M.W.: pourquoi prendre des notes est supposer une évolution positive ?
M.L. : certains se souviennent que la séance précédente porter sur la question de la certitude et de la vérité dans leur rapport à la folie. A partir du moment où on a une telle certitude, pourquoi prendre des notes, suivre, observer ? Ni dynamique ni surprise là… Alors que prendre des observations, c’est supposer que ce qu’on a écrit aujourd’hui peut être différent le lendemain. Sinon, il suffit de cataloguer, d’étiqueter une fois pour toutes ! C’est hélas ce qu’on observe encore trop souvent de nos jours, malgré toutes les évidences des études de long terme.
Ainsi, Pinel, à l’instar de Colombier, s’appuiera sur ces notes pour son ouvrage majeur, le traité médico -philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie (1800-1801) dans lequel est mentionnée « la visée qui surgit d’un traitement tenant tout entier dans le rapport de parole ». L’analyse à postériori, par l’écrit, de la parole et des modifications de celle-ci, voilà qui pose les bases du traitement psychothérapique par le dialogue de la folie dès cette époque. Pussin et Pinel formèrent ainsi un couple inséparable, l’un effectuant, l’autre transmettant ce savoir du transfert qu’il voyait à l’œuvre.
Mais donnons la parole à Pussin lui-même, dans ses notes : Il est à remarquer que les fous les plus agités sont ceux où il y a le plus d’espérance de guérison[8].
C’est le contraire de ce que font la plupart des psychiatres actuellement…
 
L’on peut les réduire en deux classes :  la première, qui est la plus grande, est assurée de recouvrir [sic] son bon sens ; la seconde le recouvre également, mais pour retomber par intervalles, et c’est à ces derniers qu’un renouvellement de traitement serait de la plus grande nécessité. Ceux dont le principe de la folie est l'orgueil ou la religion sont seuls regardés incurables, et il est à propos de s’en mé?er parce qu’ils sont le plus souvent dangereux.  
 
Ce passage est extraordinaire, montrant l’immense rigueur d’observation de Pussin, et aussi la stabilité, hélas, du destin de la « folie », depuis ce temps. En effet, les études actuelles ne montrent pas autre chose, avec des moyens scientifiques plus précis, et encore ! L’évolution est ainsi globalement positive, dans à peu près 60% des cas sur des périodes longues, avec ou sans traitement, puisque c’est la même chose depuis cette époque, compte non tenu, certes, les différences de classification et de diagnostic importantes. C’est notons-le, identique aux résultats publiés en 1956 par François Tosquelles dans son expérience de Saint Alban. 
Reste que les épidémiologistes psychiatriques actuels sont d’accord avec Pussin, 25% des crises inaugurales de schizophrénie ne récidivant jamais, comme on l’a vu plus haut ! Ce sont donc des crises qui amènent un changement, et je pense que cela amène un changement d’interlocuteur tout simplement. L’objet même du présent travail sera de tenter comprendre, derrière des avancées spectaculaires de Pussin, ce qui discrimine les évolutions favorables et les autres, et nous y verrons la place sans doute déterminante de la question du dialogue concret. On peut espérer que si celui-ci devient la cause du problème et l’objet même du travail, les résultats s’améliorent encore…
 
M.W. : du coup est-ce que tu verrais ces crises comme une forme d’appel, un monde clos qui voudrait s’ouvrir ?
 
M.L. : non,  car ce serait une vision finaliste de ces moments, comme la crise savait ce qu’elle cherchait, alors que tout dépend de qui on rencontre dans ces moments-là.
 
M.W. : tout dépend alors du type de rapport social qui existe autour de ces moments.
 
M.L. : oui, le mieux étant que ces nouveaux interlocuteurs pensent que du nouveau peut sortir de là !
Je ne suis pas certain que ce soit majoritairement des appels à l’autre, mais plutôt des explosions de l’appareils psychique, qui tournent bien ou mal selon les rencontres qui se produisent alors.
 
P.B. : oui, ça dépend où tu tombes, soit dans un lieu de soin où une écoute et un dialogue existe, soit un endroit où la réponse n’est que médicamenteuse. L’un aura cette chance, l’autre non…
 
M.L. : si c’était l’appel à quelqu’un, ça tournerait spontanément plus facilement bien, les gens chercheraient comme on cherche un analyste, un autre, pour des problèmes névrotiques. Dans le trait psychotique, le décalage entre l’être et les mots, soit et l’autre est tel que ça ne s’adresse pas, c’est plutôt un système qui explose.
 
C.L. : c’est complètement immaitrisé.
 
N.B: au passage à l’âge adulte
 
M.L. : oui, à partir du moment où on suit la piste que je propose, ça se comprend mieux
 
P.B. : dans la toxicomanie, cette défense se met en place dans ce même moment.
 
M.L. : oui, mais il y a un équilibre dans la toxicomanie, qui va tenir un temps, et souvent les gens en sortent au bout de quelques années.
 
Il faut ensuite passer sur les classifications qu’il tente, bien en phase aussi avec son époque, et qui font sourire maintenant, comme les nôtres feront sourire nos successeurs dans 200 ans ! Je n’ai pu résister, puisqu’il parle des blondes !! Est-ce l’origine des plaisanteries douteuses de notre époque sur cette capillarité ?
 
Les cheveux roux sont ordinairement furieux ou imbéciles.
Les cheveux châtains bruns ou noirs et barbe rousse sont généralement très dangereux.
Les cheveux blonds sont plus doux et dégénèrent ordinairement en imbécillité ; arrivés à ce degré, il n’y a plus de guérison à espérer. 
 
On voit que Pussin fut parfois en contradiction avec son propre message d’espoir ! La classification, l’étiquetage vient ainsi, pour lui comme pour d’autres, faire limite à l’observation optimiste !
 
Mais revenons à ce que nous apprennent ces deux soignants
Tu[9] ne sais pas encore toute la tendresse de Pinel pour les malades de l’esprit. Tu vas en prendre la mesure au ?l de votre cohabitation. Cette tendresse, presque ce don, c’est Chaptal, le grand ami de jeunesse de Pinel à Montpellier, devenu ministre de l’Intérieur sous le Consulat, qui va lui-même le rappeler. A vingt ans, excité, désœuvré, déprimé, Chaptal va mal. Son ami parle beaucoup avec lui, pointe les causes possibles de sa maladie. Philippe Pinel le traitera toujours en égal, devinant déjà que tout thérapeute doit en passer par là et par rien d’autre pour tenter d’obtenir une guérison.
 
On comprend là l’importance de la résonance des rencontres dans toute avancée conceptuelle. Pinel[10], Chaptal, Colombier et Pussin ont le même vécu de fraternité avec le malheur, le déclassement, la folie, la dépression, la maladie. C’est la base sur laquelle ils se retrouveront, et pourront élaborer, l’un par la pratique, l’autre par l’écriture, les bases de la thérapie institutionnelle de la folie. C’est-à-dire notre propre folie, point barre !
 
 
Le difficile dialogue concret avec la psychose
 
 
Il est temps d’entrer plus précisément et longuement dans le détail du travail de Pussin, reconstitué par Marie Didier à partir des notes de celui-ci.
L’intérêt est là de différencier cette pratique du travail de la psychanalyse. Le traitement du trait psychotique nécessite des approches que l’analyse ne nous apprend pas. C’est ce que nous allons commencer à développer.
 
Celui[11] qui, croyant sauver son âme, refuse les plaisirs de la chair et toute nourriture pour « imiter les abstinences et les macérations des anciens anachorètes » il reste étendu même la nuit sur le dallage humide. Le docteur Pinel t’entend le réprimander durement puis lui parler avec douceur. Rien n’y fait. Pour le sauver, tu es obligé de l’attacher provisoirement à sa couche pour qu’il ne crève pas de froid la nuit. L’aliéné va se venger en refusant le moindre bout de pain. Il a très soif, boit sans arrêt mais ses forces faiblissent parce qu’il refuse toujours le bouillon. Au bout de deux semaines, il est presque mourant. Tu décides alors de le priver de boissons, sauf celle du bouillon gras. L’homme sur sa couche lutte avec lui-même. Assoiffé à l’extrême, il ?nit par boire le bouillon. Tout de suite après, tu le « récompenses » en lui donnant à boire en abondance. Son visage s’apaise. Les jours suivants, tu lui apportes du riz et quelques aliments solides. Je te vois agir ici sans avoir le moindre diagnostic de la maladie, uniquement par l’affrontement pur et simple de ta volonté contre celle de l’aliénéfaisant ainsi se lever en lui un con?it entre son idée ?xe et la crainte de la punition et obtenant de lui, au moins dans les apparences, la reconnaissance pour la première fois de son délire, bref, de sa vérité.
 
Le terme important ici est « conflit ». Un vrai dialogue en est toujours un. On le verra lorsqu’on abordera le travail de Francis Jacques.
 
Cette reconnaissance va le guérir -peut-être. Pinel écrira plus tard : « L’aveu qu’il a fait dans la suite après avoir recouvré la raison démontre que la conduite qu’on avait opposée à son égarement avait été le principe de sa guérison ; il a exposé la fluctuation cruelle qu'il avait éprouvée, pendant vingt-quatre heures et l'espèce de combat intérieur qu’il avait eu à soutenir entre le plan formé de périr  par une abstinence absolue et les mesures violentes dont il était menacé s’il refusait la  nourriture ; ce sentiment de terreur l’avait  enfin emporté et avait permis une nourriture substantielle, et dès lors le calme et le sommeil avaient préparé le rétablissement de ses forces. »
 
Là aussi, on retrouvera les mêmes processus d’affrontement dans la guérison de « Perceval le fou ».
 
 



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