C’est Nietzche qui, à ma connaissance, parle le mieux de ce moment, et de la place de la création, en particulier artistique, qui surgit dès lors que l’enfant devient être de langage6.
QU’EST-CE QU’UN MOT?? C’est une mise en sons, une transposition sonorisée, une reproduction (Abbildung) sonore d’une excitation nerveuse. Mais dire cela pourrait faire croire à une seule opération, alors qu’il y en a deux. En effet, à l’origine du processus de devenir-mot de la chose, il y a pour commencer une excitation (Reiz). (Ceci dit, de la chose qui est supposée la cause de cette impressions sensorielle, on ne peut en réalité rien savoir, rien dire, pas même qu’il y en ait une). La seule donnée de départ assuré est l’excitation nerveuse, qui va elle-même ensuite devenir image (Bild). Cette première opération de transformation d’une excitation en image est dite première métaphore. Mais pour parvenir au mot, une autre génération est encore nécessaire. L’image elle-même, à son tour (Bild ou Abbildung) doit se transposer, (être traduite) en son (laut) pour constituer alors le mot, cette deuxième opération de transformation, celle qui fait passer l’image encore dans une autre sphère, est dite seconde métaphore. Si déjà l’excitation venue de la chose ne pouvait rien faire savoir d’elle, qu’en sera-t-il au bout de la chaîne?? Ainsi la connaissance des choses que peuvent donner les mots ressemble à celle qu’un sourd peut avoir du son en examinant les dessins tracés dans le sable des cordes en vibration, ou de la parole en lisant sur les lèvres.
…
Notons cet étonnant exemple qu’il prend dans le même texte, d’un peintre auquel il manquerait les mains et qui, du coup, chercherait à exprimer par le chant l’image qu’il a devant les yeux. Nietzsche affirme qu’en chantant, il en révèlera plus que le monde empirique ne nous fait connaître de l’essence des choses. Remarquons d’abord le genre de transposition qui est opéré. On ne reste pas dans le même registre. Le peintre, sans main, n’entreprend pas de peindre avec les pieds ou la bouche. En somme, si piètre que soit le résultat d’un peintre qui se met à chanter parce qu’il ne peut plus exprimer sa vision par la peinture, ce ne sera pas plus mauvais, si radicale que soit la transposition que ce que nous saurons de l’essence des choses par ce que nous en transmet le monde phénoménal.
De cet exemple, je retiens surtout la prouesse du peintre chanteur plutôt que notre mauvais contact avec l’essence du monde. Je noterai cependant que Nietzsche très mélomane, n’aimait guère la peinture (à part Cl. Le Lorrain) et qu’il a pu écrire que tout Léonard de Vinci disparaissait aux premières notes de Tristan. Mais, en dénonçant l’illusion de savoir en nommant les choses quelque chose d’elles, en révélant l’origine métaphorique du mot, c’est l’accès à la vérité des choses que Nietzsche nous interdit définitivement, si ces mots qui seront tout le matériel du chercheur de vérité, ne sont que des «?signes?» obtenus au terme d’un double processus d’engendrement.
Notons que ce chemin est exactement parallèle à la double néantisation dont parle Sartre que nous avions évoqué dans le chapitre le concernant.
Reste à passer maintenant du mot au concept. Mais c’est très simple. Il suffit pour faire un concept que le mot formé à l’occasion d’un événement singulier soit réutilisé, une deuxième fois, en une autre occurrence. Le concept est le mot dont on se sert plus d’une fois et même chaque fois qu’une occasion semblable se présente. C’est, bien sûr, en laissant tomber les caractéristiques individualisantes pour ne retenir que les propriétés qui leur sont communes.
Ainsi les mots signes des choses, devenus concepts par la multiplication des emplois installent un registre de vérités de pure convention, mais dont la naissance naturelle et illogique a été avec le temps complètement occultée. Le concept dont on use fait vite oublier qu’il est sorti d’une métaphore, elle-même fille de métaphore, que c’est le fruit d’une filiation matrilinéaire de la deuxième génération. Peut-on sentir quelque trait d’impertinence parodique quand Nietzsche parle, sans rire de la métaphore comme de la grand-mère du concept?? Mais l’homme améliore sans cesse sa technique de dissolution des métaphores intuitives en concepts abstraits. La science assure ainsi la supériorité du concept, dans le complet oubli de ses origines. Les hommes s’efforcent de se bien entendre et de construire un édifice intellectuel qui n’a plus rien à voir avec les impressions premières.
C’est bien cet univers du langage qui est ici designé, ce labyrinthe infini où circule le sens, où il se niche.
Qui pourra jamais croire que le concept rigide et froid de la logique descend d’une grand-mère artiste qui faisait une image d’une excitation nerveuse?? Et ces productions que sont les concepts, qui ont oublié qu’ils le sont, instaurent leur règne logique comme s’ils étaient les choses mêmes.
Dans ce mouvement de déplacement qui permet de passer de l’image au concept, se déploient tous les prestiges de la pensée abstraite. Mais, pour Nietzsche, ce passage est un processus de déperdition, de dégradation de l’énergie pulsionnelle originaire que contenait l’excitation sensible. L’accession à un langage verbal s’effectue par un effarant écrasement des singularités. C’est une banalisation énorme, une réduction au plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire au médiocre, au grégaire, par effacement des différences qui conduit à l’universalisation décapante et terrorisante, exigée par le commerce des hommes. De l’image au concept, c’est la vivacité de l’impression qui se décante, se dissout, se volatilise. Les concepts ne sont que les métaphores usées, démonétisées, installant un mode de relation appauvri, décoloré, indigent avec la réalité.
Mais il y a pire que cet oubli par l’homme de l’animal métaphorique qu’il est d’abord. Ces mots qui ne sont que des signes indicateurs des choses, sont progressivement déniés dans leur nature de signes et pris pour les choses mêmes. Le trucage désastreux est dans la mystification qui donne à lire les mots comme des vérités. Non seulement l’homme méconnaît l’artiste qu’il est, refuse son origine animale et la pulsion de métaphorisation qui lui permet l’invention du langage, mais en faisant circuler ces signes vides, la communication finit par instaurer une sens obligatoire, un sens unique, qu’une croyance fétichiste prendra pour la vérité d’un sens qui se donne pour la cause de ce dont il est l’effet. Nietzsche démonte ainsi le mécanisme de la foi que nous vaut le simple usage des mots.
Nous pourrions ajouter à ce processus le mécanisme paranoïaque, dans lequel les mots sont effectivement des choses, et où le monde, faute d’exister derrière la métaphore, disparaît derrière le complot des signes…
Aussi l’enfant qui commence à dessiner prend-il sans le savoir le chemin du surhomme de Nietzsche, qui barre la croyance absolue en les mots, l’inscription normative dans le langage, pour le transcender, le contester à l’aide de sa singularité sensible : le bonhomme n’est pas simplement le mot qu’on lui apprend, mais aussi ce dessin singulier qui n’est que le sien... “Deviens ce que tu es”, maxime que nous propose Nietzsche passe aussi et peut-être surtout par l’art, et plus précisément l’art de la singularité, ce qu’il est toujours au fond. Créativité et singularité vont de pair sans aucun doute.
Paulo Tiago Cabeça propose logiquement que cette créativité soit un instrument darwinien par excellence7 :
La façon dont la créativité semble surgir, généralement spontanée et sans que nous la causions consciemment, est décrite par Andreasen N.C. (2011). Les épisodes créatifs surviennent chez les individus lorsqu'ils ne semblent pas penser au problème qui nécessite de la créativité. Ce processus est également décrit dans certaines publications (Gleitman, Fridlung & Reisberg, 2014a) comme une incubation inconsciente. Andreasen déclare que TRADUCTION 3 nous sommes confrontés à la conclusion que la pensée créative émerge du subconscient plutôt que du processus conscient. Ainsi, conclut-elle, durant le processus de création, le cerveau fonctionne comme un système auto-organisé et autonome.
…
Il pourrait être parfaitement logique d'établir une relation entre la créativité, le subconscient et le cervelet. Surtout si nous considérons qu'elle existe chez des animaux autres que les humains, la créativité n'est pas seulement notre caractéristique. Se manifestant apparemment de la même manière. Existant comme un outil, qui a en fait facilité la survie et la continuité de l'espèce, c'est apparemment précisément grâce à lui que le fragile primate est progressivement devenu le sapiens et a ainsi conquis l'environnement - malgré les nombreux dangers et prédateurs - devenant au sommet de la pyramide prédatrice. Ces réflexions étant correctes, nous pourrions suggérer une nouvelle définition du phénomène: la créativité peut être le mécanisme biologique d'intervention dans l'environnement, par certaines espèces, avec l'utilisation de solutions innovantes, pour assurer la survie et la continuité avec la meilleure efficacité des moyens disponibles utilisés
On comprend mieux ainsi le travail d’Anna Arendt, pour qui l’homme exclusivement “normal” est surtout si lourdement normé que l’exclusion de toute créativité et poésie en fait précisément un monstre, c’est à dire un être dont la sensibilité est si refoulée que le seul sens qui lui reste est celui des ordres donnés... Souvenons-nous d’Hitler, dont le destin de peintre fut barré, et qui choisit celui d’une sanglante paranoïa !