Le flux
Un phénomène est donc présent dès ce stade primitif du vivant, un élément dynamique qui restera présent tout au long de la chaîne de la vie : elle est intrinsèquement liée à des mécanismes de flux, de mouvements. Dès que celui-ci cesse, le retour au minéral est quasi immédiat, tel le requin, qui crée son propre flux en nageant et succombe s’il cesse d'avancer.
Ainsi, l’apport théorique de la thermodynamique situant les résonnances oscillantes de la vie au cœur de systèmes fluides sans cesse soumis aux flux divers qui les laissent loin de l’équilibre, cet apport a-t-il un grand ancêtre en la personne d’Héraclite. Ce penseur d’Ephèse, dont les écrits ont disparu en grande partie dans l’incendie du temple d’Artémis par Erostrate, posa un système de pensée où les couples contraires du logos oscillent sans cesse de l’un à l’autre de leurs pôles sans jamais s’annuler par leur contradiction, tel le couple vie/mort, santé/maladie, jeunesse/vieillesse, guerre/paix, liberté/esclavage. [12] Ce mouvement, ce flux toujours oscillant dans sa pensée, ne cesse jamais : ce monde, le même pour tous, ni dieu ni l’homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant et s’éteignant en mesure.
Flux structurant et autisme
Une propriété remarquable des êtres vivants tient donc au fait qu’ils deviennent capables de créer leur propre flux, par leur capacité de mouvement. Cette caractéristique s'étend chez les humains aux flots de paroles qu'ils produisent et participe à les structurer ou au contraire les déstructurer, probablement en partie selon les règles des grands systèmes aléatoires de Poincaré que nous avons vues dans le chapitre précédent…
On a même là une cause possible de l'autisme, complètement cohérente avec les plus récentes recherches des neurosciences, dont il est de plus en plus clair que leurs propres avancées les éloignent de leurs propres vœux de trouver une cause essentiellement organique à ce trouble : la profusion des recherches sur la génétique n'a rien amené de déterminant, et les avancées sur l'anatomie fine du cerveau n'ont rien trouvé qui puisse être considéré comme causal.
Mais une recherche récente, cependant, est fort intéressante, et va permettre de fonder ici une hypothèse nouvelle et assez précise.
L'autopsie de cerveaux de treize jeunes garçons autistes âgés de 2 à 16 ans a permis à des chercheurs de l'Université de Californie à San Diego[13] de constater qu'ils avaient 67 % de neurones en plus dans le cortex préfrontal… …
Les chercheurs ont constaté que les enfants qui deviendraient autistes présentaient une hyper-extension de la surface du cerveau entre 6 et 12 mois. Une augmentation absente chez les enfants ayant des frères et sœurs autistes qui n'ont pas développé la maladie.
Pour les chercheurs, ces observations démontrent que des modifications précoces du cerveau surviennent durant la période où les premiers comportements autistiques émergent. Une telle découverte est d'importance, car adapter la communication avec les enfants autistes permet de limiter la sévérité des symptômes.
En réalité, les travaux évoqués dans le présent livre permettent une hypothèse liant les théories de Jéremy England et les questions de flux évoquées ici. Il est en effet possible que l'insuffisance de résonances plaisantes entre l'enfant et son milieu amène à ce que le bébé ne se branche pas, en quelque sorte, sur le flux d'informations émanant des adultes qui l'entourent.
Dès lors, ce flux n'existant pas ou trop peu pour lui, il ne peut avoir d'effet structurant sur un cerveau neuf, dont la structure chaotique ne peut alors évoluer vers une organisation liée à ce flux. Il reste en quelque sorte intact d'organisation, du fait d'être abrité, par le symptôme autiste, du flux humain d'informations. C'est bien alors l'organe cérébral lui-même qui s'organise autrement, ne sélectionnant pas les neurones indispensables aux résonances avec les flux entrants des relations humaines plaisantes et signifiantes, et dès lors reste avec le pool de départ de son chaos cérébral, non discriminé par l'expérience relationnelle. C'est sans doute ce que montrent ces IRM précoces, puisqu’au contraire les cerveaux natifs, eux, sont identiques chez tous les enfants, y compris les futurs autistes.[14] En effet, l'organisation neuronale est aussi un choix d'élimination de ce qui n'est plus utile, choix qui ferait défaut dans l'autisme, faute de plaisir relationnel[15] sélectionnant les circuits.
Je renvoie à une belle conférence sur ces mécanismes tenue par Jean-Claude Ameisen, intitulée mort cellulaire et sculpture du vivant[16], dans son émission Sur les épaules de Darwin.
Cela fournit cette hypothèque forte dans la genèse de certains autismes, probablement majoritaires : le flux entrant faisant défaut, car vécu comme essentiellement perturbant, faute de résonances plaisantes, il est donc évité. Alors il est clair que la réponse de l'enfant fait elle-même défaut ! Dès lors, l’organisation psychique et cérébrale liée au flux sortant des expressions de l'enfant en réponse à ce qu'il ne veut pas recevoir manque.
Aussi cette question du flux organisant le vivant se complique-t-elle chez l'être humain du fait qu'il organise lui-même dans une large mesure son propre flux, auto-gérant par sa propre parole ses processus dynamiques de structuration. Cet aspect semble bien perturbé, c'est le moins qu'on puisse dire, dans l'autisme.
Si cette hypothèse est juste, voilà la psychanalyse réhabilitée par la science, puisque le désir actif conscient et inconscient qui nous relie dans le plaisir d'être ensemble participerait alors aussi à nous organiser cérébralement. Des voies thérapeutiques préventives et curatives pour les enfants et leurs familles seraient dès lors envisageables autour de la naissance.
La mémoire
Deux types de mémoire doivent être distinguées : d'une part celle dont nous parlons habituellement, qui porte essentiellement sur des représentations, qu'elles soient sensorielles, imaginaires, ou symboliques, et d'autre part la mémoire liée à l'organisation même du vivant, à l'information qu'elle porte, qu'on pourrait appeler la mémoire potentielle, pour autant que le potentiel d'un brin d'ADN par exemple, garde dans sa structure l'histoire évolutive de l'espèce. Il existe une mémoire phylogénétique, si la précédente est ontogénétique.
La fonction principale de ces deux mémoires est d'organiser au mieux les échanges du vivant avec le monde, en tenant compte de 2 temporalités. La première est longue, et concerne l'évolution des espèces, la deuxième brève, n'impliquant que la vie de l'individu.
Ainsi, portons-nous dans nos gènes la mémoire de notre trajet sur terre, ce qui s'aperçoit dans le domaine étonnant de l'embryologie : les adaptions génétiques étant largement cumulatives, le développement de l'embryon voit se succéder, à partir de la cellule originelle, la plupart des étapes de l'évolution du vivant. C'est ainsi que l'embryon humain est porteur d'une queue qui disparaît presque complètement au cours du développement, sorte de mémoire phylogénétique.
Ainsi, une caractéristique va se retrouver tout au long de la vie, présente dès les moments archaïques : la mémoire. C’est que les structures moléculaires qui évoluent vers la vie ne se transforment pas radicalement au fur et à mesure de leurs nouvelles rencontres, mais ajoutent plutôt des complexités à des structures déjà en place. C’est ainsi qu’une mémoire existe des structures antérieures dans les ensembles moléculaires qui évoluent. Ce n’est donc pas une mémoire de représentation, mais de structure.
Une science est née de cette mémoire inscrite dans les structures moléculaires, la phylogénétique, en pleine évolution grâce aux progrès du séquençage ADN. C'est ainsi qu'on a pu démontrer que de nombreux gènes nous viennent de l'homme de Neandertal (1 à 2 % chez les eurasiens, zone de cohabitation, beaucoup moins chez les amérindiens et 0 chez les africains), par exemple. Ils ne seraient d'ailleurs pas toujours bien tolérés et peut-être à l'origine de maladies comme l'infarctus, la cirrhose biliaire, la maladie de Crohn, ou le lupus. Par exemple, avoir un sang qui coagule vite est utile pour un chasseur souvent blessé, mais néfaste pour un individu plus sédentaire qui se nourrit trop richement.
Mais cette mémoire phylogénétique inscrite dans notre ADN dépasse probablement notablement nos amis néandertaliens, et il est bien possible que parmi les 97 % de notre génome qui semblent ne pas s'exprimer directement pour notre fonctionnement, une bonne part soit liée à des mutations dites neutres, c'est à dire n'impliquant ni avantage ni désavantage sélectif au regard de l'évolution. Ils restent en place en quelque sorte comme des témoins du passé, avec cependant une fonction possible qui serait celle de gardien d'axes phylogénétiques. Ils empêcheraient ainsi les mutations de chromosomes par trop disparates avec cette histoire, cette lignée.
Ils sembleraient représenter ainsi l'identité de lignées phylogénétiques, avec cette fonction précise et pour une part limitée à cela.
Est-ce la raison profonde pour laquelle nous restons sensibles aux parfums et aux couleurs de fleurs que pourtant nous ne mangeons plus depuis longtemps, depuis que nous ne sommes plus papillons ? Est-ce cette trouble mémoire génétique qui réveille notre fréquente fascination pour le milieu sous-marin dont nous sommes issus ? Est-ce cette protohistoire encore inscrite de façon quiescente dans nos gènes qui nous laisse résonner si fort au spectacle de la nature ? Et, plus curieusement, ces réminiscences génétiques ont-elles un rapport avec l’art, avec ces productions de l’imaginaire humain, qui n’ont plus de relation directe avec notre champ adaptatif immédiat, mais parlent peut-être d’autres mondes, plus anciens, auxquels notre génome continuerait à nous rendre sensibles ? Serait-ce le siège, ici scientifiquement appuyé, des Idées platoniciennes ? Voilà un domaine poétique bien hypothétique, mais qui peut par exemple se supposer dans l’œuvre des impressionnistes, dont les chocs de couleurs réinventent peut-être la vision des papillons dont je parlais plus haut…
Cette telle vision plus poétique que scientifique a-t-elle sa place dans un travail de psychanalyse sur le plaisir ? A mon avis sans aucun doute, pour autant qu’elle puisse receler une petite part de réalité, comme c’est à peu près certain si on suit la phylogénétique. Alors, si la part artistique a à voir avec notre complexité phylogénétique, (même s’il n’est surtout pas question de réduire l’art à cet aspect) et si le plaisir de la vie est de réaliser, c'est-à-dire de maintenir actif dans son ensemble notre organisme et notre appareil psychique le plus possible, alors l’attention de l’analyste à son propre fonctionnement artistique et celui de son patient n’est pas de trop dans le déroulement d’une analyse. C’est un fait que nombre d’analyses qui se terminent bien voient apparaître une pratique artistique en fin de cure, même si ce n’est pas une règle normative, fort heureusement.
C’est que la rationalité du langage tend naturellement à réduire et refouler nombre de messages issus de la nature même de notre corps, y compris ceux qui émanent de notre infinie profondeur phylogénétique, de notre mémoire évolutive. L'issue d'une psychanalyse, une fois le complexe travail sur les refoulements, clivages et forclusion bien assoupli, serait alors aussi de restituer au sujet à la fois l'usage poétique de la langue, et les résonances profondes et anciennes du corps avec la nature. On conçoit que si l'analyse est un retour au corps avec et malgré le langage, la complexité phylogénétique incroyable de notre génome ne nécessite rien moins que la réintroduction de la poésie dans notre parole pour ouvrir la circulation de l'être en lui-même.
[1] Le vitalisme est une tradition philosophique pour laquelle le vivant n'est pas réductible aux lois physico-chimiques. Elle envisage la vie comme de la matière animée d'un principe ou force vitale, qui s'ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière
[2] Monod, Jacques, Le hasard et la nécessité, Le Seuil, 1970
[3]André Brack, directeur de recherche au C.N.R.S Origine de la vie Encyclopédia universalis
[4] Les voies de l'émergence, Belin 2014
[5] Ou écart à la norme, terme moins connoté, me propose Dominique Blet. Pourquoi pas…
[6] Grégory Bateson, Perceval le fou, 2002 Payot
[7]Francis Boyer, http://www.innovationmanageriale.com/concepts/tour-du-monde-des-entreprises-qui-valorisent-les-erreurs/
[8] Le prince des profondeurs, Peter Godfrey-Smith, Flammarion, 2002
[9] https://www.universalis.fr/encyclopedie/asterides/
[11] Descola, Par delà nature et culture, Gallimard, 2005, P283
[12] Fragment 30 M Conche, Héraclite, Fragments PUF 1986
[13] Evidence of brain overgrowth in the first year of life in autism.
Courchesne E1, Carper R, Akshoomoff N. Department of Neuroscience, School of Medicine, University of California, San Diego, La Jolla, USA. ecourchesne@ucsd.edu. JAMA. 2003 Jul 16 ;290(3):337-44.
[14] Les recherches actuelles sur les cerveaux embryonnaires et autour de la naissance ne montrent rien de constant chez l’homme, si des anomalies semblent être présentes dans 30% de cas dans des études encore en cours (travaux de Yehezkel Ben-Ari).
[15] Notons qu'incriminer la relation avec les parents dans l'autisme n'est pas culpabiliser ces derniers ! Une interaction implique tout le monde, y compris l'enfant lui-même. Cependant, si cette piste est la bonne, on imagine bien tout le travail de prévention efficace qui pourrait se mettre en place autour du départ de ces relations, de la part des équipes médicales et des travailleurs de la petite enfance ! Évacuer cette piste pour "exonérer" les parents serait alors se priver d'un puissant moyen de prévention de ce trouble : l’attention précoce aux nombreux plaisirs de résonance entre l'enfant et les adultes qui l'entourent !
[16] https://www.youtube.com/watch?v=gXoI05jMjb8
[17] Le terme de plaisir employé ainsi ne peut s'entendre que dans la définition restreinte que nous en donnons plus haut.
[18] Peter Godfrey-Smith, Le prince des profondeurs Flammarion 2017
[19] J. C. Ameisen Qu'est-ce que mourir Editions Le Pommier 2003
[20] CF le livre déjà cité de Patrick Tort sur l'hypertélie.
[21] Peter Godfrey-Smith Le prince des profondeurs, Flammarion 2016, P : 40