente avec le patient, qui prend le pas sur toute interprétation extérieure au sujet, à mon avis souvent contre-productrice avec ce type de symptôme : réhabiter autrement son histoire ne peut faire que de l’intérieur, même avec l’aide de l’autre…
 
Greffe de transfert et dialogue
 
G. Pankow prend ensuite un exemple dans sa clientèle de thérapie réussie avec sa méthode de greffe de transfert. C’est un patient halluciné et dissocié avec lequel elle utilise le dessin comme outil de cette greffe. Je résume drastiquement le récit de ce cas ! Disons simplement que l’analyste utilise dans le départ de la thérapie les dessins que lui amène le patient, et qui servent de base à la « greffe transférentielle »
 
Au cours des deux premiers mois de traitement, le malade entend des échos, comme 8 à 10 ans plus tôt, mais ces échos ne répètent plus maintenant ses propres pensées, mais celles de son père défunt. J’apprends qu'il y a cependant des moments ou il n'entend pas de voix : lorsqu'il dessine pour moi. Le fait de penser au médecin limite donc la menace du monde psychotique.
 
En fait, on comprend clairement que l’hypothèse que je propose - à savoir que c’est la patiente et difficile réinvention d’un vrai dialogue qui prends la place de la structure psychotique dans les thérapies réussies - est là à l’œuvre derrière sa technique de greffe transférentielle. Si le dialogue des corps précède celui des mots dans l’histoire de chacun, c’est bien à la reprise de ce point de départ de la subjectivité symbolique que semble répondre la technique de G. Pankow.
 
Greffe de transfert et objet transitionnel.
 
Par ses « greffes transférentielles », qui ressemblent en fait à des propositions d’objets transitionnels[7], Pankow fait donc de l’invention transférentielle, c’est à dire propose une nouvelle réponse, active, à la fois formelle et imaginaire au symptôme que propose l’autre. Voilà qui est très proche des techniques de squiggle de Winnicot. Dans les deux cas, patients et thérapeutes s’activent de concert autour de la création de dessins ou de modelages, sorte de mises en scène des corps symboliques, en même temps que se réinventent mots et pensées, et que se reconstitue ainsi l’histoire, le corps et les signifiants...
 
Spinoza[8], nous avait depuis longtemps appris, dans une formulation à consonance quantique avant l’heure, l’absence de différence entre corps et esprit, ce qui indique bien combien celui-là est l’autre face de la pensée. L'esprit et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue.
 
Corps passif, corps actif.
 
 Mais selon que le corps est passif ou acteur, l’image, ici celle renvoyée par l’autre à travers ses mots, est dès lors plus ou moins étrangère à l’être. L’esprit est l’idée d’un corps en acte, écrit plus loin Spinoza dans sa 13°proposition. 
À défaut de cette action volontaire inscrite dans les interactions avec les autres, le corps peut être beaucoup trop extérieur à la pensée et réciproquement !
À l’extrême, des parties du corps deviennent étrangères à la symbolisation, ce qui signe ce que Lacan appelait l’épinglage du signifiant, ce qui est à mon avis une définition elle-même de nature psychotique de l’accroche symbolique, ici à la fois violente et de simple superposition. Aucune résonance corporelle profonde n’est présente dans cette conception. Ce n’est pas pour rien qu’il appelait F. Dolto « la tripière », justement, elle qui parvenait à avancer dans cette clinique, avec les limites que nous verrons plus loin, au contraire de lui. 
Pankow, d’ailleurs, bien qu’en contrôle elle-même avec Lacan, s’opposa à ces conceptions[9] :
Paradoxalement, est-ce J. Lacan, dont elle sera l’adversaire, qui laisse le plus de traces dans la pensée de G. Pankow ? Le séminaire, qui se tient à Sainte-Anne, est un lieu de rencontres et de discussions animées. Lacan, dont la thèse sur le délire d’« Aimée » a eu une certaine notoriété, est nourri de philosophie allemande, et est fasciné par Hegel et surtout Heidegger, qu’il reçoit chez lui en 1955. L’accent qu’il met sur le langage se retrouve dans l’œuvre de G. Pankow, mais elle condamne la « pèche aux signifiants » dans la cure des psychotiques : s’il y a entre G. Pankow et J. Lacan une certaine communauté quant aux sources, une divergence fondamentale les oppose quant à la conception des rapports signifiant/signifié, Gisela refusant les soi-disant pouvoirs d’un signifiant, arbitrairement coupé des origines et de la fonction du signe.
 
Alors, cette étrangeté de certains traits psychotiques, où des parties du corps ne sont plus reconnues comme faisant partie du sujet, avec l’angoisse qui s’y relie, si Spinoza nous indique indirectement que c’est lié à un défaut d’actes volontaire reliant les affects du corps au développement de la pensée, Pankow le suit (peut-être sans le savoir…) en liant le signifiant aux signes, plus proches des actions du corps et de ses affects, par sa technique active de greffe de transfert.[10]
 
 



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