Commençons par l’enfant.
 
La mémoire 
 
Nous avons vu dans le chapitre précédent que l’imaginaire est une fonction animale en place dès que l’appareil neurologique autorise la mémoire. Pour nous, la paramécie dont nous parlions dispose elle aussi d’un imaginaire, c’est-à-dire d’une représentation, d’une trace d’une partie du monde qui lui permet d’orienter sa motricité avec un effet de mémoire4. 
La complexité va croissant dans l’évolution, jusqu’à inclure, on l’a vu dans le chapitre précédent, peut-être grâce à la présence embryonnaire dans le corps du parent, ou à son étroit contact comme dans la couvaison, la trace d’un autre dans la naissante mémoire. Ce serait ainsi que la sociabilité entrerait, entre autres facteurs, dans la panoplie évolutionniste.
Au fond, l’empreinte chère à Konrad Lorenz ne serait pas uniquement instinctuelle, mais serait précédée d’une condition embryonnaire de contact avec l’autre préalable à la naissance ou à l’éclosion. Un imaginaire, un souvenir de l’autre est déjà là en place.
Dès lors, s’ouvre tout le chapitre à la fois fourni et souvent trop projectif des conditions psychologiques dans lesquelles une grossesse peut ou non bien se passer, thème très fourni chez les psychanalystes, simplement en raison du fait que le matériel clinique est fort important dans toute pratique qui relie le symptôme individuel à l’histoire familiale. Dans les débats éternels entre les tenants des théories biologiques et les psychanalystes, le contraste reste extrêmement fort entre la pauvreté des faits rapportés par les premiers (plus de 80% des enfants autistes ou dysphasiques n’ont aucune anomalie biologique) et la fréquence exactement inverse des difficultés relationnelles5, familiales, dépressives constatées, lorsqu’on les cherche ! Une étude6 sur la présence de jeux précoces parents enfants chez les petits dysphasiques montrait son absence massive.
C’est ainsi que la piste explorée dans le chapitre précédent, grâce en particulier au magnifique travail de Marie-Claire Busnel, sur la complexité et l’importance jusque-là très ignorée des échanges affectifs intra utérins, préalables à la suite des échanges, trouve là un appui factuel très convaincant à cette idée d’une embryogenèse de l’imaginaire.
 
 
Le jeu
 
Si la mémoire est le premier préalable à l’imaginaire humain, le jeu avec l’autre est ainsi sans doute le second. Comment qualifier autrement ce qui commence à s’explorer scientifiquement, mais est connu intimement par la plupart des mères, comme on l’a vu, à savoir les échanges plaisants avec l’embryon préparant à ceux de l’enfant ?
Ce statut imaginaire de l’autre comme partenaire de jeu est un fondement dont le statut va profondément influencer le développement psychique. Plus il sera du côté du plaisir et de la réalité qui vient le limiter, le situer dans les limites de l’altérité et plus ce processus sera dynamique et harmonieux, l’inverse étant hélas vrai aussi.
Tous les troubles inconscients remarqués par les psychanalystes chez les parents d’enfants en difficultés psychiques ont en fait une forte influence sur le déroulement des jeux interactifs. C’est sans doute par ce biais bien concret, et non par une mystérieuse communication d’inconscient à inconscient que se véhiculent les troubles psychiques. Les dépressions, secrets de famille, incestes, délires chez les parents perturbent tous, sur un mode ou un autre, les fonctions éminentes des jeux, des rires, des échanges sur le développement de l’appareil psychique de l’enfant.
C’est ainsi que la première fonction du jeu est, par le biais d’une altérité bienveillante et suffisamment heureuse, chez la plupart des animaux développés, dont l’humain, de favoriser le développement du corps et de l’appareil psychique. Elle nécessite, pour fonctionner, cet imaginaire de l’autre suffisamment positif, porteur de plaisir et différencié. Sortir du tout instinctuel pour passer par le biais de l’autre nécessite que le plaisir s’y retrouve…
 
 
Le langage
 
Le troisième axe de l’imaginaire, chez l’humain et quelques autres espèces peut-être, est le lien du jeu au langage.
L’hypothèse de Chomsky selon laquelle le langage serait une faculté innée est largement battue en brèche depuis maintenant longtemps. Ce qui est inné est certes la capacité cérébrale de le développer, mais le besoin de partenaires pour cela est maintenant parfaitement évident. L’étude précédemment citée sur la dysphasie n’a été ni infirmée ni confirmée à ce jour, mais tous ces enfants très jeunes qui ont le portable comme partenaire et s’approchent de l’autisme la valident hélas indirectement7.
 
Ceci étant rappelé, le lien au langage de la dynamique du jeu est un saut considérable pour l’appareil psychique : il vient sceller le déplacement du sentiment d’identité de l’instinctuel au social. L’être n’est plus dans une conscience de lui-même seulement centrée sur son corps, mais devient aussi tributaire de son image dans ce langage qui le dénomme ! Nom et prénom, surnom sont tout à la fois des mots et des images. Ce sont des objets à double face, l’une qui est tournée vers le langage lui-même, l’autre vers l’imaginaire du sujet. Lorsqu’ils perdent ce double tropisme, la pathologie psychique n’est pas loin, vers le pole paranoïaque pour l’excès de lien au langage, ou le schizophrénique si l’imaginaire est au contraire trop delié…
Les pédiatres connaissent bien ce phénomène particulier que sont les pleurs du 3° mois. Ce moment du développement est aussi celui où l’enfant commence à réagir à l’appel de son nom, quel qu’il soit, prénom, surnom ou autre, pour le reconnaître clairement quelques semaines plus tard. Tout se passe comme si l’entrée dans le langage de l’enfant ne se faisait pas sans une grande difficulté. Ne serait-ce pas une forte résistance à quitter le domaine instinctuel, ce que les récits originels appellent le paradis perdu dans de nombreuses religions partout dans le monde ? L’entrée dans le langage est aussi un arrachement… Le mythe d’Eve qui, ne résistant pas à la pulsion opposée à la loi, au langage donc, précipite l’humanité dans la difficulté humaine de trancher entre vertu et pêché, entre instinct et social, parle sans doute aussi de cela, entre autres nombreuses interprétations.
Ce saut d’un imaginaire adossé à l’instinct à un imaginaire étroitement dépendant de son lien à la langue crée ce statut particulier de l’humain qui est de cheminer entre ces deux axes souvent contradictoires : être soi dans son corps biologique, être soi dans la langue. C’est au croisement de ces deux nécessités que se situe le désir, donc éternellement créatif, puisqu'éternellement partiellement insatisfait… 
Si on va voir du côté des religions, l’écartèlement entre les désirs qu’on peut appeler primaires et ceux liés à l’altérité et ses lois est constant. Il est même possible que ce qu’on appelle la religion ait pour première et principale fonction de mettre un espace imaginairement habitable entre l’instinctuel et le culturel, souvent assimilé à la lutte du mal (la satisfaction pulsionnelle) contre le bien (l’inscription dans l’ordre social). Le mythe d’Achille en est, parmi d’innombrables autres un bon exemple. Ce dernier choisit la mort et une inscription dans la mémoire des hommes plutôt que la satisfaction de ses plaisirs personnels. Mais nous reviendrons sur ces questions dans le chapitre suivant...
 
Il convient cependant que cet écart entre soi et l’autre ne soit ni trop grand ni insuffisant. Dans le premier cas, l’être ne va pas s’y retrouver dans ses nécessités biologiques, dans la seconde occurrence, c’est le social qui va souffrir de la primauté de l’instinctuel, et donc le sujet lui-même en retour. Sous d’infinies déclinaisons, la clinique de la psychanalyse repose toujours sur cette hétérologie.
 



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