En étant ainsi à l'abri de la tentation de la projeter, en déni, sur l'autre, il devient possible de prendre humainement en charge celle de l'autre…
La condition est de ne pas avoir peur de sa propre folie ! Car sinon on la projette sur les autres, et on va, exemple pris au hasard, faire psychiatre, ou psychologue ou psychanalyste ? Le risque étant, lorsque ce soignant traverse lui-même un moment de folie, dissociatif, projectif ou délirant, de dramatiser exagérément cela, puisqu’il passe ainsi de l’autre côté d’une barrière qu’il avait lui-même érigée ! Le risque de suicide est grand dans ces professions, à cause de ce mécanisme.
Plein de gens n’ont pas peur de la folie, tels beaucoup de poètes, d’artistes, qui cherchent au contraire ce qu’elle peut nous apprendre, que ce soit sur notre histoire, notre présent, les changements nécessaires dans notre vie… On peut finir par devenir ami de sa folie, lorsqu’on se rend compte que c’est un processus de connaissance. On rejoint alors les tribus plus sages que les nôtres de ce point de vue dont on parlait plus haut.
M.W. : je me demande tout de même de quelle folie tu parles…
M.L. : tout à fait. Banalement, par exemple, on peut se sentir comme on dit « à côté de ses pompes » dans telle ou telle ambiance légère folie qui va nous apprendre après coup le problème posé par le contexte, auquel on va alors réagir en tenant compte de cette folie passagère qui nous a pris…
M.W. : oui, ce qui m’étonne est que tu appelles cela folie !
M.P. : oui, c’est que pour moi tout n’est alors que question d’intensité et de durée des problèmes qui vont produire divers tableaux cliniques, du plus léger au plus spectaculaire. Pas de différence de principe, mais simplement de degré.
M.W. : mais tu sembles donner un rôle très spécifique à l’absence de dialogue. Alors comment raccrocher cela lorsqu’il est présent ?
M.L. : je comprends… C’est que là aussi, le dialogue est en fait une chose très complexe, et on trouve toute une gradation entre une interlocution « normale » et une autre franchement pathologique. Selon les interlocuteurs et les moments, on va passer d’un type à un autre, avec des conséquences symptomatiques si c’est trop violent, trop durable, ou les deux… La folie concernerait alors tout le monde, certains plus que d’autre, certes, mais sur un mécanisme fondamentalement commun. 60% des personnes âgées qui perdent leur conjoint délirent, hallucinent, 30% des jeunes filles peuvent halluciner quelques temps à l’adolescence, etc etc.
Tout le monde connaît la dissociation qui fait dire quelque chose « qu’on ne pense pas » ! Ce n’est pas moi, dit-on alors de ces aspects différents de nous-mêmes !
N.P. : on peut penser aux délires d’interprétation qu’il peut y avoir en amour, par exemple ?
M.L : bien sûr, tout le monde peut faire cela, en fonction de la force respective de l’amour et de la frustration !
P.B. : cela me fait penser à une expérience en hôpital de jour où les patients étaient encouragés à exprimer leurs délires, un peu comme dans les expériences de Laing et Cooper. Ce qui leur permettait d’apercevoir leur imaginaire…
Mon hypothèse est donc que chez tout le monde on trouve ce type de mécanismes, mais atténués…
C’est qu’on ne peut échapper à ce type de mécanismes, car on pense avec des signifiants, qui sont des réductions drastiques de réalités hypercomplexes. Si on pense à un arbre par exemple, chacun va en dessiner un différent en fait !
Les mots qu’on échange les uns avec les autres ne représentent pas complètement notre être… On évoquait tout à l’heure de mots vides, mais ils sont toujours un peu vides par rapport à la complexité de l’existant ! Lacan a bien théorisé cette séparation entre signifiant et signifié.
Selon les gens et les moments, elle est plus ou moins forte. Si elle devient insupportable, des mécanismes délirants peuvent se mettre en place, l’imaginaire venant « au secours » de la réalité.
Ce mécanisme est bien connu des navigateurs solitaires, au moment où ils ne supportent plus la réalité de l’isolement. Délires et hallucination y supplée alors…
N.B.: l’un d’eux a d’ailleurs fait film de sa traversée qui illustre cela.
En résumé, le trait psychotique peut être pris comme une occasion de connaissance nouvelle sur soi ou les autres ou les deux. Ainsi, on cesse d’en avoir peur, et au lieu de se cataloguer comme fou, on cherche avec quelques autres ce qui s’est passé ! Cette hypothèse est en tous cas très productive dans ces circonstances, pour nous-mêmes donc, et nos patients ensuite.
M.W. : quand même folie au sens large et trait psychotique se différencient ?
M.L. : tout à fait. Disons que dans la « folie ordinaire », nous avons des interlocuteurs avec lesquels nous allons enclencher ces processus nécessaires d’apprentissage. Alors que dans le trait psychotique, c’est justement cette absence qui pose problème, explique la gravité parfois des troubles, et justifie l’urgence de rétablir cette capacité d’interlocution dialogique qui faisait douloureusement défaut.
Ce rétablissement du moyen du dialogue permet ensuite, lorsqu’il est à nouveau en place, l’apprentissage par la crise traversée.
Toute la psychothérapie institutionnelle, c’est la restauration d’un dialogue, à la fois entre les soignants et pour les patients, dans leur histoire.
C.L. : le dialogue, c’est trouver les richesses de l’autre, c’est à travers cela qu’on peut construire.
M.L. : tout à fait, c’est une richesse qui a été perdue : quand un dialogue a été manqué, une richesse d’être a été oubliée. Si c’est trop massif, un trait psychotique peut naître de là. Cette idée qu’il y a un trésor chez l’autre qui a été perdu dans le trait psychotique est une idée très forte et à mon avis très vraie.
P.B. : ce n’est pas la même chose que ces dialogues de « sachants » qui veulent inculquer aux patients ce qu’ils doivent savoir ! Alors qu’on peut être dans la position d’être à l’écoute de ce qu’on ne sait pas encore, ni d’un côté ni de l’autre.
M.L. : tout à fait, avec l’idée que va advenir là quelque chose de précieux, même si c’est pour le moment inconnu ! C’est pour cela même que les moments psychotiques aboutissent parfois à des créativités, au point que certains artistes chérissent leur folie, lorsqu’elle n’est pas trop douloureuse, bien entendu.
[1]https://s1b905dfedf09e5b4.jimcontent.com/download/version/1593019880/module/13921524332/name/06_Itten_franz%20Etdouviennent_NewYork.pdf
[2] Un vrai dialogue se définit ici comme l’expression aussi authentique de l’être que possible, alternant avec une écoute aussi profonde qu’il se peut de l’interlocuteur.
[3] Ce que j’appelle guérison est tout simplement la tenue stable dans un champ familial et social, sans plus de recours thérapeutique…
[4] Dans la nuit de Bicêtre Gallimard 2006
[7] Nous verrons plus loin dans ce travail comment Bion a pu théoriser plus précisément ces points à travers ses fonctions alpha et bêta.
[8] Cette remarque clinique fut partagée par Henry Ey, qui regretta la disparition de ces guérisons spectaculaires à l’avènement des neuroleptiques. La crise aiguë aurait une fonction thérapeutique…
[10] Pinel lui-même traversa une dépression après le suicide d’un ami qu’il ne sauva pas…
[13] On entend là l’influence toute proche de J.J.Rousseau !