Dr Yves Besombe : Effectivement, l'accent mis sur les résonances permet de constater que des harmoniques entre les systèmes autorisent la structuration, et qu'entre ces résonances, il n'existe tout simplement rien. C'est ainsi que Niels Bohr utilisa les théories de Poincaré pour ses représentations de l'atome.
Ces structurations par les harmoniques, ce sont en mathématique les grands systèmes de Poincaré, structures aléatoires et parfois statistiquement harmoniques. Lacan avait coutume de poser que l'effet de l'interprétation était incalculable. C'est exactement l'application du théorème de Poincaré à la psychanalyse, et par extension le fait que l'analyse des éléments n'a que peu de rapport avec le tout, qui est aussi fait de multiples résonances interactives et rétroactives entre les parties.
Le deuxième point issu de ces points de vue thermodynamiques et mathématiques est que l'objectif en psychanalyse ne peut être d'arriver à une solution causale, linéaire, il ne peut être qu'autre. Sa fonction va être de provoquer des résonances psychiques, dont on verra simplement, sans prédiction possible ensuite l'effet positif ou non. Ainsi quand on fait une interprétation, on ne peut que provoquer un désastre ou une construction ! Toute intervention de psychanalyste a ce statut dans ce système hyper complexe. Sachant cela, restons discret et sachons que seul l'effet d'après-coup est utilisable pour comprendre ce qu'on peut, au hasard des efforts psychiques des patients et analystes !
Mieux vaut sans doute dire aux patients la valeur relative et le risque qu'on accorde à nos interventions : les gens entendent très bien ce type de précaution, ils comprennent tout de suite que c'est quelqu'un d'autre qui parle d'eux, que les résonances interprétatives ne peuvent être que probables… On est donc analyste des effets de résonance de ce qui s'est passé en séance. C'est là que s'effectue l'analyse. Dans la séance suivante, ou plus tard dans la séance, quels sont-ils ? Ont-ils été constructifs ou destructeurs ? Les intrants de l’analyse ont-ils modifié les structures psychiques ?
C'est cela qui permet petit à petit d'approcher la cohérence du système de résistance, et de constater l'effet du flux de l'analyse sur la construction de l'appareil psychique du patient, et aussi, il faut toujours le dire, de l'analyste !
Il est donc totalement impossible de faire une interprétation juste si on tient compte de ces hypothèses thermodynamiques et mathématiques. On ne peut que dire des approximations. De même qu'on ne peut intégrer un système dynamique hypercomplexe et rétro actif, on ne peut dire quoi que ce soit du désir d'un être, sauf à le détruire, le forcer, le réduire à un système statique prévisible, donc linéaire, minéral, mais qui n'a plus les caractéristiques hypercomplexes du vivant.
Le paradoxe étant, en fin de compte, comme le note Isabelle Stengers, que ces systèmes hypercomplexes, interactifs, ouverts, dans lesquelles les mesures n'ont qu'un sens relatif, rendent mieux compte de la réalité que les tentatives antérieures : quand on va y voir, on crée des résonances souvent incalculables, dès qu'on ouvre la boite, on participe de manière hypercomplexe.
Ces systèmes se rapprochent en effet de la complexité même du réel. En devenant statistique, la thermodynamique s'en approche un peu plus. Elle perd en précision ce qu'elle gagne en périmètre d'application.
Conclusion
Si, en conclusion de cette première partie sur les fondements du vivant, du point de vue physique et thermodynamique, on tente de relier les thèses d'England et de Prigogine, on aperçoit quelques éléments bien utiles à l'étude de l'appareil psychique, et donc aux soins qu'on tente d'y apporter en psychanalyse.
Le premier est que la production d'un appareil psychique est ce qui fonde son existence, l'énergie qu'il dissipe ainsi étant ce pour quoi il aurait été conçu et qui remanie sans cesse son organisation.
Ce qui n'est pas sans conséquence pour valider la méthode psychanalytique, essentiellement axée sur la production langagière du patient contrairement à toutes les autres méthodes de psychothérapie qui appliquent un savoir sur lui, au risque de le perturber gravement… Elle est la seule, sans le savoir, à avoir adopté la théorie de Jérémy England.
Nathalie Peyrouzet : Mais alors, les actes produits sont aussi dans le même statut ?
Tout à fait, on est ce qu'on fait, la parole étant un acte parmi d'autres.
On peut même remarquer qu'on a là une solide validation par la thermodynamique de la plus convaincante des théories sur la genèse des traits psychotiques de type schizophrénique : il semblerait que la prime enfance de ces patients soit le théâtre d'informations actives, entrantes, qui ne font pas suffisamment cas des expressions motrices et verbales sortantes de l'enfant, de son énergie dissipatrice, pour reprendre les termes qui nous occupent ici. Dès lors l'organisation psychique va en pâtir.[11] Un dialogue attentif et affectueux (c'est à dire en vrai dialogue réciproque et respectueux des différences) avec l'enfant est sans doute l'élément thermodynamique loin de l'équilibre (le flux verbal dans lequel baigne l'enfant) qui autorise les plus efficaces résonances structurantes pour l'appareil psychique.
Le second est la primauté des phénomènes de flux sur la structure elle-même[12]. Voilà qui bouscule nos représentations habituelles ! En effet, dans cette théorie de Jérémy England, ce sont les flux qui déterminent la structure. Ceci rend compte, pour ne parler que du cerveau, de l'importante de la structure partiellement chaotique de cet organe, qui est ce qui lui permet précisément de s'organiser en fonction des énergies qui le traversent.
Un article d'Emmanuel Dausse[13] montre précisément ce mécanisme : L’idée que le chaos est le régime naturel qui sous-tend notre activité? cognitive a été soutenue par un certain nombre d’auteurs. On peut comprendre l’attrait exerce? par la dynamique chaotique sur les sciences cognitives. Cette faculté? qu’ont ces systè?mes, à partir d’équations très simples et à peu de dimensions, de gé?nérer des dynamiques impré?dictibles compose?es d’une infinité de « poches de mémorisation » possibles et capables de transitions entre ces multiples attracteurs, est une véritable aubaine pour les sciences cognitives.
Notons au passage que ces théories sur la place centrale du chaos dans l'organisation du cerveau font exactement appel à la logique du tiers inclus de Lupasco, que j’ai traité dans un livre précédent, dans la fonction du silence en psychanalyse[14]. Disons simplement ici que la création de systèmes contradictoires en boucle entraîne, par tension, leur résonance, laquelle va augmenter le chaos ou inaugurer une organisation de type supérieure, stabilisant alors l'émergence de ce système oscillant. Un système contradictoire, au lieu d'être un problème comme en logique classique, devient au contraire générateur d'une autre logique. C'est ce que Lupasco appelait l'énergie psychique[15].
Un exemple simple de cette mathématique complexe du cerveau, et de l'appareil psychique peut être pris dans le développement de l'enfance. Entre le désir de sucer sa tétine et celui de plaire à des parents qui cherchent parfois à l'en dissuader, l'enfant va osciller, aller de l'un à l'autre de ces plans contradictoires, créant un circuit instable. Cette tension va à son tour créer deux types de suite : soit une violence, d'une part ou de l'autre, de l'enfant ou des parents, qui va impliquer un surinvestissement de ce circuit instable, chaotique, au détriment de l'organisation psychique du sujet et de la famille aussi d'ailleurs, soit cette instabilité va se stabiliser grâce à la création, l’invention d'un autre circuit de plaisir, plus compatible avec l'âge de l'enfant et son environnement. Cela se passe naturellement vers deux ans et demi, lorsque l'expression des émotions, devenue possible par l'évolution du langage, ouvre un champ relationnel bien passionnant pour l'enfant. La tension contradictoire, générant une énergie psychique, aura alors servi à la recherche d'une solution d'une autre nature, qui fera alors (ou non !) résonance organisante. On est ici aussi dans les effets d'intégration des grands systèmes du Poincaré, avec leurs résonances structurantes…
Ceci est aussi particulièrement repérable dans l'apprentissage de la langue : tous les phonèmes sont présents dans le patrimoine génétique de l'enfant, dans le désordre des lalalies, et c'est le flux de langage qui le traverse qui crée l'organisation du langage propre à l'enfant. Le plaisir d'entendre, et puis celui de dire, vectorisés par le jeu, le plaisir d'être ensemble, sont des ingrédients dont l'absence est au cœur de la plupart des dysphasies, dans une étude que j'ai publiée[16].
[1] La crise de l'esprit. Robert Laffont 2000
[2] Pour simplifier et résumer, passer par la parole, c'est différer l'instinctuel, donc évider l'immédiat de la satisfaction...
[3] Isabelle STENGERS, « Structure dissipative », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/structure-dissipative/
[5] Parole pleine de ce que Lacan appelait le sujet, c'est à dire celle qui structure son désir...
[7] Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, « Hasard et nécessité », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/hasard-et-necessite/
[8] Et c'est ainsi que la mayonnaise tourne ! Une minuscule perturbation provoque la non-intégrabilité du système, et la mayonnaise perd sa forme (son intégrale mathématique), devient vinaigrette ! Mais à l'inverse, si une nouvelle perturbation survient, un peu d'eau tiède pas exemple, et cette vinaigrette devient par effet de saut, de résonances successives, un grand système de Poincaré, qui n'est alors rien d'autre qu'une délicieuse mayonnaise ! Ce système est loin de l'équilibre, grâce à la force du poignet et aux ingrédients introduits.
[9] Louis Féraud me fait remarquer que M. Surakov et V. Dmitrasinovic ont élaboré quelques solutions à ce problème, cependant dans un contexte simplifié au plan, donc à deux dimensions... En 1991, une autre solution, informatique, nécessitait cependant un temps infini de calcul !
[10] Pont américain qui fut détruit par un effet malheureux de résonance oscillatoire dans un vent de 60 Km/h
[11]Franck Nicolas, https://www.em-consulte.com/article/15434/hallucinations
[12]http://www.inventionpsychanalyse.com/transfert-et-structure.php
[14] Technique et fin de la psychanalyse, L'harmattan, 2018
[15] Louis Féraud fait remarquer fort à propos le lien entre ces théories et la problématique quantique.
[16]Empan n°1 2016.
[18] Perceptions non encore organisées
[19] Louis Féraud prend pour exemple de cela la théorie des distributions de L. Schwartz.
[20] D.W. Winnicot. La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques. Gallimard 1989
[22] La vie oscillatoire, Odile Jacob 2010
[23] Le problème de la sociologie et autres textes, Editions du Sandre 2006