La perte de l’image dans la langue.
 
On comprend aussi aisément que cet espace langue-sujet ne peut être inoccupé ! Il faut bien que le sujet « s’y voit » dans la langue, si je puis dire, il faut bien qu’il s’y retrouve. C’est-à-dire précisément qu’il convient qu’il s’y imagine justement, puisqu’il ne peut y être instinctivement. Cet imaginaire-là est différent des deux précédents, c’est un imaginaire qui est expressément déterminé par le fait que l’homme est un être de langage. C’est la grande découverte de Winnicot que d’avoir remarqué l’importance des objets transitionnels, dont il faut ici noter qu’ils sont arbitraires (pourquoi telle peluche, chiffon et non tel autre ?), et qui ont certainement essentiellement cette fonction de véhiculer l’image singulière du sujet dans l’extériorité corporelle fondamentale de la langue, ici plus précisément dans le récit dont l’enfant accompagne cet objet particulier.
 
L’investissement dans le langage met donc à distance l’imaginaire qu’on peut appeler instinctuel. 
Aussi la prise dans la langue s’accompagne d’une perte, et c’est probablement cette perte même qui est représentée dans tout dessin. L’art serait cette nécessité impérieuse de donner une représentation imaginaire au monde symbolique afin de le rendre tout simplement habitable par l’être humain. Nous écrivions en introduction qu’il avait été inventé par les enfants afin de supporter le poids souvent excessif de la prise de l’être dans l’univers de la langue. La métaphore de l’œuf et de la poule est là cependant pertinente pour autant que les adultes ont été des enfants, et favorisent ainsi la production artistique de leur progéniture ! La chronologie de développement du dessin chez l’enfant est de ce point de vue très parlante si on la met en correspondance avec le développement du langage lui-même : les progrès du dessin suivent les progrès du langage, et non l’inverse, semble-t-il !
 
 
Développement parallèle du langage et du dessin.
 
Les nouveautés linguistiques, pour s’inscrire vraiment dans l’appareil psychique, auraient besoin de ce pendant imagier, qui se créerait au fur et à mesure de l’entrée dans la langue.
C’est ainsi que les premiers mots apparaissent entre 12 et 18 mois, précédant de peu les premières lignes et points, apparemment aléatoires. Apparemment seulement, car il est possible qu’ils témoignent déjà de cet élément très troublant et fondateur du langage humain, qui est l’arbitraire du signe, lequel permet en fait le passage au langage proprement humain. Ce dernier est la trace de la présence du sujet dans la langue, et non plus le signe d’un quelconque besoin instinctuel8. En effet, si par exemple un bébé articule « pin » pour sapin, autour de Noel, c’est bien qu’il accepte cette convention sociale qu’est le mot sapin pour situer son désir. Là est l’arbitraire, puisque ce mot n’a pas de rapport direct avec l’objet désigné, et change en fonction des différents langages humains. Le signifiant est arbitraire pour le sujet, mais absolument pas pour les conventions sociales !
Serait-il possible que ces traces sur la feuille représentent déjà la trace de lui-même dans le jeu de la langue qui commence à faire sens pour lui ?
Être un parmi d’autres ne serait pas possible pour l’être humain sans une trace de lui dans la langue, ici par métaphore un trait ou un point sur la page, qui est peut-être déjà la première image du corps dans les déroulements signifiants. Ce qui irait dans le sens de cette interprétation serait le fait que le seul animal qui dessine ainsi de façon singulière est l’être de langage qu’est l’homme. Les œuvres des parades amoureuses des animaux, dessins sur le sable des poissons globes ou les nids décorés du jardinier satiné restent strictement liées à l’instinct de reproduction, sans le moindre arbitraire à fonction sociale.
Le petit d’homme, quand il commence à se situer peu à peu dans le déroulement des phonèmes qu’il entend, ne tarde pas à poser des signes de son activité imaginaire sur la feuille de papier. La trace qu’il commence à repérer de lui dans la langue se complète vite d’une trace de son imaginaire dans l’échange avec la feuille de papier, et donc aussi avec l’autre qui la voit…
 
On retrouve cette hypothèse dans la suite du développement langagier : en effet, si les premières phrases apparaissent en moyenne vers 18 à 24 mois, des formes apparaissent dans les dessins peu à peu quelques mois plus tard. L’enfant passe ainsi de la trace à la forme, laquelle, de ce fait même, commence à faire sens humain, puisqu’elle montre à l’autre une place parmi les autres. Les paroles de l’enfant qui accompagnent le bonhomme têtard sont explicites sur ce plan, puisque ce dernier dénomme alors toujours quelqu’un, mais pas nécessairement lui. C’est un avec les autres, le sens commence avec la socialisation. Celle-ci se verbalise dans les phrases, puis se dessine…
 
Derrière les mots, les images seraient ainsi toujours nécessaires pour que le langage fasse sens pour le corps d’un sujet. C’est à ce même âge que le je apparaît dans son vocabulaire, s’accompagnant très rapidement après de la première forme dessinée. Qu’il s’agisse probablement toujours de lui n’empêche pas que, de cette forme de départ, il dénomme peu à peu le monde ! C’est en effet lui dans le monde des signes, donc relié aux autres signes, un signe parmi d’autres, mais lui-même aussi parmi les autres… Tout le monde dit « je », et pourtant c’est à chaque fois parfaitement singulier. L’arbitraire de cette dénomination phonologique en permet de ce fait la fonction sociale, ce que n’autoriserait pas un cri singulier et unique propre à chaque individu.
 
Il s’agit d’un chemin qu’on peut peut-être comparer à l’apparition du totémisme dans les sociétés humaines : si chaque totem est différent, c’est pourtant la même fonction à chaque fois. En effet dès lors que les tribus deviennent plus nombreuses, les rencontres le sont aussi. De 1 million d’individus il y a 50 000 ans, la population passe à 6 à 30 000 ans.9 Il est probable que les rencontres et les échanges, commerciaux ou guerriers s’accélère également. Le totémisme n’est-il pas alors cette nécessité à la fois de s’identifier comme groupe, à un mot devenant signifiant du fait de son choix arbitraire3 , de se différencier en même temps des autres groupes ? Le totémisme ne serait-il pas pour le groupe ce qu’est le bonhomme têtard pour le sujet qui lui aussi multiplie les rencontres à cet âge, et qui donc a également besoin à la fois d’exister avec les autres et d’être soi dans le même temps, à la fois dans le langage et les images ? Mais nous reviendrons plus tard sur cette phylogenèse des images et du langage, dans le chapitre suivant.
 
Il est ainsi remarquable de noter que l’enfant de 2 ans va par exemple dire, à partir de cette forme qu’il dessine : c’est un camion, puis dans l’instant suivant expliquer que c’est un chien ! C’est alors qu’il montre comment il associe une image à une forme d’une façon très fluide au départ de ce lien arbitraire que Saussure avait aperçu entre imaginaire et symbolique. Les deux instances sont à la fois liées et dans un certain degré d’autonomie104, ce qui permet la fonction purement sociale de la seconde.
 

 



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