Grâce à cela, représentations et imaginaires peuvent partiellement glisser les uns sur les autres, ou au contraire rester parfaitement collées comme dans la paranoïa, ou glisser sans limite, comme dans la schizophrénie.
Cette caractéristique de l’univers symbolique restera plus ou moins constante tout au long de la vie, et cette souplesse intéresse évidemment énormément les psychothérapeutes. L’image du corps restant liée à l’expérience vécue, elle bouge en fait tout le temps, un peu comme ce jeu de l’enfant qui fait se succéder des images différentes sur une même forme. Qu’un bambin reformule ainsi la complexe recherche de De Saussure sur l’arbitraire du signe montre bien combien cette entrée dans l’univers des signifiants s’accompagne d’un jeu extrêmement inventif de l’imaginaire derrière cette rigidité du symbolique. S’il faut entrer dans les symboles avec les autres, l’arbitraire est nécessaire pour peu à peu neutraliser le centrage sur l’instinctuel spontané de chacun, au profit de la structure sociale elle-même. L’arbitraire érige la réalité linguistique comme une chose en soi, exclusivement sociale, derrière laquelle l’accès direct au monde devient secondaire, au sens propre. Il fonctionne comme la case vide du jeu de pousse pousse, autorisant permutations, créations, conventions, qui fait circuler un signe parmi d’autres dans la souple et rigide loi du langage. Dites à un enfant de 3 ans que le chat fait ouah ouah et le chien miaou, vous allez le faire éclater de rire ! Le mot et l’imaginaire entrent, grâce à l’arbitraire, dans une valse sans fin, mais non sans règles et sans limites. Notons que cet aspect de la langue, qui est au cœur de l’indispensable poésie, est probablement absent du « langage » des dauphins.11
Au cœur de ce glissement sans fin se situe sans doute la nécessité artistique à la fois de l’enfant, et bien sûr ensuite de l’adulte.
À partir de trois ans, on l’a vu, l’ordre des mots dans les phrases se complexifie, et les pronoms apparaissent. « Je » prends un sens parmi les autres, se singularise dans la parole, et quelques mois plus tard le bonhomme têtard commence aussi ses aventures sur la feuille blanche. Là encore, la nécessité survient que l’imaginaire suive de près les avancées du symbolique.
Dans le totémisme, un mot et une représentation fonctionnent ensemble, liant pour chacun imaginaire et symbolique de sorte qu’un sentiment d’appartenance fonde l’efficacité du groupe, pour lui-même et parmi les autres groupes. N’en est-il pas de même pour l’enfant de 4 ou 5 ans, qui commence à manier dans le langage les dénominations humaines et leurs liens, et qui montre en suivant immédiatement des représentations imagées à fonction à la fois individuelle et sociale. C’est le début des histoires dessinées.
N’est-ce pas très proche de ce que font depuis toujours les adultes, qui se regroupent sous le même drapeau, pourtant très peu différent des autres drapeaux, ou avec le même teeshirt de telle équipe de foot, pourtant très peu différent des autres teeshirts, avec là encore ce lien étroit entre le mot et l’image ? Ce processus identitaire va servir à la fois au sentiment d’être soi-même, individuellement et en groupe, et dans le temps immédiatement suivant à s’articuler, dans le jeu, le commerce ou la guerre, à d’autres identités.
Vers 7 ou 8 ans suit dans les dessins ce moment où l’enfant commence à se raconter, à lui-même et aux autres, dans des histoires beaucoup plus structurées.
Les psychologues du dessin d’enfant s’accordent sur le fait qu’ils racontent dans leurs dessins à ce stade toujours une histoire. Le lien entre la représentation imaginaire et le langage est là encore patent. Mais n’en est-il pas ainsi des représentations totémiques des peuples, qui s’adossent constamment aux mythes ! Qui copie l’autre ? N’est pas l’enfance qui, déjà a tout inventé sur ce plan ?
Aussi peut-on penser que les dessins d’enfant s’arrêtent la plupart du temps lorsque le relais est pris par le développement de la réalité adulte, de la sublimation, lors de l’entrée dans la pré puberté, qui est déjà la sexualité : il ne s’agit plus de jeu, dès lors, mais de réalité. Fini de jouer seulement, il faut penser à y aller ! Ce qui n’empêche pas quelques-uns, mais plus rares, de continuer à dessiner. Ainsi passe-t-on parfois d’enfant à artiste sans heurts…
Le lien entre corps, représentation imaginaire et symbolique se fixe cependant le plus souvent, pas complètement bien sûr, mais le processus de développement de ce que Françoise Dolto appelait l’image du corps est arrivé à un terme. L’enfant peut inventer son histoire de bout en bout, et non plus une histoire, il commence à avoir son destin en main ! Le lien, toujours incomplet, qui s’est fait entre son imaginaire et son langage est cependant suffisamment consistant pour commencer à produire à partir de son désir. L’outil psychique qu’est l’image du corps est constitué.
Remarquons que le marqueur d’une place sociale, au sortir de l’enfance, est le mélange d’un style, d’une apparence, et d’un statut social, précisément tout ce qui était beaucoup plus mobile et surtout plus imaginaire auparavant pour l’enfant. Le besoin de dessiner, d’imaginer tout cela est dépassé par la nécessité de l’endosser !
Il est clair que ces développements ne sont pas strictement délimités comme la croissance organique ! Ils restent toujours plus ou moins mobiles, en mouvement, selon les expériences du sujet. Nous changeons d’identité bien souvent dans la vie, par force ou choix, et ces processus ont à reprendre, parfois, voire souvent, à l’aide du symptôme…
Ce qu’on appelle le transfert en psychanalyse est bien ce cadre, ce contenant qui garantira la reprise de ce processus. Si la personnalité se remanie alors, elle est aussi en déconstruction et dans une immense fragilité, comme le futur papillon dans sa chrysalide…
La reprise désirante qui en résulte, faisant de ce fait moins ou plus appel au symptôme, s’accompagne d’une créativité qui réussit cette fois à s’inscrire dans le social, sous une forme ou une autre, alors qu’elle avait partiellement échoué à se nouer à la sphère familiale pour l’enfant.
Au fond, le dessin d’enfant est le témoin de ce long chemin de nouure entre corps, imaginaire et langage qu’est l’enfance de l’humain, qui est aussi la plus longue du règne animal. C’est que c’est aussi l’être qui a le plus extériorisé dans sa culture, par ses dessins, sculptures et écrits l’extraordinaire somme de connaissance cumulative qu’est l’habitat humain. La sophistication de son langage en est probablement le vecteur principal. Il faut du temps pour nouer cela à l’imaginaire, à l’être d’un sujet… L’art est la trace de cette nécessité, indispensable au développement de l’enfant.
C’est précisément au moment où l’adolescent ou le pré pubère devient capable de dire, en suffisante connaissance de cause, « je veux cela et le peut » qu’il n’a plus ce besoin impérieux de faire appel au dessin ou à l’imagination pour construire peu à peu la possibilité de dire cette phrase, sauf lorsque son désir l’appelle vers un avenir d’artiste, ce qui, heureusement, n’est pas toujours un symptôme !
Application aux psychanalyse et psychothérapies.
Ainsi, pour reprendre et résumer tout cela, l’ombre de l’image du corps est constamment présente dans la parole, ce qui a une implication extrêmement forte dans toute psychothérapie ou psychanalyse : aucune interprétation verbale, qu’elle vienne de l’analyste ou du patient, n’aura d’implication décisive dans les changements psychiques si elle ne s’accompagne pas du surgissement de souvenirs, donc d’images enfouies dans la mémoire, témoignant de la vraie levée du refoulement, lequel porte toujours sur les deux plans du monde symbolique, de l’inscription signifiante mais aussi de l’image qui y est subjacente. Aucune structure symptomatique ne bougera chez nos patients si l’imaginaire qui y est intimement attaché ne se mobilise pas lui-même. C’est à ce prix qu’une créativité, artistique ou non, pourra apparaître ou réapparaître dans la vie du patient.
Il n’est pas rare, d’ailleurs, que des productions proprement artistiques apparaissent autour de la fin d’une cure analytique, ce qui, j’espère, se comprend mieux avec le présent travail.
Mais n’oublions pas cet arbitraire du signe qu’inaugure l’enfant de 24 mois cité plus haut, qui voit tout son imaginaire dans une première forme dessinée. Cette mobilité entre symbolique et imaginaire se manifeste clairement lorsque l’image de soi bouge dans le cours d’une psychanalyse, grâce aux expériences nouvelles permises par les dévoilements inconscients et les avancées transférentielles. Derrière le nom et le prénom d’un patient, l’imaginaire du corps a bougé, moins lié aux refoulements de son histoire, mais par contre remodelé par l’expérience concrète de son désir renouvelé par la psychothérapie, la psychanalyse. L’arbitraire du signe autorise ce mouvement incessant de l’imaginaire en arrière-plan, voilà un point d’observation et d’attention crucial pour tout psychanalyste ou psychothérapeute. Notons que Freud et Lacan restèrent tous deux, dans leur invention et réinvention de la psychanalyse, trop centrés sur la structure propre du symbolique, ce qui explique leur difficulté avec le trait psychotique, comme je l’ai montré dans un texte précédent.
Le retour vers l’enfance qu’est le plus souvent une psychanalyse se comprend alors comme un processus de remaniement de l’image du corps, impliquant une déconstruction puis une reconstruction. Avoir quelqu’idée de la manière dont cela s’est mis en place dans l’histoire de chacun, y compris la sienne, n’est pas de trop pour tenter d’être à la hauteur de ce transfert que demande le patient…