Deux conséquences alors nous intéressent

-Tout d'abord, il n'y a pas d'alternative entre plaisir et souffrance. C'est soit l'un soit l'autre, puisque l'état stable, immobile, est lui-même vite une souffrance et un danger devant le flux continu de la vie, qui ne cesse jamais, et doit donc être continuellement traité, organisé. La dépense énergétique est vitale, comme est inévitable d'être soi-même pris activement dans un flux énergétique, qu'il faut pouvoir continuellement dissiper. Une stabilité neutre, durable, agréable par essence ne peut être qu'un espoir imaginaire, mis immédiatement à mal par la réalité des mouvements internes et externes de la vie.

-Une seconde conséquence apparait quand on pense à l'élément central des psychanalyses : le refoulement.  Comme il est avant tout un mécanisme qui bloque le cheminement de la pensée, on comprend que de ce simple point de vue, il soit tout autant un obstacle au plaisir, et parfois à la vie, qu'un blocage du mouvement d'E. Coli vers ses nutriments.

 

 

Le projet

 

Notons aussi, dès ce moment, une particularité elle aussi retrouvée tout au long de la chaine du vivant, qui est le projet. Il est net que E. Coli est génétiquement programmé pour avoir le projet d'augmenter sa concentration ambiante en quelques molécules précises, et d’agir en fonction. Il s’agit en quelque sorte d’une forme d’énergie potentielle, qui est ici informative au lieu d’être mécanique, simplement. Si une pierre accrochée à une branche d’une falaise de 50m dispose d’une énergie potentielle égale aux 50m de chute éventuelle, l’énergie dégagée par la bactérie à partir du signal biochimique spécifique est tout autant potentielle tant que le signal est absent.

On passe ainsi de la notion d’énergie potentielle biologique au projet simplement par une complexification de la structure. Car un projet n’est rien d’autre que la représentation d’une opération énergétique à venir plus ou moins constructive. Que cela s’opère plus tard dans l’évolution au travers des structures symboliques ou imaginaires, échappant à la simple programmation génétique, au travers de l’information ainsi véhiculée et stockée ne change pas ce fondamental principe du vivant et de son plaisir : l'élaboration d'un projet, qu'il soit simplement contenu dans une structure chromosomique, ou géré par des outils symboliques.

L’espace entre le projet, autrement dit l’énergie potentielle biologique, instinctuelle ou informative, symbolique, et sa réalisation, voilà qui suppose une dimension de plaisir tant chez cette bactérie sans cervelle que dans celle de Sartre entre son projet philosophique et la réalisation de "L’être et le néant"… Notons que l'inadéquation entre ces deux plans est tout aussi fondamentale, car soutenant alors les processus évolutifs et aussi ce qu'on appelle le désir en psychanalyse, qui n'est rien d'autre que l'évolution non pas de l'espèce, mais d'un sujet pris, dans ses projets, dans les paradoxes de la transmission.

Aussi le vivant n’est-il pas définissable comme un état, ce qu’on peut faire pour le minéral, du moins à nos échelles de temps, mais comme une transformation continuelle d’un état vers un autre, une dynamique.

Un exemple frappant, dont nous avons déjà parlé, de ces projets que portent en elles potentiellement les bactéries est donné dans le texte déjà cité de Peter Godfrey-Smith. Il décrit un calmar qui abrite sur sa face ventrale des bactéries lumineuses la nuit…

Lorsque suffisamment de lumière a été produite, le calmar qui abrite ces bactéries bénéficie d'une sorte de camouflage. Il chasse en effet la nuit, et la lumière de la lune devrait projeter son ombre vers le bas, révélant sa présence aux prédateurs se trouvant dans des eaux plus profondes. La lumière interne produite a pour effet d'effacer cette ombre. En contrepartie, les bactéries semblent apprécier l'hospitalité fournie par le calmar.

Voici un bel exemple de projet potentiel déjà fort complexe, dans lequel l’information à la fois produite et reçue autorise un comportement collectif adapté à une meilleure survie pour tout le monde, bactéries et calmars. Ce résultat remarquable, aboutissant à la production en quelque sorte d’un calmar furtif, est un bon exemple de ces projets potentiels dont fourmille le monde vivant. Celui-ci est en particulier intéressant pour nous en ce qu’il dépend, entre autres, du nombre et de la concentration des bactéries pour se produire.

La dépendance à l’autre pour que s’effectue au mieux le potentiel de l’existence existe ainsi chez les bactéries... Chez elles aussi, comme pour nous, parfois, un plus de plaisir dépend de l’autre.

 

Naissance du cerveau

 

L'évolution de la vie, de l'autotrophie à l'hétérotrophie, c'est à dire du fait de se nourrir d'éléments minéraux à celui de prélever activement, en se déplaçant de mieux en mieux, des produits organiques, voir apparaitre progressivement le cerveau, qui devient net sous la forme des ganglions nerveux segmentaires des bilatériens. Le premier découvert est un ver fossile de 550 millions d'années retrouvé en Chine, vernanimalcula guizhouena. Ce groupe désigne les animaux à symétrie, laquelle, on l'a vu, facilite grandement le déplacement dans toutes les directions.

C'est ainsi que plus l'organisme se différentie du milieu et en devient autonome, plus le cerveau devient nécessaire. Il apparait au sens propre, progressivement, par une spécialisation du premier ganglion nerveux, devenant celui de la tête, et donc peu à peu le cerveau.

L’apparition du cerveau, parallèle à la spécialisation de la motricité, va permettre l’existence d'un désir plus repérable, au-delà de l’intention potentielle, du projet contenu en soi dans la structure de l’animal dont nous avons déjà parlé. En effet le désir nécessite pour fonctionner une mémoire, c’est-à-dire une représentation, donc une distance avec la réalité. A partir du moment où un cerveau existe, le phénomène de mémorisation plus complexe se produit également qui permet de faire fonctionner un espace entre les représentations des besoins de l’organisme et son environnement réel dans l’espace et le temps. Il s'agit donc d'une fonction fort différente de l'instinct, qui n'est lui qu'une sorte de complication de l'arc réflexe, ne nécessitant pas de représentation, mais simplement une perception déclenchante.

Le terme de désir n'est alors qu'une extension de complexité entre ce projet potentiel dont on a vu l'effectuation chez la bactérie et les complexes jeux de l'imaginaire permis par l'augmentation considérable des processus de mémorisation au fur et à mesure de l'évolution des espèces, jusqu'à l'émergence de la symbolisation.

 

 

 

 

 

Rêve et centre cérébral du plaisir

 

Enfin une autre évolution se produit à partir du moment où le rêve apparaît, chez les animaux homéothermes, à température constante. En allant un peu vite, car tout cela sera repris dans les chapitres suivants, il est probable que le fantasme, trace diurne du rêve, se relie ce moment-là au désir, au sens où une des fonctions du rêve serait de resituer les fondamentaux de l’organisme et de l’appareil psychique face aux multiples contrariétés de l’état de veille, dans une recherche chaotique de solutions. Se crée alors un théâtre d’ombres, où se rejoue le scénario qui assemble le réel de la veille avec le désir profond du sujet. Le cauchemar ne serait alors que l’échec de cette tentative de resymbolisation du réel rencontré, dans le complexe monde virtuel qu'est devenu le cerveau.

Le plaisir devient alors le résultat aléatoire de cette tentative de plus en plus complexe du vivant au fur et à mesure de l’évolution de trouver une résonance efficace, mais alors réelle ou imaginaire, avec ses besoins et désirs. On comprend en effet, et c'est la grande nouveauté de cette échelle de l'évolution, que ce plaisir peut tout à fait fonctionner avec le fantasme, doublant ainsi les plaisirs réels de ceux qui ne sont plus alors que purement imaginaires.

 

On entend que je ne pose pas une différence de nature entre le plaisir de la moule qui capte par hasard une nuée d’animalcules dont elle se régale et la satisfaction qu’un poète éprouve d’une création réussie reconnue ou non par les autres.

Dans le premier cas une résonance heureuse se produit entre un organisme et un objet extérieur, par hasard, la spécificité de l’être humain tenant à ce que cet extérieur est souvent pour lui un objet interne, à travers le fantasme produit par la croisée de l'imaginaire et de son monde symbolique. La résonance avec l’extérieur est alors seconde, lorsque, comme pour le poète, une production en est proposée aux autres.

 

Il est probable que le centre du plaisir proprement dit, dans le cerveau, se développe alors dans ce moment de l'évolution où le rêve émerge. Je m’explique : l’homéothermie, qui est le niveau d’évolution où le rêve apparaît régulièrement, permet une circulation beaucoup plus indépendante du milieu que chez les animaux poïkilothermes. La conséquence en est une possibilité de fonctionnement dans un environnement parfois momentanément fort hostile et demandant une énergie particulière pour s’y maintenir, loin des fondamentaux vitaux pour l'organisme. Il est alors logique que beaucoup d’éléments nouveaux surgissent de ce réel fort variable et imprévisible, qui nécessitent d’être retraités et intégrés autrement. La veille n’y suffit pas, car l’adaptation à l’extérieur pour les animaux, à l'extérieur et à l'autre pour les humains, y est prioritaire. C’est la nuit, à l’abri de la vigilance de la veille, que ces éléments nouveaux s’intègrent ou non, comme ils peuvent, aux fondamentaux de l’organisme. Voilà sans doute la fonction du rêve, de relier les réalités plus ou moins contrariantes de la veille, plus ou moins éloignées de l'authenticité de l'être (en raison soit d'une circulation dans un milieu hostile, soit parce que le sujet est happé par un altruisme excessif) aux désirs profonds et vrais resurgissant la nuit. Notons que l'inconscient prend ici sa place naturelle, de scinder deux plans d'existences fort différents, celui d'un accord conscient avec un environnement plus ou moins pressant, et celui des besoins profonds et parfois contradictoires, refoulés de l'être.

Le stockage des évènements de la veille se situe au niveau du cortex, qui se développe d’autant l’organisme étend son pouvoir d’autonomie par rapport à son milieu. C’est alors la fonction de ce centre du plaisir autonome, nouvellement apparu dans l'évolution, de sceller de nouvelles alliances entre les représentations du jour, corticales, avec les désirs profonds, hypothalamiques. Il donne son sceau aux hasardeuses (nous reviendrons plus loin sur l'importante fonction chaotique du rêve) tentatives associatives du rêve pour réorganiser l'univers symbolique et imaginaire avec le centre de l'être.

 

Si cette hypothèse est juste, le centre du plaisir serait absent dans l’échelon de l’évolution antérieur à l’homéothermie. Nul besoin en effet, si l'organisme en question ne dispose que d'un univers suffisamment simple, même s'il est vulnérable de ce fait, d'autre chose que des outils instinctuels et des représentations frustres pour fonctionner et chercher ainsi le plaisir de l'ensemble de l'organisme.

Le centre du plaisir et le cortex sont ainsi nettement séparés chez les poïkilothermes, comme l'univers de la veille l'est de celui du rêve, comme la circulation dans des environnements hostiles l'est des protections naturelles du sujet, comme l'attirance vers l'autre éloigne aussi de soi, donnant corps si je puis dire à la possibilité d'un développement imaginaire puis symbolique puissant. Ce dernier autorise alors l'homme à traiter des situations de plus en plus complexes tout en le laissant parfois bien trop loin des satisfactions concrètes qu'il espère.

Ainsi cette séparation inscrite au cœur même de l'anatomie cérébrale gère la dissociation qui existe physiquement entre ce centre du plaisir et les zones hyperévoluées, corticales du cerveau, dont les conséquences vont être nombreuses et souvent paradoxales. Le trouble psychique et la psychanalyse habitent largement cette dissociation évolutive, à la fois fort intelligente sur le plan adaptatif, mais aussi potentiellement délétère lorsque ces dysharmonies fonctionnelles ne trouvent plus de solutions durables suffisamment plaisantes…

 

Il est logique alors que le chapitre suivant explore plus avant cette anatomie du plaisir.
 

[1] Le vitalisme est une tradition philosophique pour laquelle le vivant n'est pas réductible aux lois physico-chimiques. Elle envisage la vie comme de la matière animée d'un principe ou force vitale, qui s'ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière

[2] Monod, Jacques, Le hasard et la nécessité, Le Seuil, 1970

[3]André Brack, directeur de recherche au C.N.R.S Origine de la vie Encyclopédia universalis

[4] Les voies de l'émergence, Belin 2014

[5] Ou écart à la norme, terme moins connoté, me propose Dominique Blet. Pourquoi pas…

[6] Grégory Bateson, Perceval le fou, 2002 Payot

[8] Le prince des profondeurs, Peter Godfrey-Smith, Flammarion, 2002

[9] https://www.universalis.fr/encyclopedie/asterides/

[11] Descola, Par delà nature et culture, Gallimard, 2005, P283

[12] Fragment 30 M Conche, Héraclite, Fragments PUF 1986

[13] Evidence of brain overgrowth in the first year of life in autism.

Courchesne E1, Carper R, Akshoomoff N. Department of Neuroscience, School of Medicine, University of California, San Diego, La Jolla, USA. ecourchesne@ucsd.edu. JAMA. 2003 Jul 16 ;290(3):337-44.

[14] Les recherches actuelles sur les cerveaux embryonnaires et autour de la naissance ne montrent rien de constant chez l’homme, si des anomalies semblent être présentes dans 30% de cas dans des études encore en cours (travaux de Yehezkel Ben-Ari).

[15] Notons qu'incriminer la relation avec les parents dans l'autisme n'est pas culpabiliser ces derniers ! Une interaction implique tout le monde, y compris l'enfant lui-même. Cependant, si cette piste est la bonne, on imagine bien tout le travail de prévention efficace qui pourrait se mettre en place autour du départ de ces relations, de la part des équipes médicales et des travailleurs de la petite enfance ! Évacuer cette piste pour "exonérer" les parents serait alors se priver d'un puissant moyen de prévention de ce trouble : l’attention précoce aux nombreux plaisirs de résonance entre l'enfant et les adultes qui l'entourent !

[16] https://www.youtube.com/watch?v=gXoI05jMjb8

[17] Le terme de plaisir employé ainsi ne peut s'entendre que dans la définition restreinte que nous en donnons plus haut.

[18] Peter Godfrey-Smith, Le prince des profondeurs Flammarion 2017

[19] J. C. Ameisen Qu'est-ce que mourir Editions Le Pommier 2003

[20] CF le livre déjà cité de Patrick Tort sur l'hypertélie.

[21] Peter Godfrey-Smith Le prince des profondeurs, Flammarion 2016, P : 40




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