Il faut noter en passant que des études commencent à sortir sur les effets paradoxaux des neuroleptiques, sans aucun doute utiles dans les phases aiguës, mais probablement moins intéressants pour le long terme, eut égard à leur influence sur une certaine involution cérébrale, prouvée chez l'animal, ainsi que chez l'homme. S'ils sont à l'origine d'une baisse du nombre et de l’activité des neurones, ont comprend que l'organisation temporelle de l'appareil psychique en fonction des flux va en pâtir. Ces recherches sont encore en cours[17]… Mais il est probable que si les neuroleptiques diminuent le nombre de neurones, donc baissent le niveau du chaos cérébral, ils diminuent aussi les possibilités de restructuration sur le long terme.
Pierre Burguion : C'est ainsi que beaucoup de patients sous neuroleptiques prennent de la cocaïne. Ils ont besoin de se sentir revivre !
Yves Besombes : On ne peut endiguer ce système psychique, car de toute façon on a envie d'être, envie de vivre…
Oui, on ne peut interdire le plaisir, qui est la vie même…
Le troisième, si on assimile les flux d'énergie traversant le sujet au plaisir, comme on l'a vu pour la dysphasie, situe ce dernier comme l'élément structurant central de toute l'organisation de l'appareil psychique, à partir de son potentiel génétique. En effet, transformer le bruit[18] en information, ce qui demande du travail d'organisation, autorise le plaisir d'accroitre sa dissipation énergétique, par le biais d'un gain organisationnel et expressif. Si la psychanalyse a pu étendre la notion de zone érogène à tous les sas d'échange avec l'extérieur, cela vient ici bien en résonance avec cette théorie thermodynamique du plaisir structurant des flux...
Enfin, le développement important de la physique des résonances amène, avec le théorème de Poincaré, une notion d'irréversibilité du changement, traduite en termes mathématiques par le concept de fonctions non intégrables, c'est à dire en partie non calculables, mais approchables statistiquement, reprise dans les derniers développements de la thermodynamique[19]. Ainsi, ondes et corpuscules quantiques, dérivés de fonctions intégrables ou non, résonances, productions psychiques et retours dialogiques parlent-ils au fond un peu de la même chose : l'invention constamment partiellement imprévisible et parfois structurante du monde.
De manière plus intuitive, cela peut se comprendre avec l'exemple d'une toupie : si la conjonction, la résonance des forces complexes qui s'appliquent à elle est un grand système de Poincaré, cela signifie que l'axe de la toupie dessine une courbe régulière, donc définissable statistiquement comme l'intégrale de ces mouvements. Si au contraire les forces de lancement interférant avec la force de la pesanteur et la force d'inertie rotatoire, puis de frottement ne résonnent pas de façon stable, intégrable, la toupie partira dans tous les sens de façon chaotique. Pour l'enfant qui la lance, le coup sera loupé. Un léger évènement aléatoire au lancement mène à l'un ou l'autre système.
On constate également dans cet exemple un phénomène proche de celui exploré par Jéremy England : les flux entrants, lorsqu'ils donnent lieu à une organisation spontanée, lorsqu'ils sont intégrables, selon Poincaré, aboutissent à une dissipation d'énergie plus durable, donc plus efficace selon le critère temporel au moins que dans le cas d'un lancer raté…
Les résonances, dans les cas non intégrables, donc pour nous exagérément traumatiques, ne font pas structure, ne provoquent pas d'organisation.
Il est clair en effet que les phénomènes de résonances peuvent aussi bien détruire que construire : détruire comme le pont de Tacoma ou le verre de la Castafiore, ou construire, comme les résonances musicales construisent un monde de plaisir, comme le monde de l’art ouvre l’imaginaire par toutes les métaphores et correspondances qu’il propose. Il est net en particulier que la métaphore est essentiellement une résonance.
Pourquoi ne pas poser l’hypothèse que le départ de la vie est une de ces résonances, ici entre parents et enfants, qui va venir structurer les outils de la relation, ce qui à défaut peut aboutir à l’autisme. Qu’il n’existe pas d’auto-organisation neurologique dans ce domaine est largement, hélas, prouvé expérimentalement dans l’hospitalisme et les cas d’enfant sauvage. Le développement de l’appareil psychique et du langage est épigénétique, et non pas seulement génétique comme le posait Chomsky.
Ce n’est sans doute pas un hasard si les chansons d’enfance existent dans toutes les civilisations, mettant ainsi en résonance le plaisir maternel et celui de l’enfant. Qui fera un jour une étude sur le lien entre la présence ou non de ces chansons d’enfant dans le champ familial et les troubles neurodéveloppementaux ?
Notons enfin que cette réflexion sur l'importance des résonances qu'entraînent les flux d'énergie qui nous traversent amène à une autre lecture des effets du refoulement. C'est, tout simplement, que lorsque des éléments essentiels du psychisme sont refoulés, n'étant plus accessibles, ils ne sont plus en possibilité de résonner avec ce qui se présente au sujet. Dès lors une part plus ou moins importante de l'être est soustraite aux effets constamment restructurant du réel. Le noyau fixe et non remaniable reste fiché au cœur de l'appareil psychique qui lui s'adapte comme il peut au réel, gêné, parfois bloqué lui aussi par ce noyau abrité des flux de la vie. Beaucoup de symptômes ne le restent alors qu'en raison même de la persistance du refoulement. Qu'il se lève, et alors ce symptôme s'expose à nouveau au flot des informations, se remaniant alors à nouveau par simple nécessité thermodynamique.
Lorsque le refoulement est celui d'un chaos lui-même, la construction de l'appareil psychique est bien en danger. Les flux entrants et sortants ne permettent plus la construction dissipatrice.
C'est l'exemple qui suit, de Winnicot.
Mark, dont le moi étranger[20] révéle la folie de la mère
Dans un de mes cas récents, il a été nécessaire de remarquer, de comprendre et d'interpréter l'intrusion soudaine d'un matériel « étranger ». Le patient était un garçon de six ans qui m'était envoyé parce qu'il était incapable d'utiliser son intelligence, qui était bonne ; au lieu de cela, il mordait jusqu'à les trouer ses gants, sa veste, sa cravate, son pull-over, et il ne voulait déféquer que dans un pot de chambre à côté d'un des parents… …
L’entretien a eu un bon effet, parce que j'ai été en mesure de faire le tri entre la pagaille qu'il y avait dans l'esprit du garçon et la pagaille introduite dans sa vie par certains traits caractéristiques de la mère… …
Finalement j'ai déclaré fermement : « Il arrive que maman devienne folle quand tu es là. C'est cela que tu me montres » … …
Quand j'ai regardé la mère d’un œil neuf j'ai réalisé qu'elle avait l'air d'avoir un problème personnel grave et quand je lui ai parlé de cela, elle a volontiers admis qu'elle allait souvent mal.
La lecture de ce cas à la lumière de tout ce que nous venons de travailler me semble illustrer assez bien ce qui peut se passer lorsqu’un flux d’informations entre chez un enfant sans qu’il ne puisse le dissiper avec l’aide parentale d’une construction en résonance avec lui-même et l’extérieur.
La séance, unique, faite par Winnicott, a permis que le chaos intérieur de l’enfant se transforme à nouveau en organisation dynamique de son énergie, à l'aide du transfert thérapeutique. Le gain social et personnel de cette nouvelle énergie dissipatrice mieux organisée a abouti ici à un résultat satisfaisant.
On ne peut s'empêcher ici de penser aux fonctions alpha et bêta de Bion, le parent fournissant par sa fonction alpha de rêverie positive sur l'enfant la possibilité à ce dernier d'organiser sa pensée et son désir à partir de son chaos bêta, ou au contraire, parfois hélas, le désorganisant, comme dans le récit de Winnicot.
[1] La crise de l'esprit. Robert Laffont 2000
[2] Pour simplifier et résumer, passer par la parole, c'est différer l'instinctuel, donc évider l'immédiat de la satisfaction...
[3] Isabelle STENGERS, « Structure dissipative », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/structure-dissipative/
[5] Parole pleine de ce que Lacan appelait le sujet, c'est à dire celle qui structure son désir...
[7] Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, « Hasard et nécessité », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/hasard-et-necessite/
[8] Et c'est ainsi que la mayonnaise tourne ! Une minuscule perturbation provoque la non-intégrabilité du système, et la mayonnaise perd sa forme (son intégrale mathématique), devient vinaigrette ! Mais à l'inverse, si une nouvelle perturbation survient, un peu d'eau tiède pas exemple, et cette vinaigrette devient par effet de saut, de résonances successives, un grand système de Poincaré, qui n'est alors rien d'autre qu'une délicieuse mayonnaise ! Ce système est loin de l'équilibre, grâce à la force du poignet et aux ingrédients introduits.
[9] Louis Féraud me fait remarquer que M. Surakov et V. Dmitrasinovic ont élaboré quelques solutions à ce problème, cependant dans un contexte simplifié au plan, donc à deux dimensions... En 1991, une autre solution, informatique, nécessitait cependant un temps infini de calcul !
[10] Pont américain qui fut détruit par un effet malheureux de résonance oscillatoire dans un vent de 60 Km/h
[11]Franck Nicolas, https://www.em-consulte.com/article/15434/hallucinations
[12]http://www.inventionpsychanalyse.com/transfert-et-structure.php
[14] Technique et fin de la psychanalyse, L'harmattan, 2018
[15] Louis Féraud fait remarquer fort à propos le lien entre ces théories et la problématique quantique.
[16]Empan n°1 2016.
[18] Perceptions non encore organisées
[19] Louis Féraud prend pour exemple de cela la théorie des distributions de L. Schwartz.
[20] D.W. Winnicot. La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques. Gallimard 1989
[22] La vie oscillatoire, Odile Jacob 2010
[23] Le problème de la sociologie et autres textes, Editions du Sandre 2006