Nous pouvons sûrement nous mettre d'accord sur cette conception du soin comme tentative de mieux être pour une personne. A savoir, une amélioration de son état somatique, et au-delà du somatique, une amélioration qui permettrait de dire qu'il va mieux voire qu'il va bien. Ces améliorations englobent des aspects médicaux, sociaux, et psychologiques. Il paraît évident, au regard de tout le monde, qu'un progrès significatif peut être constaté, que la consommation débordante de produits a quasiment disparu, que la situation sociale est stabilisée et qu'un travail psycho-thérapeutique est éventuellement engagé. Précisons maintenant ce qu'il en est de cette notion de soin. Je prendrai pour cela quelques définitions du Larousse :
Soin :
– Soin que l'on a de bien faire quelque chose.
– Avoir soin, prendre soin de quelqu'un, de quelque chose, veiller à leur bien être, à leur bon état.
– Actions par lesquelles on veille au bien être de quelqu'un, au bon état de quelque chose.
– Être aux petits soins pour quelqu'un, l'entourer d'attentions délicates, veiller à ce que rien ne manque.
– Ensemble des moyens hygiéniques, diététiques et thérapeutiques mis en service pour conserver ou rétablir la santé.
Le projet est alors de mettre à la disposition de la personne l'ensemble des moyens nécessaires pour son bien être ou pour y arriver. L’échec, les difficultés rencontrées dans les prises en charge sont alors ramenées à la conséquence de l'inadéquation ou de l'insuffisance des moyens mis en œuvre. D’où l'idée qui fait son chemin et qui impacte de plus en plus notre activité de s'adapter toujours plus aux besoins des toxicomanes.
Une pratique concernée ou orientée par la psychanalyse permet me semble-t-il de prendre la question par un autre bout. Il s'agit de traiter non pas de l'ensemble, de l'universel, mais du singulier, c'est à dire de prendre le sujet comme ce qui fait objection au collectif. Il faut permettre à chacune des personnes que nous rencontrons de pouvoir s’expliquer, cette explication ne pouvant être prise que dans le cadre d'une relation transférentielle. Il ne s'agit pas de proposer le kit qui garantirait l'accès à ce bien être dont le soin semble prendre la responsabilité, mais de veiller à ce que, au un par un des prise en charge puisse émerger ce qui restait jusque-là ignoré. Il faut s'intéresser au cas par cas aux modalités singulières des réponses du sujet au-delà des registres de la morale ou de la santé publique. Même s'il se contente d'un seul objet, en opposition sur ce point avec la société de consommation qui elle propose des objets en série, encore que la multiplicité des produits soit une tendance actuellement de plus en plus marquée, le toxicomane, l'addict est l'exemple même de la prise dans le discours économique de la consommation, produisant l'objet qui permet de clore le discours. L'aspect fondamental de cette organisation est qu'elle tourne rond, sûrement jusqu'à l'usure, mais l'usure est-elle à l'échelle humaine ? Ou jusqu'à ce que quelque chose puisse venir gripper cet agencement. Le recours à la toxicomanie en tant que discours, c'est-à-dire en tant que fait social exclu la parole d'un toxicomane, pour le rabattre en tant que sujet à la catégorie d'exclu, d'où cette assimilation entre toxicomanie et précarité. Même si des toxicomanes se trouvent dans des situations précaires, la toxicomanie n'est pas pour autant le signe de la précarité. La question de la toxicomanie pour un sujet peut permettre d’ouvrir un espace de parole, cet espace de construction d'un symptôme. C'est à dire d'un non-sens, d'une énigme, d'une question sans réponse qu'il peut adresser à un autre. Il faut se donner les conditions de dé-complétude qui pourraient désaliéner le sujet de ce dans quoi il se perd, sa seule liberté se trouvant être son symptôme ; désintoxiquer la drogue pour intoxiquer le sujet des mots qui le construisent. Créer ces conditions c'est aussi leur donner la possibilité d'un choix, non dupe des enjeux cliniques qu'il prend à son compte, ou dont il se détourne dans une tentative radicale d'ignorance. Créer du vide là où il y a du plein, créer du trou, du chaos, là où le toxicomane lui-même et le discours dans lequel il se complaît veulent ignorer le malaise structurel du sujet et de la civilisation. Il ne s'agit pas pour moi de mettre à tout prix, ou à n'importe quel prix, du psychanalyste dans la prise en charge ou le traitement ; mais de prendre au sérieux le malentendu d'un «ça va mieux», qui suppose que quelque chose du sujet est apaisé, pour en faire le ressort d'une parole singulière qui ne se clôturerait pas d'un «ça va bien». La satisfaction que l'on peut tirer des améliorations que l'on repère objectivement, ne peut nous laisser nous endormir par ce à quoi chacun voudrait nous faire croire. Opposer à ce qui se dessine d'une promesse de bonheur en acte, la certitude que le sujet ne s'y laissera pas réduire sans quelques résistances. Dans cette optique, j'opterai pour des articulations de pratiques qui laissent place à ce malentendu, à savoir une incohérence de fond qui peut tendre à la surprise pour chacun.
Serge Laye
27 janvier 2020