Lacan
Difficile dans ce domaine de ne pas citer également Jacques Lacan, même si lui-même échappa à des dérives psychologiques cliniques manifeste, sauf sur la toute fin de sa vie semble-t-il, certains témoignant de violences contres des patients récalcitrants à ses théories, tel Wittgenstein, plus jeune lui. On peut cependant ici mettre en rapport son échec avoué de ce qu'il appelait la passe avec sa tentative avortée elle aussi de rendre compte topologiquement de manière exhaustive de l'appareil psychique. Il s'agit d'un effort du même ordre que les précédents d'essayer de réduire à une mathématique absolue un domaine de la pensée. Le fait qu'il situait dans cet effort topologique des plans malgré tout différents, à savoir l'imaginaire, le symbolique et le réel, n'enlève pas le problème que nous soulevons ici, de l'éviction d'un reste qui reste constamment opérant indépendamment de toute cette symbolique. Nous y reviendrons plus en détail dans le chapitre suivant sur le signifiant. Disons simplement ici que repérer un analyste à l'aide de cette théorisation était impossible, pour autant qu'aucun humain ne peut se réduire, justement, à une théorie qui prétendrait y répondre… Lorsqu'il posait que les mathématiques étaient du réel, il évacuait ainsi la question même de la réduction, puisque ce que je propose au contraire est que le symbolique est une réduction de ce réel, et n'a donc pas de sens sans lui.
Dans la même lignée, son affirmation qu'il n'est pas de métalangage, si elle reste intéressante pour signaler la primauté chez l'humain de l'univers signifiant, laisse cependant la structure langagière sans rapport avec le domaine sensible, comme si elle n'en émanait pas et ne restait pas sans cesse en interaction avec elle…
L'idée qui est ici travaillée est, au contraire, qu'il est toujours une base sensible aux mathématiques, fussent-elles lacaniennes. Ce que j’appelle le reste du symbole.
Lupasco
Terminons pour ce courant logique par le travail de Lupasco.
Lupasco fait du principe de Pauli comme le pendant du deuxième principe de la thermodynamique, principe au contraire d’homogénéisation. On peut alors préciser les concepts de matière et d’énergie : les physiciens parlent de “matérialisation” de l’énergie quand les photons se transforment, dans certaines conditions, en paires d’électrons positifs et négatifs, et de “dématérialisation” de l’énergie quand le système formé par un électron et un positron, une particule et son anti-particule, s’annihile (nous dirons plus loin, plus exactement, se potentialise) pour donner la forme photons ou plutôt la forme ondulatoire. Exclusion, différenciation, hétérogénéisation, discontinuité, aspect corpusculaire est ce qui caractérise la forme “matière” ; inclusion, identification, homogénéisation, continuité, aspect ondulatoire est ce qui caractérise la forme “énergie”.
Ces deux “systémogenèses” opposées de la matière-énergie sont présentes dans tout phénomène, à diverses échelles… et l’on va bientôt en découvrir une troisième. Mais l’“expérience logique” permet aussi, par la déduction (sans cesse vérifiée par l’induction) d’arriver au même résultat. Il suffit de réfléchir, dit Lupasco, sur la notion d’énergie, ou sur celle de système, pour concevoir qu’elles supposent l’antagonisme du continu et du discontinu, d’une tendance à l’identique et d’une tendance au différent, d’un mouvement centripète et d’un mouvement centrifuge, d’une attraction et d’une répulsion, d’une “extensité” et d’une “intensité” (l’extension et la compréhension du concept), d’une unité et d’une diversité, d’une entropie et d’une néguentropie, d’une homogénéisation et d’une hétérogénéisation… Ou si l’on veut le concevoir comme l’antagonisme de grandes forces mythiques, la “Mort” et la “Vie”. La négation est le rapport qui lie (oppose) ces pôles antithétiques.
Tout élément comporte son anti-élément ou plutôt tout événement (notion dynamique à substituer à celle d’élément) son anti-événement, son anti-événement logique, dit Lupasco (dans un Principe d’Antagonisme que nous énonçons pour le moment de façon incomplète). On voit que cette “négation” ne suppose pas, si l’on peut dire, l’opération d’un entendement. Il ne s’agit pas seulement de forces contraires, opposées, complémentaires, comme l’action et la réaction, dont la logique classique d’identité conçoit très bien la coexistence. Lupasco insiste : un même “événement” comporte les propriétés dynamiques antagonistes « contradictoires donc, et non pas contraires [9], puisqu’elles sont inhérentes à la même donnée » [10].
Il faudra se souvenir que cette contradiction initiale restera toujours présente, une certaine quantité de contradiction restera toujours irréductible en tout processus unidimensionnel, c’est-à-dire orienté par l’un ou l’autre des pôles de la contradiction. Lupasco voit cet antagonisme comme une guerre, un conflit [11]. Les termes opposés par la négation sont pourtant en un sens unis, il parle parfois de lien négatif ou de non-lien. Mais lui-même, Lupasco, est en lutte, en résistance contre le règne omnipotent de la logique d’identité et de mathématiques dominées par elle. Lorsqu’il traite de psychologie ou de psychiatrie, il se méfie de l’idée d’équilibre, plus encore de celle d’harmonie, qui risquent de masquer le conflit, un conflit sain, nécessaire [12]. Cependant on ne va pas en rester à l’antagonisme de deux pôles de la contradiction, un troisième pôle va apparaître, où la contradiction va être maximale. C’est seulement lorsqu’en 1951, il formalisera sa logique dans Le Principe d’Antagonisme et la Logique de l’Energie, que ce troisième pôle va se révéler dans toute son ampleur.
Le Tiers inclus, la contradiction maximum n’est donc pas seulement un moment de croisement des deux actualisations et des deux potentialisations antagonistes, il donne lieu à son propre développement, sa propre “orthodéduction”. On peut aussi l’interpréter comme une “matière”, si l’on comprend par matière une systématisation de la matière-énergie, “une systématisation énergétique douée d’une certaine résistance” [29]. (Il ne s’agit pas ici de la “matière” opposée à l’énergie comme le discontinu au continu, la particule à l’onde, l’hétérogène à l’homogène, la “Vie” à la “Mort”). Au début, il ne parlera que d’orthodéduction contradictorielle ou quantique. Mais il annonce prudemment qu’il la nommera dans le prochain livre. Il s’agit de la “matière” microphysique, une matière source par rapport à la matière physique et la matière biologique, puisqu’elle les constitue de façon ultime. Mais la troisième matière est aussi la “matière” psychique. Entre les deux, toujours prudemment, Lupasco n’affirme qu’une analogie. Mais il le dit au détour d’une phrase, le cerveau “est” quantique ! Les autres lignes sont les “paradialectiques” qui rendent compte de devenirs complexes.
Les idées de Lupasco s’adaptent tout particulièrement à l’étude du cerveau, qui est un organe essentiellement constitué de systèmes qui s’antagonisent les uns les autres, comme le système sympathique et para sympathique, par exemple.
Cependant, Lupasco, contrairement aux collègues qui le précédèrent, ne connut pas de problème psychique particulier, disons pas plus que n’importe qui. Peut-être fut-ce en partie dû au fait qu’il situa constamment un domaine fondateur de toute sa logique, domaine opaque, mystérieux pour lui, et qu’il appelait l’affectivité. C’est une idée qui semble assez proche du reste dont il est question ici, peut-être de façon plus précise.
En effet, si l’on tient à borner son horizon, on peut se passer de la logique de Lupasco. Contrairement au courant phénoménologique, Lupasco n’a pas fait “vœu de pauvreté” [3] en matière de connaissance. Son appétit de boyard moldave est sans limites. De la microphysique, il passe à la biologie, puis à la neurobiologie, puis aux sciences humaines. De nombreux textes sont dédiés à l’art, à la peinture abstraite. Et presque tous ses livres sont hantés par le problème de l’affectivité, seule donnée “ontologique” pense-t-il. Toute sa vie, il maintiendra qu’elle relève du mystère : il la dit “alogique” parce que non relationnelle ; de l’affectivité seule on peut dire qu’elle est : « son caractère intrinsèque est d’être ; elle est, tout simplement et énigmatiquement » [4].
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Certains philosophes ont compris que ce sentir, cette conscience affective est à la source de la connaissance, qu’il faut interpréter ainsi le Cogito cartésien [34]. Lupasco hésite à reconnaître sinon dans de brèves fulgurances, cet élément ultime de sa théorie, au fond la logique de l’affectivité. L’affectivité dont il parle dans tous ses livres, à laquelle il consacre des chapitres entiers, est toujours dite alogique, parce que seule donnée non relationnelle, absolue, ontologique. C’est comme s’il continuait de ne voir comme “logiques” que les orthodialectiques contradictionnelles, à la rigueur les paradialectiques, mais pas l’orthodialectique contradictorielle. Le logique a été défini par le devenir de tout ce qui existe.
Or, l’affectivité est. Elle a les caractères de l’absolu et de l’éternité, du mystère. Pourtant, il aperçoit que le concept n’est pas “une abstraction purement intellectuelle”…
En fait, la logique de Lupasco bute sur le problème de la foi, elle en est même une représentation, une tentation de l’expliciter scientifiquement : l’énergie psychique vient résoudre les contradictions les plus douloureuses, celles qui résistent à la logique et au désir de vie. Ce qui est décrit ici est très proche de la problématique de la grâce, ces moments où l’être, pris dans des contradictions portées à leur maximum, entre dans un autre ordre de connaissance, seul issue de survie de l’appareil psychique. C’est bien d’une énergie psychique dont il s’agit alors, dont le caractère désespéré induit l’absolue nécessité, avec tous les problèmes que pose l’absolu, on le sait.
Lorsque cet absolu de l’énergie psychique n’est plus autant nécessaire, c’est bien que ce reste de la symbolisation qui insiste tout simplement, et remet cette dernière en demeure de remaniement.
La théorie de Lupasco, lorsqu’on n’en fait qu’une démarche partielle, contextuelle, est fort séduisante pour rentre compte de l’inventivité du cerveau humain. Aller au-delà la transforme en mystique, écueil qui posa quelques problèmes bien compréhensible à la diffusion et la transmissibilité de ces travaux.
Cependant, la cascade de logiques intriquées que propose Lupasco, le dernier niveau étant qualifié de mystère, laisse suffisamment d’espace à ce système de pensée pour qu’il ne tourne pas en boucle sur lui-même, épuisant son auteur dans une tentation paranoïaque à laquelle Lupasco, donc, échappa.
Phénoménologie
Enfin, un mot de la réduction phénoménologique husserlienne, puisque ce courant philosophique, et même thérapeutique puisqu'il existe une psychothérapie phénoménologique, tenta d'appréhender ce problème. En résumé, il s'agit là de prendre acte que les représentations du monde ne sont pas le monde, avec l'idée ici commune à Lacan qu'on pourrait repérer la conscience pure pour Husserl, le sujet pour Lacan, à travers le jeu de présence absence des représentations, qui permet de les réduire à leur essence pour l'un, alors que d'un signifiant à l'autre, à travers leur éclipse, le sujet se montre pour l'autre. Que Lacan doive beaucoup à Husserl n'est parfois pas assez montré. Cela explique aussi qu'ils arrivent à peu près à la même limite, qui consiste en fait à passer d'un plan à un autre, du plan de la représentation à celui de la conscience pure pour l'un, de la souffrance de l'imaginaire à la pureté sèche du desêtre pour l'autre.
Impossible dans les deux cas de garder un espoir de faire fonctionner l'ensemble de l'être, puisque la vérité, même si elle toujours médiatisée ou mi-dite, ne se situe que d'un côté, celui de l'abstraction, du jeu des représentations, du symbolique au final…
Ce qu'on appelle la vérité, quand elle est absolue, est toujours la tentative de supprimer le clivage dynamique entre réalité et représentation ! En fait, elle ne trouve sa validité que dans un système contextuel et axiomatique singulier. Cette validité de la vérité n'est donc toujours que relative. Nous verrons que là est une issue thérapeutique possible aux impasses paranoïaques, en passant de l’une à l’autre, de l’absolu au relatif.
C'est que, comme le dit Merleau-Ponty, dans la suite de l'élaboration phénoménologique, « le réel est un tissu solide, il n'attend pas nos jugements pour s'annexer les phénomènes », et en conséquence, « la perception n'est pas une science du monde, ce n'est même pas un acte, une prise de position délibérée, elle est le fond sur lequel tous les actes se détachent et elle est présupposée par eux »
Mis à part l'absurdité tautologique qui permet de faire semblant de s'en sortir, comme dans la citation précédente ou dans la tentative lacanienne d'authentifier par le discours de la passe un sujet qui n'est précisément pas un discours, la remarque de Merleau-Ponty ouvre cependant sur la césure fondamentale et radicalement irréductible entre la science et le réel.
Cependant la réduction dont il s'agit chez l'un et l'autre n'est pas exactement la même que celle que je propose. Chez eux, elle est réduction d'un plan à un autre, dont l'un serait la vérité, l'absolu, et l'autre l'erreur. Or, comme ils sont en interrelation continuelle, l'un ne saurait exister de façon vivante sans l'autre, ce qui propose une réalité bien différente. Non qu'ils soient fondés l'un sur l'autre, ce qui nous ferait renouer avec la tautologie, mais simplement ils dépendent l'un de l'autre pour leur remaniement. Réalité sensible et univers symbolique sont deux plans différents qui simplement interfèrent sans cesse l'un avec l'autre. La réduction à l'œuvre là est sans cesse remobilisée par leurs interférences, leurs résonnances. Si l'univers symbolique est effectivement dans son origine lié à une réduction de l'univers sensible, il reste sans cesse remanié par lui, et ne constitue pas un plan platonicien, idéal, absolu, but ultime, comme dans la conscience phénoménologique ou le désêtre lacanien.
Je propose au contraire que cette réduction symbolique, sans cesse à l'œuvre, sans cesse remaniée, sans cesse nous pose aussi des questions nouvelles, auxquelles l'effort d'une réponse reste passionnant, si c'est effectivement souvent fatiguant, comme la vie elle-même. Mais le plaisir de résonances nouvelles est à ce prix, et le vaut souvent…