Rappelez-vous le travail de Bettelheim, qui est actuellement dénigré de toutes parts pour de mauvaises raisons. Il s’inaugure de son expérience des camps de concentration, où il a vu des gens tout à fait normaux sombrer dans l’autisme et autres psychoses.
De fait, tant qu’on arrive pas à se mettre à cette place là avec nos patients, à éprouver avec eux ce qui a pu faire entrée dans la défense psychotique, on n’arrive pas à les aider. Quand on cherche la mise en catastrophe d’un vrai dialogue dans leur histoire, on la trouve toujours.
 
D'emblée, Marie Didier situe donc comme axe principal d'une prise en charge possible l’empathie, poussée ici à son extrême, à savoir l'identification à l'autre.  Beaucoup d'analystes et de thérapeutes se méfient, le plus souvent à juste titre, d'une telle attitude, qui peut n’être que brutalement projective. C'est en effet qu'elle ressemble à la plainte, et à son effet de miroir négatif qui se projette alors dans la relation, à la place de l'écoute attentive des obstacles au désir qui se sont produit pour le patient. Mais ce que nous reprendrons ici de cette remarque de Marie Didier, c'est que pour qu'un vrai dialogue se produise il faut que chacun des 2 protagonistes se reconnaissent entièrement comme humain, à la fois comme soi et l’autre. En dehors de cette équivalence fondamentale, qui n'est pas une égalité, aucun transfert ne peut réellement fonctionner, surtout dans la question du trait psychotique, dont l’origine même tient à un dysfonctionnement de l’imparfait miroir altruiste dans les dialogues qui l’ont fondé.En témoigne ce dessin d’Artaud ! Moi, Antonin Arnaud, ma naissance : je sors d’un utérus avec lequel je n’avais rien à faire…
   

 
P.B. : cela pourrait être simplement de la différentiation ?
 
M.L. : oui, bien sûr. Mais pour se différencier, il faut d’abord avoir été lié… C’est peut-être à ce niveau, dans la structure même de ce lien originaire, que le dialogue psychotique se niche.
 
N.P. : un peu comme dans la question du double lien : pour qu’il soit possible, encore faut-il que le dialogue soit altéré antérieurement…
 
M.L. : ce qui pose la question du moment du déclenchement de la psychose, par exemple à l’occasion d’un double lien trop massif. Mais la condition préalable est l’existence antérieure d’un faux self. Ce dernier, pour fonctionner, nécessite une structure familiale autour, puisque la base affective du discours, c’est-à-dire son autonomie, n’existe pas suffisamment pour le sujet. C’est lorsqu’il a à fonctionner pour lui-même, adolescent ou jeune adulte, que la structure dissociative se révèle vraiment.
Tout ceci reste un problème de résonance entre les mots et l’être, donc une dialogopathie.
 
 
P.B. : il y a dans la formule d’Artaud quelque chose de libératoire par l’écriture. Il arrive à trouver une formule qui nous touche. C’est une façon de différencier.
M.L. : il a avancé, bien sûr, mais il nous parle de quelque chose à l’origine même de son être qui est vraiment un énorme décalage entre deux ressentis corporels.
 
 
C’est pourquoi le travail sur l’empathie avec ces patients est fondamental, car il vient précisément relier autrement pour eux les mots et le corps…
 
 
Remplacer l’écrasement de l’absence d’empathie par le dialogue
 
Ce[5] matin, après la distribution de la soupe, tu passes ta première visite, accompagné de deux gardiens. Dans chaque loge, tu te présentes. Ta stature imposante s’encadre dans chaque porte. Tu écoutes tous les hommes un par un. Tu leur demandes leur nom. Ton regard comme magnétique se pose sur chacun d'entre eux. Tu écoutes les plaintes, les gémissements, les menaces. Un furieux qui hurle sans t’écouter, nu, garrotté aux fers, reçoit un coup de pique du gardien dans le ventre et un coup de poing en plein visage ; le sang jaillit du nez, d'une lèvre fendue. Plus bref que la foudre, tu saisis la brute par le bras ; tu lui arraches sa pique qui tombe dans la paille.
Ta voix s’élève, formidable, calme. « Jamais plus tu ne battras un homme ici. »
Le fou s’arrête de hurler. Le garde recule, hébété.
 
Se présenter ne semblait pas coutumier dans ce lieu ! Si on y réfléchit un peu, c’est pourtant le premier acte qui, dans une rencontre, témoigne de cette équivalente de citoyenneté : chacun, quel qu’il soit, a un nom et un prénom, donc une place sociale d’être humain, une histoire, une généalogie. Dit autrement, cela peut s’entendre ainsi : je parle de cet endroit, et toi, d’où t’exprimes-tu ? Cela renvoie tout de suite à ces lieux de maltraitance, toujours aussi nombreux, où on imagine mal que le bourreau se présente à sa victime : actuellement, les membres du groupe Wagner n’ont pas d’identification possible sur eux. Mais, plus simplement, dans les institutions de soin, les professionnels prennent-ils toujours le temps de se présenter à leur patient ? Dans les familles, les parents ont-ils toujours le soin de préciser d’où ils parlent à leurs enfants ? De quelle histoire, de quelle tradition ? A défaut, pas de différence entre éducation humaine et dressage… 
Ce respect subjectif immédiatement marqué par Pussin est suivi par son corollaire, le respect du corps, l’absence de violence malgré la violence de l’autre.
 
Que tout ceci se passe à la période révolutionnaire n’est pas complètement de hasard, nous allons le voir. Un jeu de miroir étonnant se dessine entre la parole inaudible des insensés par leurs gardiens et celle non moins méprisée du peuple par l’aristocratie. C’est bien l’invention de la citoyenneté, à ce moment de l’histoire, qui traverse et transforme tout cela.
 
 
La[6] publication par Colombier et Doublet en 1785 de « L’instruction sur la manière de gouverner les insensés et de travailler à leur guérison dans des asiles qui leur sont destinés » t’encourage, réassure ta con?ance malgré le peu de moyens dont tu disposes à Bicêtre. Colombier insiste sur le choix du personnel : « Leurs fonctions exigent en même temps une grande force du corps, de l’humanité, de la présence d’esprit et de l’adresse, qualités difficiles à réunir et encore plus àconserver longtemps dans un emploi aussi essentiel. »
Tu es loin de penser que tes discussions avec Colombier, ton comportement auprès des insensés l’inspireront profondément et tu peux encore moins imaginer que ce texte, oublié aujourd’hui, sera fondateur de notre psychiatrie contemporaine.
 
Ce texte met au fond l’accent sur la qualité du lien avec les insensés, et donc sur le dialogue
Ils se sont rencontrés à l’armée, où Colombier était médecin militaire. C’est donc, entre autres, l’influence de Pussin qui dicta ce texte, dans lequel on trouve les passages suivants, qui nous intéressent directement : Il paraît que les anciens législateurs avaient reconnu cette nécessité (d’attention et de surveillance des tutelles) en établissant une sorte de Culte religieux en faveur des Insensés, pour lesquels les Peuples avaient un grand respect et toutes sortes d’égards; soit pitié, soit superstition, on les regardait comme des êtres favorisés du Ciel, qu’on s’empressait d’attirer chez soi et de bien traiter : cette coutume pleine d’humanité règne encore dans tout l’Orient ; nous la voyons suivie chez les Suisses du Valais, qui traitent avec la plus grande distinction et regardent, pour ainsi dire, comme des Saints, les Crétins, sortes d’Êtres disgraciés au physique et au moral : mais ce qui doit surtout nous frapper, c’est qu’on l’a retrouvée chez les Peuples sauvages de l’Amérique.??Si cette faveur, qui est à peine concevable, à raison de la fureur d’un grand nombre d’Insensés, avait eu pour objet d’en diminuer la quantité ou de modérer la violence de leur mal, ces Peuples auraient mieux jugé que les Modernes, qui, en réunissant et confondant toutes les espèces de Fous dans un même lieu, semblent plutôt s’en débarrasser et s’en garantir que chercher à les soulager et à les guérir : vérité dure, mais nécessaire dans un moment où l’on fait des efforts pour remplir les vues de bienfaisance, qui animent le Prince que nous avons le bonheur d’avoir pour Maître.
 
Ceci est donc écrit en 1780, sous l’influence de Pussin, qui fait advenir la citoyenneté du fou, dans un frappant parallèle avec le champ politique.
 
C’est bien sûr le terme de respect qui est ici central, mais aussi cette idée que l’insensé serait porteur d’un autre savoir. Rappelons que délire, éthymologiquement, c’est sortir du sillon. Soit pour se perdre, donc, ou ouvrir un autre champ… Quand on travaille avec le délire, on a toujours affaire à ces deux aspects !
 
 
L’observation, ou la place thérapeutique de l’espoir d’une évolution.
On trouve d’autre choses dans ce rapport, dont ceci : mais quand on a employé inutilement toutes les ressources nécessaires pour la guérison, ou lorsque la démence est ancienne, on ne doit pas croire que les malades ne guériront point, puisque l’expérience démontre qu’il arrive souvent des révolutions heureuses dans ces individus, qui reviennent entièrement à la raison au moment où on s’y attend le moins.
Cette idée qu’il ne faut jamais désespérer de l’autre a pu être transmise par Pussin à Colombier, ce que nous ne saurons jamais bien sûr ! Mais elle est l’exact corolaire de cette identification minimum à l’autre, de ce respect, de cet espoir sans lequel aucun vrai transfert thérapeutique n’est possible[7]. Si le premier outil est l’empathie, l’espoir est le second. On comprend alors que la croyance chez le thérapeute de l’irréductibilité du trait psychotique est contre-productive, et ne permet pas un chemin positif pour le patient.
C’est ainsi, dans un autre passage de ce rapport, que nous pouvons reconnaître aisément une description de Pussin dans les qualités requises chez le surveillant d’après Colombier : S’il est nécessaire que les Surveillants et les Serviteurs destinés aux salles de malades actuellement traités soient vigilants, sages, doux et fermes, ces qualités ne sont pas moins essentielles dans ceux qui gardent et soignent les Insensés dans les Maisons de force. Les liens qu’on est obligé de mettre en usage exigent autant d’adresse que de prudence. Les coups doivent être proscrits et punis sévèrement.
 
Revenons au texte de Marie Didier
 
Depuis ta prise de fonction, tu consacres chaque jour quelques instants à noter sur un registre spécial l’évolution succincte de la santé des insensés : leur entrée, leur guérison, leur rechute, leur mort. Sur une page à part, tu écris des remarques plus générales sur leur état.
Voilà qui n’a l’air de rien, mais est tout à fait nouveau pour l’époque : prendre des notes, c’est, encore, supposer une évolution possible, imaginer que derrière un cortège de symptômes, une autre humanité peut se dessiner, exactement comme l’analyste, derrière le déroulé du discours d’un patient, en présuppose un autre, à venir, certaines strates de l’inconscient une fois traversées. Comme toujours, cette attitude scientifique d’un homme est en résonance avec celle de beaucoup d’autres : la révolution française, époque de Pussin, suit de près celle des lumières, et son travail gigantesque de classification, d’analyse, d’exploration du réel, à distance des croyances et superstitions. 
 
 



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