On comprend, à l’issue de ce travail, que la recherche de vérité absolue est en fait une recherche aiguë d’identité lorsque celle-ci ne peut plus s’élaborer au gré des hétérologues dialogues et désirs des rencontres humaines.
La complexité infini de la vie, les méandres constant de nos désirs, les efforts sans cesse nécessaires pour construire notre identité changeante ne sont supportables et possibles que lorsque un minimum de chemin s’y trace pour nous. La réaction interprétative paranoïaque, réorientant imaginairement les sens trop épars que le réel nous offre, vient précisément à cette place, pour y suppléer. Le plaisir d’être soi, de réguler tous les flux qui nous traversent, est alors inventé dans l'absolu imaginaire à défaut d’exister réellement dans la complexité réelle des rencontres humaines. Ici comme ailleurs, le délire invente un dialogue dans l’imaginaire là où il fait défaut dans le réel.
La différence essentielle avec le trait schizophrénique s’entend bien, pour conclure : c’est que l’image du corps est inscrite dans la langue, un sentiment d’identité existe suffisamment dans le trait paranoïaque pour que le délire n’aient pas en charge le rassemblement du corps dans la langue, mais plutôt le retour du sens du dialogue dans la relation identitaire d’altérité malade de vérités.
Pour mieux entrer dans le détail clinique de ces rencontres thérapeutiques ou analytiques, mieux saisir aussi en quoi l'absence de plaisir qui est central dans ces difficultés va faire nécessairement pression pour qu'une issue se retrouve en résonance avec sa propre complexité, celle du monde et des autres, nous conclurons ce travail par l'étude plus détaillée de ce que Francis Jacques a amené à la théorie du dialogue humain, ce qu'il appelle la Dialogique et l'espace intersubjectif.
La dialogique de Francis Jacques.
L'originalité de Francis Jacques est de refonder le fait de langage sur la question du dialogue, de l'échange avec l'autre, sortant dès lors la question linguistique d'une sémiotique objective, quelque élaborée fût-elle, à la mode saussurienne ou chomskienne. La pensée, même un peu confuse, de Bakhtin, décrite plus haut, introduisant une polyphonie fondamentale dans la narration romanesque de Dostoiewski, inspira à Jacques des développements autrement précis et convaincants. Les extraits suivants ne sont pas dans l'ordre chronologique du livre, mais dans l'ordre approprié à notre propos plus clinique.
L' allocution, c'est l'énonciation en tant qu'elle est de quelque manière dictée au locuteur par son allocutaire, c'est-à-dire autant par les présomptions de celui qui entend l'énonciation que par les présomptions de celui qui l'émet ll faut aller jusqu’à dire - parodiant Aristote - que l' allocution est l'acte commun du locuteur et de l'auditeur. A cet acte commun l’affrontement des opinions la confrontation des connaissances est nécessaire; tout dialogue véritable s'alimente à cette conviction que si d' aventure nous tombons d’accord, c'est sans doute que nous nous sommes d' abord affrontés voire contredits.
Ainsi, chacun dans le dialogue met à l'épreuve les certitudes de l'autre sur divers points d'affrontement ou de contradiction. C'est cette réciprocité qui signe ce que Jacques appelle le dialogue véritable. C'est en fait une réciprocité de mise en question de ce qui fait vérité pour chacun.
Il est clair que ceci trouve des limites liées à la complexité de l'appareil psychique humain, qui ne peut être complètement transparent, ne serait-ce que du fait de la présence de l'inconscient. Aussi le dialogue "véritable" est-il plutôt du côté de l'idéal que de la réalité humaine. Toujours est-il que plus il tendra à l'être, et plus la construction réciproque de soi-même et de l'autre en sera facilitée.
A noter que chaque locuteur est aussi actif quand il écoute que quand il parle. Il précède sa parole dans l'auditeur, tout comme il parle d'après ce que l'autre peut lui répondre. L'énonciation vivante n'est rien sans cette anticipation et cette reprise. Une telle conception du dialogisrne inhérent au langage ou à la compréhension impliquerait sur le plan philosophique une théorie de l'accord et de l'entente. A partir de maintenant convenons de réserver le terme d' "accord" à la détermination commune d'une référence, et le terme d' "entente" à l'accès des deux partenaires à un sens qui leur est provisoirement ou dé?nitivement commun…
Là encore, quelque chose de vrai est posé dans le déroulement d'un dialogue, avec cependant la même réserve que précédemment. Il n'est pas si certain que l'accord, l'entente et la référence commune en soi une conclusion possible si clairement. L'important est que F. Jacques pose l'aspect polyphonique du dialogue, pour chacun des interlocuteurs, lequel va produire des effets qui ne seront pas simplement des références communes, mais aussi (et plutôt?) des remaniements référentiels de part et d'autre du dialogue.
Àu cours du procès de communication, une énonciation se trouve distribuée sur deux instances énonciatives. Si elle est émise par un locuteur, c'est pour autant que le je, en se multipliant, parvient à les occuper simultanément. Le dialogisme de l'énonciation désigne cette double appartenance du discours à un je scindé parce que constitué par son autre, divisé contre lui-même par son écoute de l'autre. Le discours de l'autre, au moment où nous le comprenons, a le pouvoir de nous ouvrir à un autre sens. (…) Le discours d'autrui peut se faire valoir devant moi, en tant que je suis moi aussi, dans ma parole, capable de me laisser conduire par le mouvement du dialogue vers une nouvelle signification.
On ne peut mieux dire le remaniement référentiel que produit un dialogue dans lequel on se risque à être le plus possible soi-même, en face de quelqu'un qui en fait de même. L'effet propre du dialogue est alors de relativiser les "vérités" de chacun…
Pour peu que le malentendu et la méprise ne soient pas le dernier mot, et que la communication réussisse réellement à l’instaurer, il faut bien que l’aboutissement de l'effort pour s'entendre vienne s'enregistrer en une instance originale du nous. Dans un roman justement fameux, Gœthe a su décrire cette science de l’adaptation mutuelle.
« Les affinités électives » suivent au plus près et jusqu'à son terme la transformation par laquelle s'établit un jour l'espace nouveau, centré sur ce nous qui appartient en propre à chacun et en commun à tous.
Notre propos est de produire une critériologie des phrases où le pronom correspondant apparaît, a?n de déterminer le système sublogique qui définit la relation en cause. A son terme, la relation dialogique est inscrite idéalement dans ce nous quasi fusionnel, volontiers insulaire, en définitive seul invariant dans l’échange des rôles.
Notons cependant que ce "nous" dont il est question n'est fusionnel que dans son énonciation. En effet, étant soumis comme tout symbole à la réduction symbolique abondamment traitée plus haut dans ce chapitre, les mondes que représente ce "nous" sont nécessairement différents d'un sujet à l'autre. Chacun n'y met pas la même chose, étant différent… Il représente plutôt en lui-même l'espace intersubjectif où chacun accepte d'évoluer avec l'autre.
En conséquence, l'ego n'est plus ce sujet per se de la tradition humaniste, il n'est pas non plus cette ?ction logique dont parlait Russell, qu'on introduirait au même titre que les points et les instants mathématiques. L'analyse le pose non parce que l’observation révèle son existence mais parce que la grammaire l’exige.
Seulement les exigences logico-linguistiques invoquées ne sont plus celles que des auteurs comme Russell mettaient en avant : ce sont celles qui correspondent à la relation interlocutive analysée sur un contexte pragmatique adéquat. Ni plus ni moins que le toi, l’ego est à reconquérir sur la relation interlocutive. Il n'est pas une donnée, il n'est pas une ?ction, mais une tâche.
Du même coup, nous n'avons plus à constituer l'autre devant l'ego, car ce serait le connaître encore, selon le registre délocutif.
Exactement comme l'ego, l'autre est compromis dans ce que nous nous disons, puisque les registres allocutif et délocutif de la parole sont solidaires dans la moindre énonciation proférée. (…) S'entretenir, étymologiquement, c'est s'entre-tenir.
Francis Jacques passe là du "Je pense donc je suis" cartésien à un "je parle donc je suis".
On ne peut guère contester cette dimension du moi, dans laquelle il inclut intimement l'autre dans sa genèse et son développement. Il n'est pas certain, par contre, que cette dimension soit la seule dans l'appareil psychique. Ce qu'on appelle la parole intérieure, le discours intérieur existe bien aussi, dans une articulation évidemment hétérologue avec le dialogue réel avec les autres. Ce qui importe là est de montrer, comme le fait cet auteur, que toutes ces dimensions aboutissent à une polyphonie dont cependant le résultat harmonieux, musical, n'est pas automatique…
Bien sûr, l'analyse qui veut déceler l'incidence sur la constitution même du sens d'une pragmatique du dialogue ne doit pas se tromper de terrain. Elle doit s'attacher résolument à la valeur interlocutive, ou tout au moins allocutive, de l'énonciation. En évitant toujours de la traiter comme une simple variété des formes canoniques qui dans le langage théorique énoncent des états de choses. Et quand une phrase est adressée, échangée, elle devient assignable quant à ses instances énonciatives. On s'aperçoit alors que c'est dans la mesure de sa bivocíté essentielle ou de sa plurivocité que la parole renouvelle sans cesse la transgression du même et de l'autre, qu'elle opère vraiment la communication.
Dans ce passage, apparaît que l'important n'est pas tant le contenu de ce qui est dit dans un dialogue que le fait que celui-ci soit un lieu de remaniement. C'est cet aspect dynamique, vivant, mobile, et parfois bousculant qui importe dans le dialogue, plutôt que des conclusions écrites, figées, contractuelles qui peuvent parfois en émaner. Non que ces dernières soient sans importance, mais elles vont avoir vite besoin, la vie étant mouvement et changement, de se remanier à leur tour dans le dialogue. La fonction principale de la communication dialogique est le remaniement…