Pendant la première guerre mondiale, le 12 juillet 1916 une loi avait déjà été adoptée pour régler l’importation, le commerce, la détention et l’usage des substances qualifiées de vénéneuses notamment celle qui posaient des problèmes sanitaires, l’opium, la morphine et la cocaïne.
Contrairement à l’idée reçue, «les problèmes de la drogue» ne datent pas du lendemain de Mai 68. Dès les années 1870, et plus encore à la Belle Époque, le péril toxique est dénoncé. Bien avant le
junky, les figures de la «morphine», du fumeur d’opium ou du noctambule cocaïnomane hantent l’imaginaire collectif. La question est perçue comme suffisamment grave pour qu’en plein conflit mondial le Parlement légifère.
Au départ seul l’opium fumé est visé. Importé d’Orient par les fonctionnaires coloniaux et les officiers de Marine, adopté par le monde des arts et des lettres, le vice qui a mis la Chine à genoux gagne la capitale qui, selon certains parlementaires, aurait, dans les années 1910, compté jusqu’à 1200 fumeries. Plus encore que la morphine des décennies précédentes, le
chandoo, nom donné à l’opium préparé pour être fumé, est perçu comme un danger sanitaire mais aussi patriotique.
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Art. 1er– Les contraventions aux règlements d’administration publique sur la vente, l’achat et l’emploi des substances vénéneuses sont punies d’une amende de cent à trois mille francs et d’un emprisonnement de six jours à deux mois ou de l’une de ces deux peines seulement.
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Art. 2 –Seront punis d’un emprisonnement de trois mois à deux ans et d’une amende de mille à dix mille francs ou de l’une de ces deux peines seulement, ceux qui auront contrevenu aux dispositions de ce règlement concernant les stupéfiants tels que : opium brut et officinal ; extraits d’opium ; morphine et autres alcaloïdes de l’opium (à l’exception de la codéine), de leurs sels et de leurs dérivés ; cocaïne, ses sels et ses dérivés ; haschich et ses préparations.
«Seront punis des mêmes peines ceux qui auront usé en société desdites substances ou en auront facilité à autrui l’usage à titre onéreux ou à titre gratuit, soit en procurant dans ce but un local, soit par tout autre moyen».
Antonin Artaud en fera un commentaire devenu célèbre dans sa lettre à M. le législateur de la loi sur les stupéfiants de 1925.
Lettre à M. le législateur de la loi sur les stupéfiants - Antonin Artaud - (1925)
Monsieur le législateur,
Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con.
Ta loi ne sert qu'à embêter la pharmacie mondiale sans profit pour l'étiage toxicomaniaque de la nation parce que :
1° Le nombre des toxicomanes qui s'approvisionnent chez le pharmacien est infime;
2° Les vrais toxicomanes ne s'approvisionnent pas chez le pharmacien;
3° Les toxicomanes qui s'approvisionnent chez le pharmacien sont tous des malades;
4° Le nombre des toxicomanes malades est infime par rapport à celui des toxicomanes voluptueux;
5° Les restrictions pharmaceutiques de la drogue ne gêneront jamais les toxicomanes voluptueux et organisés;
6° Il y aura toujours des fraudeurs;
7° Il y aura toujours des toxicomanes par vice de forme, par passion;
8° Les toxicomanes malades ont sur la société un droit imprescriptible, qui est celui qu'on leur foute la paix.
C'est avant tout une question de conscience.
La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l'inspecteur-usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes: c'est une prétention singulière de la médecine moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de chacun.
Tous les bêlements de la charte officielle sont sans pouvoir d'action contre ce fait de conscience: à savoir, que, plus encore que la mort, je suis le maître de ma douleur. Tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de la vacuité mentale qu'il peut honnêtement supporter.
Lucidité ou non lucidité, il y a une lucidité que nulle maladie ne m'enlèvera jamais, c'est celle qui me dicte le sentiment de ma vie physique. Et si j'ai perdu ma lucidité, la médecine n'a qu'une chose à faire, c'est de me donner les substances qui me permettent de recouvrer l'usage de cette lucidité.
Messieurs les dictateurs de l'école pharmaceutique de France, vous êtes des cuistres rognés: il y a une chose que vous devriez mieux mesurer; c'est que l'opium est cette imprescriptible et impérieuse substance qui permet de rentrer dans la vie de leur âme à ceux qui ont eu le malheur de l'avoir perdue.
Il y a un mal contre lequel l'opium est souverain et ce mal s'appelle l'Angoisse, dans sa forme mentale, médicale, physiologique, logique ou pharmaceutique, comme vous voudrez.
L'Angoisse qui fait les fous.
L'Angoisse qui fait les suicidés.
L'Angoisse qui fait les damnés.
L'Angoisse que la médecine ne connaît pas.
L'Angoisse que votre docteur n'entend pas.
L'Angoisse qui lèse la vie.
L'Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie.
Par votre loi inique vous mettez entre les mains de gens en qui je n'ai aucune espèce de confiance, cons en médecine, pharmaciens en fumier, juges en malfaçon, docteurs, sages-femmes, inspecteurs-doctoraux, le droit le disposer de mon angoisse, d'une angoisse en moi aussi fine que les aiguilles de toutes les boussoles de l'enfer.
Tremblements du corps ou de l'âme, il n'existe pas de sismographe humain qui permette à qui me regarde d'arriver à une évaluation de ma douleur précise, de celle, foudroyante, de mon esprit!
Toute la science hasardeuse des hommes n'est pas supérieure à la connaissance immédiate que je puis avoir de mon être. Je suis seul juge de ce qui est en moi.
Rentrez dans vos greniers, médicales punaises, et toi aussi, Monsieur le Législateur Moutonnier, ce n'est pas par amour des hommes que tu délires, c'est par tradition d'imbécillité. Ton ignorance de ce que c'est qu'un homme n'a d'égale que ta sottise à la limiter.
Je te souhaite que ta loi retombe sur ton père, ta mère, ta femme, tes enfants, et toute ta postérité. Et maintenant avale ta loi.
Antonin Artaud [in L'ombilic des Limbes (1925). NRF, Poésie/Gallimard, 1993]
Alain Delrieux, dans un livre intitulé "L'inconsistance de la toxicomanie" établit l'origine de cette notion et reconstruit l'histoire de la toxicophilie en France au travers d'une lecture approfondie de plus de 400 textes. "Nous n'avons trouvé qu'en 1885 le premier usage de toxicomanie, terme qui ne réapparaîtra qu'en 1894. Mais la notion existait déjà avant le vocable, c'est pourquoi nous nous croyons autorisé à dégager dès l'année 1871 la conception que les médecins s'en faisaient même si le terme n'apparaît dans le titre d'un texte qu'en 1909… La prégnance de la notion de dégénérescence et bientôt l'écran théorique provoqué par le constat de la polyintoxication se conjuguèrent pour empêcher de questionner à nouveau les pratiques narcophiliques, en tenant compte du vécu subjectif et des mises en scène requises par les individus. Considéré comme un dégénéré, donc comme quelqu'un d'atteint dans ses facultés supérieures, notamment morale, le toxicomane, en ces années 1871-1898 tombe sous le coup de ces sortes de jugement : c'est un vicieux ou un pervers"
A cette époque, on voit que le discours scientifique fait l’effort de réduire ce qui pouvait apparaître comme une diversification à savoir l'inhalation d'éther, la fumerie d'opium ou la piqûre intramusculaire de morphine, la consommation de cocaïne sous un seul et même terme, celui de toxicomanie.
Quelque cent ans plus tard, resurgit cette même volonté avec le concept des addictions. Dans un rapport établi sur proposition de la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie, le professeur Parquet tente d'expliquer l'intérêt du vocable des conduites addictives :
«La distinction nouvelle entre usage, abus et dépendance permet de regrouper les comportements de consommation de l'ensemble des substances psychoactives sous une même rubrique». Là où le médecin de la fin du 19èmesiècle englobe sous un même vocable consommateur d'éther, d'opium, de morphine et de cocaïne, celui de la fin du 20èmesiècle élargit encore la catégorie à l'alcool, au tabac, aux médicaments psychotropes, aux drogues illicites. C'est un concept à ce point élastique que l'on va jusqu'à trouver des addictions au jeu, au sexe, au travail, à Internet, etc… La liste des objets de dépendance devient illimitée. Continuons avec le professeur Parquet : "La réalité neuro-bio-pharmacologique sous-tendant un comportement spécifique de dépendance a progressivement conduit à individualiser le comportement de dépendance quelle qu'ait été la substance qui a initialisé ce comportement, et a ainsi ouvert le champ à la notion des conduites addictives. L'addiction est, selon Goodman, le processus par lequel un comportement, pouvant permettre à la fois une production de plaisir et d'écarter ou d'atténuer une sensation de malaise interne, est employé de façon caractérisée par l'impossibilité répétée de contrôler ce comportement et sa poursuite en dépit de ses conséquences négatives."