Habiter son corps, l’hypothèse d’Heidegger.
 
Nous allons voir dans l’extrait suivant, combien ce qu’on pourrait appeler le dialogue actif des présences est important dans l’approche de Pankow.
Il ne suffit pas de saisir – et de faire saisir tel ou tel symbole dans le discours du psychotique, ce qui peut le ramener momentanément dans le monde de la réalité (ce qu’a fait M.A. Sechehaye, ou ce qui caractérise la méthode active de Rosen, par exemple) pour obtenir une amélioration sinon une guérison. Il faut, écrira-t-elle, l’accès à l’autre, et l’échange avec lui, pour que la vie soit possible. Et cela exige que soit rétablie une dialectique de l’espace, pour laquelle l’image du corps sert de point d’appui, qui seule permet l’accès à une temporalité vécue. G. Pankow a certainement fort bien compris toute l’importance accordée par J. Lacan au « stade du miroir », mais l’image du corps dont elle se sert dans sa technique n’a rien à voir avec une représentation spéculaire, qui appartient au registre de l’imaginaire, de l’image au sens statique. Son « image du corps » est une référence spatialisée d’une structure symbolique dont le dynamisme est à relancer. Avec G. Pankow on travaille toujours dans la dialectique et la dynamique relationnelle. Donc aussi toujours dans le dynamisme du transfert. De même que l’« image du corps », dont elle définit les deux fonctions symbolisantes, de forme d’une part, de contenu et sens d’autre part, n’est pas une image spéculaire, le modelage n’est pas une image projective d’un fantasme à interpréter. Le travail de la pâte est pris comme réalisation agie dans l’espace tridimensionnel de la relation transférentielle implicitement inscrite dans la forme présentée (et non re-présentée) : l’accès à sa fonction éventuelle de représentation est justement ce qui peut être mis en travail pour relancer un processus de symbolisation, et retrouver les traces d’un désir subjectivable. Il faut d’abord construire, construire un espace qui soit habitable, pour seulement ensuite arriver à le penser, pour paraphraser le beau texte de Heidegger, souvent cité par G. Pankow, et que sa démarche reprend avec son intelligence clinique des destructions psychotiques.
 
Le texte d’Heidegger[1] auquel il est fait référence est peu connu :
Nous ne nous représentons pas, comme on l'enseigne, les choses lointaines d'une façon purement intérieure, de sorte que, tenant lieu de ces choses, ce seraient seulement des représentations d'elles qui défileraient au-dedans de nous et dans notre tête. Si nous tous en ce moment nous pensons d'ici même au vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu'à ce lieu n'est pas une expérience qui serait simplement intérieure aux personnes ici présentes. Bien au contraire, lorsque nous pensons au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare de ce lieu. D'ici nous sommes auprès du pont là-bas, et non pas, par exemple, auprès du contenu d'une représentation logée dans notre conscience.

Quand nous faisons - comme on dit - retour sur nous-mêmes, nous revenons vers nous à partir des choses sans jamais abandonner notre séjour parmi elles. La perte même du contact avec les choses, qui est observée dans les états de dépression, ne serait aucunement possible si un état de ce genre ne demeurait pas, lui aussi, ce qu'il est en tant qu'état humain, à savoir un séjour auprès des choses. C'est seulement lorsque ce séjour caractérise déjà la condition humaine que les choses auprès desquelles nous sommes peuvent cependant ne rien nous dire, ne plus nous toucher.
 
On voit que Heidegger, s’il a inspiré Lacan pour la dynamique subjective, ne le suivait pas sur l’autonomie du signifiant, il était en quelque sorte moins structuraliste que lui ! C’est au fond exactement le même virage, au soir de son effort théorique que celui de Wittgenstein à la fin de sa vie. Ils rabattent le caractère absolu du système formel qu’ils ont inventé sur un ensemble beaucoup plus contextuel et hypercomplexe, à plusieurs dimensions, j’ajouterai dont certaines hétérologues : l’univers symbolique reste toujours basé sur l’imaginaire, si ces deux dimensions ont des mouvements différents, ce que cependant a bien vu Lacan. La greffe transférentielle de Pankow vient modifier ces correspondances, rebat activement les cartes imaginaires et symboliques dans un lien nouveau et moins lointain que celui de l’histoire du patient.
 
La reconstruction active conjointe de l’histoire et du corps
 
Faute de ces résonances suffisantes entre les dimensions temporelles et spatiales du symbolique, de l’être et du monde, concept donc explicitement développé à la fin de son œuvre par Heidegger, et trop négligé par Lacan, le corps est alors en rade de lien avec les mots et la pensée ! Il suffit alors d’un événement traumatique supplémentaire pour que l’Autre, étranger à l’être, mais néanmoins nécessaire à son existence, se montre et s’invente alors dans l’hallucination…
 
C’est exactement ce qui se passe dans le double lien, et aussi dans les troubles profonds du récit familial que Pankow et bien d’autres repèrent dans ces familles. Le mécanisme en est là assez clair : faute d’un récit relié au plus proche des ancêtres, à leurs faits et gestes donc, se met en place une invention imaginaire compensatoire, prenant le corps du patient dans une projection sans lien avec l’histoire affective réelle, pour suivre Spinoza jusque dans ses précieux détails. 
Pour reprendre l’exemple du film de Ken Loach « Family life » qui nous sert d’illustration pour tout cela, s’il est beaucoup de règles et de rituels dans la famille décrite, aucun récit, aucune transmission d’histoire, aucun mythe familial structurant n’est présent. Il n’est question que de faire, jamais d’être dans une transmission d’histoire. Au contraire, les vecteurs qui donne son sens au corps sont précisément les récits d’où il émane et où il s’inscrit et qu’il mobilise ensuite activement pour les transformer avec son propre trajet.
Selon Pankow, le morcellement corporel est superposable à celui de l’histoire de ces patients, dans un raisonnement en fait bien spinoziste.
Tout le travail de Perceval, Winnicot, Marie Barnes, Dolto, Pankow sur l’image du corps morcellée des traits psychotiques porte aussi et en même temps sur la reconstruction culturelle, à travers les inventions actives conjointes des patients et thérapeutes, d’histoires familiales éclatées elles-mêmes, et qui dès lors, en l’absence de psychanalyse, ne transmettent que ce morcellement même, inscrit ainsi dans le corps des sujets soumis aux fantasmes, et autres compensions imaginaires de ces histoires inconnues, cachées ou supposées indiscibles. La force du refoulement familial est alors exactement proportionnée à l’intensité du fantasme réparateur qui s’applique à l’enfant, sans lien avec la réalité affective profonde des interlocuteurs. Le psychisme humain ne peut se construire que dans l’appréhension intime du récit épique familial qui porte les corps et fonde le symbolisme sur le grand roman des hommes.
 
Le substrat neurologique.
 
Ce mécanisme du corps passivé, simple récepteur des projections rigides parentales, comme étant à l’origine de la dissociation hallucinatoire, si bien illustré dans ce film de Ken Loach a été également validé du côté des recherches neurologiques : il semblerait que le défaut d’attribution volontaire, désirante, des actions puisse être au cœur du trouble schizophrénique.[2]
Pour le comprendre simplement, lorsqu’on tourne la tête, si le cerveau décide que ce n’est pas le paysage qui tourne mais bien notre corps, c’est en raison du lien complexe et inter actif entre les diverses perceptions et actions du sujet. Ceci se manifeste bruyamment chez tout le monde dans le mal de mer par exemple : la perception de notre immobilité par rapport au bateau est contrariée par la perception contradictoire du mouvement du bateau lui-même. C’est en fait un double lien sensoriel : je ne bouge pas, disent mes yeux qui regardent le bateau, je bouge me disent mes canaux semi-circulaires ! Il suffit le plus souvent, au moins au départ du trouble, de fixer l’horizon, de rassembler ainsi sensations et actions pour que cela passe…
On saisit bien que les actions imposées de l’extérieur au sujet et définies de surcroît comme son identité, vont, de même, être confrontées différemment au cœur de son être selon ou non qu’il les décide aussi vraiment lui-même dans une articulation suffisamment authentique et plaisante, profonde avec l’autre, où le désaccord a une place consciente, soit ce que j’appelle le vrai dialogue. 
Si ces défauts de résonance sont massifs et dominants, comme l’observation des familles de patients de tous les cliniciens de la psychose le confirme, le sentiment identitaire lui-même va être vécu comme extérieur par le sujet, avec un risque dissociatif et hallucinatoire,  ici conséquence de la non attribution active par le patient de ses propres pensées et actions, en fait largement imposées de l’extérieur, comme dans l’exemple du double lien, ce qui aboutit à une non concordance symbolique similaire à la non concordance sensorielle du mal de mer. Sauf que la souffrance est là sur l’appareil psychique entier, au lieu de s’en tenir au cerveau, et plus précisément au lobe pariétal !
 
C’est alors au cœur même de ces mécanismes que se situent les intuitions de Winnicott et Pankow, et qu’ainsi elles se comprennent mieux[3].
Le modelage est utilisé pour construire ce qu’elle appelle un “ fantasme structurant ”, lequel vient nouer non seulement l’actuel du transfert et l’histoire du patient, mais aussi donner forme à des lacunes dans la représentation de l’image maternelle et du corps. A ce titre, elle rejoint les idées de Freud sur l’efficacité des “ constructions ” dans l’analyse.
Le modelage, compris comme dialectique “ transitionnelle ” au sens de Winnicott, autorise le surgissement de formes porteuses de traces mnésiques des expériences premières non susceptibles d’être mémorisées, sinon par les éprouvés corporels. Moi-corps disait Freud, ne pouvant venir à la conscience qu’au prix d’un travail particulier qui permette leur liaison au langage.
Gisela Pankow invente à ce propos le terme de “ greffe de transfert ”, pour signifier quelque chose d’un mouvement du thérapeute vers le patient qui permette de franchir le vide.
 
Ce que nous en retiendrons, ce sont deux éléments essentiels : d’une part l’impossibilité du corps à s’inscrire passivement dans un comportement hors sens et histoire pour lui, et d’autre part l’utilité thérapeutique de recréer activement une scène où se rejouent les restes du désir sur les décombres d’histoires et de corps dissociés parallèlement. Notons, ce qui est fondamental, que l’action du thérapeute n’est là que pour favoriser, réinventer l’action en retour du patient, qui est la seule réellement structurante pour la thérapie. C’est là une différence essentielle avec les « techniques actives » de Ferenczi, qui restent plus du côté de l’analyste, lequel, d’ailleurs, et peut-être de ce fait, ne rapporte guère de résultats avec le trait psychotique.
Notons, ce qui nous servira pour la suite, que la greffe transférentielle de Pankow rejoue en clinique la fonction du théâtre pour les sociétés depuis Athènes… L’objet transitionnel, très proche conceptuellement, est aussi un support théâtral ![4]
 
 
 
 
 
[1] Bâtir habiter penser,  Essais et conférences, traduction A. PRÉAU, Paris, Gallimard, 1958 (Les Essais) pp. 186-188
 
[2] Jeannerod M, Farrer C, Franck N, Fourneret P, Posada A, Daprati E, Georgieff N, 
Action recognition in normal and schizophrénique subjects In Kirchner T, David A eds. Self ans schizophrènie. Cambridge University Press.
[4] Il m’arrive souvent, ainsi, lors de psychothérapies, de parler de « théâtre » pour parler de la séance en cours.



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