Comment mieux dire que l’opérateur principal, dans cette pratique, est littéralement l’espace d’interlocution, pour reprendre le terme de Francis Jacques, lui-même ?  Il s’agit là littéralement d’un no man’s land, à l’image de cette étroite bande de terre qui sépare parfois deux états, et leur permet de communiquer sans que le pouvoir de l’un sur l’autre n’empêche toute élaboration. La priorité donnée au maintien de l’espace interlocutif, priorité sur le pouvoir de guérir ou celui du trait psychopathologique, est la marque de fabrique essentielle de cette équipe finlandaise.

Cette interaction est exemplaire des effets dialogiques de la tolérance à l’incertitude.
Parvenue à ce point, l’équipe se mit à réfléchir mutuellement. Les réflexions dans Open Dialogue tendent à se produire lorsque les personnes parlent des éléments les plus terrifiants de leur expérience, et sont alors en danger de se désorganiser. Dans les réflexions, l’équipe utilise une position de connotation logique. Le terme de connotation logique est plus apte que celui de connotation positive, ce dernier plaçant les symptômes au service de prémices bénéfiques ou d’un mythe (Boscolo et al., 1987). La  connotation logique décrit en quoi l’expérience ou le comportement problématique prend un sens dans un contexte particulier. De plus, la conversation reflexive entre les membres de l’équipe s’inscrit dans les principes dialogiques. L’objet ici n’est pas d’aboutir à une intervention, mais de créer un langage pour l’expérience du couple, qui reconstitue la parole et l’organisation. C’est la tâche de l’équipe de rechercher activement de nouvelles compréhensions du problème. Les thèmes développés par l’équipe partent de et construisent sur les mots utilisés par Pekka et Maija.

Psych : Pouvons nous faire une pause, pour que nous puissions parler entre nous ? A quoi pense chacun de nous ? Quelles pensées vous viennent sur cette situation ?
D : Bon, j’ai au moins pensé pendant que Pekka parlait, qu’il est le genre d’homme à prendre davantage soin des problèmes des autres que des siens.
Pekka : C’est un peu….
Psych : Davantage que des siens ?
D : Oui, plus des problèmes de ses voisins que des siens.
Psych : Dans le fait que quand Pekka a demandé sa prime de fin d’année à Ray, il s’est mis à s’inquiéter de ce que ressentirait Ray sur cette question…?
D : Oui.
Psych :  Il est plus inquiet de ce que pense Ray, que du fait que cet argent lui appartient.
D : Oui, et j’ai aussi commence à penser à quel point la situation était difficile… Je me demande si Pekka est le genre d’homme qui a du mal à se battre pour ses droits et réclamer ce qui lui est dû […].  Je pense aussi que si Pekka décrit les choses de manière aussi détaillée qu’il l’a fait ici, est-ce le signe d’un besoin ou d’une crainte ? Ou veut-il que nous comprenions un problème plus en détail ? Il a si profondément expliqué ce qui est difficile à comprendre, ce qui était difficile à voir.
Psych : Et bien, on pourrait penser que si l’on ne comprend pas ce qui s’est passé, c’est une bonne raison d’expliquer très précisément ce qui se produisait. "Que signifiait cela ?" et "Qu’est-ce qui m’a fait penser cela … ?” D’une certaine façon, l’ensemble a disparu et pour cette raison, on doit rechercher les détails pour comprendre ce que tout cela signifie.
D : Et les choses apparentes, les raisons données, peuvent aussi être un signe que l’ensemble a disparu, que l’on ne sait pas exactement ce que les choses signifient.
Psych : (se référant à une partie antérieure de la réunion où Pekka expliquait que la télé lui relayait des messages privés) Oui il n’est plus possible de distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas. C’est horrible de regarder des programmes TV, en ayant en tête que ce sont des choses qui n’ont de sens que pour moi, alors que les programmes sont faits quelque part en Amérique.  
D : ... et il y a des années.

Dans cette séquence dialogique, les membres de l’équipe réfléchirent au sujet des incidents que Pekka et Maija avaient décrits. A la fin de la réunion, l’interviewer revint sur certains des incidents préalables pour déterminer si Pekka avait encore des idées psychotiques sur le blackout électrique et sur la réaction de son ex-employeur. Le psychologue demanda à Pekka s’il pensait que ces évènements étaient des coïncidences, et il répondit que maintenant il pensait que c’en était. L’équipe convint que si Pekka pensait maintenant qu’il n’y avait pas de pouvoir magique affectant sa relation avec son dernier employeur, alors il n’y avait plus de psychose. Dans cette évolution, il semblait montrer un nouveau sens d’organisation personnelle, en contraste au fait d’être contrôlé par une destinée.
Dans cet exemple d’Open Dialogue, une parole évolua pour décrire le terrible paradoxe que Pekka vécut en relation avec sa famille et son employeur. Il est possible de considérer cette situation psychotique depuis la perspective de la théorie de la double contrainte, et de relever à quel point le fait d’être capable de nommer et de commenter cette expérience libère de cet emprisonnement. En fait, le concept de double contrainte a été abandonné, parce qu’il tend à suggérer “une réalité extérieure” à changer, plutôt qu’une “conversation dialogique” qui peut construire un itinéraire vers la sortie du monde psychotique. De ce point de vue, la réunion thérapeutique peut être définie comme l’endroit où les mots nécessaires pour parler de choses difficiles peuvent être trouvés dans le cadre du mouvement de va-et-vient (“back-and-forth movement”) de la trame conversationnelle.

Le point central, on l'aura compris, dans cet exemple, est ce que cette équipe appelle la tolérance à l'incertitude. On ne peut pas mieux dire la chasse à la vérité qui fait le cœur du travail thérapeutique singulièrement dans ces traits cliniques, et grâce à laquelle chaque parole, d'où qu'elle vienne, a exactement la même valeur de pertinence, levier thérapeutique puissant qui ne peut être actionné que par un vrai dialogue, qui ne soit pas du semblant, et devient constructeur d'une guérison. Celle-ci, dès lors, n'est plus l'œuvre du thérapeute, ou du patient, mais, plus rigoureusement, des tensions du dialogue lui-même. On retrouve là, pour ceux qui s'en souviennent, le modèle théorique d'un logicien singulier, qui, lui, n'eut pas de problèmes psychiques exagérés, à savoir Stéphane Lupasco, et ses idées étranges mais oh combien illustrées par la pratique de l'Open Dialogue : poser les contradictions amène à une créativité, une énergie psychique, selon ses termes, qui est le cœur du désir lorsqu'il est constructif. La logique contradictoire de Lupasco, sorte d'ovni au cœur du corpus de la logique mathématique, reste sans doute la plus adaptée à notre domaine.

Il est aussi remarquable, dans cet exemple, de constater le départ de la crise paranoïaque : elle part d'un effet de vérité, cette panne électrique qui est transformée en signe de vérité absolue, dans un contexte de non dialogue quasi total avec son employeur. L'espace dialectique entre les représentations, ou les signes ici, et le réel a disparu dans cette certitude.

L'immense peur qui surgit lorsqu'advient que la subjectivité n'a plus aucune place dans l'univers langagier qui nous est proposé, lorsqu'on n'a plus du tout son mot à dire, quelque soit l'âge auquel cela survient, quand c'est massif, provoque une telle explosion identitaire que l'urgence de rester soi ne peut plus fonctionner que dans l'imaginaire, dans le délire. Tout se rapporte à soi car tout doit amener à la reconstruction urgente de ce qui a disparu, c'est à dire soi…
Lorsque l’espace interlocutif a disparu, écrasé par un effet de vérité, alors le trait psychotique apparaît, suscitant une crise dont le meilleur effet est parfois la réapparition de cette espace. Plus besoin alors de la réaction psychotique pour que l’être s’y retrouve à nouveau avec les autres, comme dans l’exemple d’Open dialogue.
C'est cette restauration de l'être de dialogue qui est alors recherchée, qui n'advient vraiment que lorsque cette poussée restauratrice, mais absolue et dès lors psychotique en elle-même du symptôme, qui fait lui-même vérité opacifiante, se transforme en reconstruction d'une vraie capacité de dialogue avec l'autre, les autres, grâce à un changement de contexte qui le permet.
On comprend que tout être humain peut être confronté à cela, le degré de résistance dépendant alors des deux facteurs : d'une part de la force de l'agression psychique de vérité et de l'autre de la construction préalable de la personne.

La clinique de la psychose est en fait la clinique de la disparition de l'espace interlocutif, dont les effets sont bien différents en raison de l'ancienneté ou non de cette disparition. Dans ma pratique, cette élision est quasiment constamment retrouvée, le travail consistant à la rétablir, que ce soit dans le huis clos du cabinet de l'analyste ou du thérapeute, ou en groupe, comme dans l'exemple d'Open-dialogue. Il est clair que c'est d'autant plus difficile et long que cet espace a disparu depuis longtemps. Une remarque cependant : la production de psychose est en fait une chance pour le patient, car cela ouvre une crise très souvent productive à partir d'une structure, celle du symptôme psychotique, qui permet un habitat temporaire au sujet en difficulté : son délire et ses hallucinations. Lorsque le recours psychotique n'est pas possible pour le sujet qui ne dispose plus de cet espace interlocutif, le suicide est parfois une issue à la souffrance aigüe de la perte de sa subjectivité.


Lorsque cela survient tôt dans la vie, comme pour ce pauvre président Schreber, que son père torturait avec une "pédagogie noire", méthode éducative violente et brutale, dont le dessin ci-contre montre une invention pédagogique, (dont le but est de se tenir droit à table !) il est clair que la structure imaginaire, souvent délirante, mise en place pour pallier à cette destruction subjective est solide et très ancrée à l'identité. Mais, si le travail est alors plus long et plus difficile, il reste fondamentalement le même que pour les cas plus récents, donc plus aigüs et souvent plus rapides à résoudre, comme dans l'exemple d'open dialogue. Mais, fondamentalement, le trajet reste le même pour l'analyste, le thérapeute, l'équipe : accompagner la fonction restauratrice du délire, pour amender sa dimension fusionnelle aux mots mêmes qui ont écrasé la subjectivité, et autoriser peu à peu le retour du plaisir du dialogue.

Voilà le terme de plaisir qui revient là, tout en fin de ce chapitre, dans la mesure même où cette structure rigide de la défense paranoïaque, par sa fixité même, n'autorise que peu ou pas de résonances avec l'extérieur, donc très peu de plaisirs, et d'humour, selon la définition qui en est ici donnée.
On comprend alors combien, surtout dans ces cas, mais c'est valable partout en clinique, une qualité de relation du ou des thérapeutes importante, respectueuse de la capacité progressive des patients à y entrer peu à peu, est centrale. Elle vient participer au désir qui peut apparaître au patient, d'explorer les nouveautés et plaisirs du dialogue ouvert, c'est à dire dans lequel personne n'a le dernier mot, en place de maintenir son délire.
 



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