Le terme addiction est d'étymologie latine, ad-dicere : «dire à». Dans la civilisation romaine, les esclaves n'avaient pas de nom propre et étaient dits à leur Pater familias. Le terme d'addiction exprime une absence d'indépendance et de liberté, donc bien un esclavage.
Selon l'étymologie addictus qui, en bas latin, signifie «adonné à», ce terme était utilisé en droit romain pour désigner la situation du débiteur qui, incapable de payer ses dettes, se trouvait «adonné» à son créancier. Ce dernier avait alors le droit de disposer entièrement de sa personne comme d’un esclave. Il s’agit, en quelque sorte, d’une contrainte par corps.
Ainsi, être addicté était au Moyen Âge une obligation d'un débiteur qui ne pouvait rembourser sa dette autrement à payer son créancier par son travail à la suite d'une ordonnance d'un tribunal.
Par la suite, dans la langue anglaise dès le XIVe siècle, addiction a pu désigner la relation contractuelle de soumission d'un apprenti à son maître, puis se rapprocher peu à peu du sens moderne, en désignant des passions nourries et moralement répréhensibles. Toujours en langue anglaise, le mot addiction est totalement intégré dans le langage populaire pour désigner toutes les passions dévorantes et les dépendances.
Je ferais ici trois remarques :
1. L’addiction remet au centre des préoccupations l'objet drogue, avec la notion de comportement, tout en essayant de le noyer dans une indifférenciation généralisée.
2. La souffrance ou la plainte du toxicomane sont entendues, par le discours scientifique comme devant faire l'objet d'une réponse. Or cette souffrance étant d'ordre neuro-bio-pharmacologique, la réponse sera, elle aussi d'ordre neuro-bio-pharmacologique.
3. En mettant l'accent sur l'aspect d'impossibilité de contrôler ce comportement, le concept d'addiction prend le contre-pied d'une position qui ferait appel à la responsabilité du toxicomane et qui a été illustrée par la formule d'Hugo Freda : "C'est le toxicomane qui fait la drogue".
A ce bégaiement de l'histoire sur le versant des concepts correspondent d'autres répétitions tant sur le versant des produits que de certaines modalités de prise en charge.
1898 est l'année de mise sur le marché d'un produit de substitution à la morphine par le laboratoire Bayer.
"La diacétylmorphine s'avère cinq fois plus active que la morphine, et en raison de ses propriétés énergisantes, elle fut commercialisée sous le nom d'héroïne. Grâce à cette substance et à l'aspirine, qui était vendue sous un même emballage la petite fabrique de colorant Bayer devient un géant mondial de la chimie. Passant sous silence le fait que l'héroïne produisait une dépendance, le prospectus de Bayer assenait des vérités irréfutables sur son produit :
Dès les années 1880 ont ouvert en France des instituts de morphine. Dans cette fin de 19ème siècle la morphine devient le médicament miraculeux, universel, qui traite le diabète comme l'anémie, l'angine de poitrine et la nymphomanie. Elle s'avère pour le corps médical de l'époque fort utile pour traiter les femmes considérées comme des êtres faibles et fragiles. "Leur corps fragile, fécond et souffreteux, en font les victimes de vapeurs, du névrotisme, de l'hystérie". Rapidement l'injection de morphine devient une pratique répandue auprès des femmes du grand monde qui sont les premières à en abuser. Je prendrais ici un passage d'un article d'Anne Coppel intitulé " Changement de rôle ou pathologie des rôles sociaux ? L'exemple des femmes" :
"Les dames se piquent délicatement, aux bras, aux poignets. La passion leur troue la peau, bientôt, elles s'injectent la morphine aux emplacements encore disponibles, les moins douloureux. Le corps comme une pelote, boursouflé, tacheté d'auréoles enflammées, devient pitoyable. Cyril et Berger décrivent cette femme "délicieuse, la fraîcheur d'une rose à l'aube", soudain envahit par une odeur de charogne : "un abcès provoqué par une des nombreuses piqûres qui criblait ses cuisses venait de crever, lâchant son pus comme une latrine qui déborde de sa dalle". Des instituts de morphine s'ouvrent, sorte de shooting galery où les femmes qui ne parviennent plus à s'injecter elles-mêmes font appel à des "morphineuses" qui injectent le produit selon les règles de l'art. Le Docteur Guimbail relate l'étrange aventure d'un ami accompagnant la morphinée à son institut. Le fiacre s'arrête dans un quartier désert ; à pied dans une rue sombre, ils gagnent une maison isolée "sans apparences". Sur des divans, des femmes assises ou accroupies dans un état pitoyable, orbites creuses, yeux perdus, teints cadavériques ; les unes enfermées dans leur mutisme, les autres agitées de convulsions involontaires ou de gestes convulsifs ; d'autres encore prises de tremblements. L'impression est repoussante. "Tout d'un coup, une porte s'ouvre, une gerbe de lumière resplendissante se répandit dans la pièce voisine de la triste salle de réception et une femme admirablement belle vint la traverser d'un pas leste et élastique. Ses lèvres étaient empourprées, ses yeux vifs et radieux. Bientôt, disait tout bas ma compagne, une autre de ces cargaisons lamentables en sortira aussi belle que celle que vous venez de voir".
"Toutes ces dames se levèrent et se précipitèrent comme des furies sur le seuil de la chambre voisine où une vieille femme était debout, qui enveloppée dans un châle des Indes décoloré, une lampe à la main suivait du regard avec une expression de contentement la dame qui venait de sortir."
"C'est mon tour, s'écrièrent les impatientées en se heurtant les unes aux autres et cherchant à pénétrer. A la fin, la vieille pris une dame par la main et la conduisit dans sa chambre. Avant que la porte ne se referma sur elle, je l'entendis crier : au moins Madame Claire, mais pour le moins, trois piqûres pour chaque bras."
"C'est ainsi que la morphinomanie clandestine se développe à l'ombre de la Civilisation et du Progrès conclut Guimbail. Ses effets pernicieux paralysent l'esprit et détruisent le corps. Les Pouvoirs Publics sont avertis. Puissent-ils se trouver suffisamment armés pour endiguer le fléau."
Pendant cette aventure des instituts de morphine, un médecin viennois, réalise un de ses rêves, aller à Paris. C'est ainsi qu'il fit à la Salpetrière une rencontre déterminante, celle de Charcot qui travaillait lui aussi auprès des hystériques. Vous aurez reconnu dans ce médecin, l'inventeur de la psychanalyse. En 1895 Freud publie avec son ami Breuer les "Études sur l'hystérie", livre qui fera date, puisque c'est dans une étude de malade, celle d'Anna O, qu'apparaît pour la première fois le terme de talking cure. On peut noter la différence de traitement et d'approche des questions que pouvait poser l'hystérie avec d'un côté le recours à l'injection de morphine et de l'autre la place laissée à l'écoute de la parole des patientes.
En 1996, nous arrivons à la mise sur le marché du Subutex comme produit de substitution aux opiacés. Le dictionnaire Vidal de 1998 présente les choses de la façon suivante :
"Posologie et mode d'administration :
Subutex pourra être prescrit par tous médecins dans le cadre d'une thérapeutique globale de prise en charge du patient présentant une pharmacodépendance aux opiacés après un examen médical du patient… Il est recommandé au médecin qui s'engage à suivre un toxicomane, dans le cadre d'un traitement de substitution au long cours de s'entourer de l'avis de confrères exerçant en centre spécialisé de soins aux toxicomanes ou de médecins de ville expérimentés. Ce suivi sera facilité par une pratique en réseau comprenant les Centres de Soins Spécialisés aux Toxicomanes, les médecins généralistes, les pharmaciens d'officines et un centre hospitalier."
Dès le début des études sur l'efficacité de ce produit de substitution, on peut dire que l'optimisme était de rigueur. En effet on peut lire dans une étude faite par l'équipe du département de psychiatrie de Harvard et publiée au début des années 80 le commentaire suivant : «la buprénorphine supprime l'usage de l’héroïne chez les héroinodependants … les propriétés agonistes de 8 mg de buprénorphine sont équivalentes à celle de 40 à 60 mg de méthadone... Cependant..., la buprénorphine est plus sûre que la méthadone sur deux points : elle n'induit pas de dépendance significative et le risque d'overdose est écarté du fait de ses propriétés antagonistes des opiacés … nos résultats basés sur la mesure directe de l'usage d'héroïne chez les dépendants nous permettent de croire que la buprénorphine est un instrument pharmacologique sur et de grande efficacité».
La pratique de cette prescription de produits de substitution nous a démontrer que la réalité sera toute autre. Non seulement les toxicomanes, pour une part non négligeable d'entre eux ont continué leur métier, c'est à dire qu'ils ont détourné les conseils de consommation donnés par les médecins en injectant ou en sniffant ces produits mais aussi nous avons vu rapidement entrer dans les programmes de substitutions des personnes déjà dépendantes du Subutex. La vente de rue en ayant fait un produit d'entrée dans la dépendance.
Curieusement, et sûrement parce que l'histoire ne serait qu'un éternel recommencement, on assiste en France à un tournant de la politique sanitaire et sociale qui mets de plus en plus l'accent sur la question de la santé publique liée aux prises de produits. Une nouvelle orientation voit le jour dans les années 90, la politique de réduction des risques. Il s'agit au-delà de la question du soin, de considérer la toxicomanie comme un moment dans la vie d'une personne et de diminuer le plus possible les risques pris durant cette période. Dans cette même perspective se mettent en place, dans des pays voisins (Suisse, Hollande, Angleterre) des programmes de prescriptions d'héroïne. En septembre 1995 ouvre à Genève le programme PEPS : Programme Expérimental de Prescription de Stupéfiants. "L'un des objectifs… est de permettre la rétention des patients toxicodépendants dans le système public de santé afin d'atteindre les objectifs de réduction des risques : arrêter la consommation d'héroïne illégale, prévenir les maladies transmissibles par voies intraveineuses et/ou sexuelles, améliorer la qualité de vie de ces toxicomanes atteints d'une dépendance lourde aux opiacés. Les critères d'admission sont : des déficits importants dans les domaines médicaux, psychiques et sociaux ; une consommation de deux ans minimums, deux échecs thérapeutiques documentés ; renoncer au permis de conduire ; un âge minimum de 18 ans, une résidence à Genève depuis au minimum un an et demi ; la participation à l'évaluation scientifique et au suivi médical… Sur le plan psychosocial, dans un premier temps de traitement, le modèle conceptuel cognitivo-comportemental est utilisé de manière privilégiée, tant pour le traitement de la dépendance que pour celui de la comorbidité psychiatrique. Les approches psychodynamiques et systémiques sont utilisées dans les phases ultérieures."