45On ne peut sortir l’homme de ce qui l’a fait tel qu’il est, ni de ce que, tel qu’il est, il fait. Mais on ne peut non plus l’y réduire. Effet qui dépasse ses causes, causes qui n’épuisent pas ses effets, voilà ce que la psychanalyse est obligée de retrouver constamment dans son activité comme dans sa théorie.? 

La tautologie qui apparait là montre clairement l’avancée et la limite de Castoriadis : il met en avant la créativité, mais la fait dépasser le corps du sujet lui-même, en en faisant du coup une fonction quasi mystique qui ne se fonde que sur elle-même, de ce fait peu utilisable en psychanalyse clinique.  

? 

46Ainsi, il est clair que pour Castoriadis, l’imaginaire n’est pas le spéculaire, comme il le dit lui-même47 : si l'imaginaire est platement réduit au « spéculaire» (donc, à la simple « image de... » quelque chose de préexistant, prédéterminé, et donc aussi déterminé) et, de là, mélangé dans une confusion lamentable avec le « leurre » et l’« illusion », alors le sujet est définitivement méconnu comme imagination radicale, auto-altération indéterminable, perpétuelle, immaîtrisable, donc aussi comme sujet d'une auto-altération possible dans et par cette activité pratico-poiétique qu'est l'analyse. 

Du moins épingle-t-il Lacan?là où il mérite de l’être, dans son structuralisme exagéré, comme dans cet extrait du séminaire de ce dernier intitulé Encore?: 

Je voudrais faire remarquer que, structuralisme ou pas, il me semble qu’il n’est nulle part question, dans le champ vaguement déterminé par cette étiquette, de la négation du sujet. Il s’agit de la dépendance du sujet, ce qui est extrêmement différent?; et tout particulièrement, au niveau du retour à Freud, de la dépendance du sujet par rapport à quelque chose de vraiment élémentaire, et que nous avons tenté d’isoler sous le terme de «?signifiant?».? 

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Dès lors, loin de réduire l’imaginaire à un espace spéculaire aliénant, pour ne faire surnager que la structure du signifiant, comme Lacan, Castoriadis en fait au contraire un espace de créativité ex nihilo. C’est d’ailleurs ce terme qui pose un problème, et j’indiquais au début de ce chapitre qu’ils échouaient chacun, avec Lacan par un bout différent quant à l’abord de l’imaginaire, à savoir par excès de structure pour ce dernier, mais excès d’imaginaire pour le premier48 

Imagination radicale » doit être prise comme synonyme d’ « imaginaire premier? », au sens où cet imaginaire crée ex nihilo non seulement des images au sens trivial du terme, mais plus généralement des formes, et par là il faut entendre aussi bien des mots que des types génériques (idées, notions, concepts)– soit l’ensemble des significations au travers desquelles le monde « prend forme » pour l’homme. 

Je pense au contraire, que si, effectivement, comme le pose Castoriadis, derrière le symbolique existe toujours un plan imaginaire, sous celui-ci, à son tour, un corps sensible se profile constamment, conscient ou non. C’est la raison pour laquelle dans le décours de nos psychanalyses, des changements réels et durables ne se produisent que lorsque les associations de nos patients quittent le plan des concepts généraux pour convoquer des souvenirs plus précis, plus imagés, sur les affects singuliers refoulés et leurs effets sur le corps. Se modifie alors, sur un socle différent, l’image du corps sur laquelle l’univers signifiant se déploie… On n'est là plus ni chez Lacan, ni chez Castoriadis.? 

 

 

Ce débat entre Castoriadis et Lacan résonne avec celui entre Lévi-Strauss et Philippe Descola.? 

? 

Alors que pour le premier les mythes se renvoient les uns aux autres par le biais de diverses modalités combinatoires, pour le second, ils s'articulent avec des effets du domaine de la nature sur la culture, selon des procédés qui font dès lors aller retours incessants entre l'imaginaire et le représentatif, comme chez Castoriadis.??Derrière le concept de nature de Descola, se tient en arrière-plan cet imaginaire qui prend le devant de la scène chez Castoriadis... Descola, élève de Levi-Strauss, en égratigne l’excès structural?! Citons ce dernier49. 

La musique et la mythologie confrontent l'homme à des objets virtuels dont l'ombre seule est actuelle, à des approximations conscientes (une partition musicale et un mythe ne pouvant être autre chose) de vérités inéluctablement inconscientes et qui leur sont consécutives. Dans le cas du mythe, nous devinons le pourquoi de cette situation paradoxale : celle-ci tient au rapport irrationnel qui prévaut entre les circonstances de la création, qui sont collectives, et le régime individuel de la consommation. Les mythes n'ont pas d'auteur : dès l'instant qu'ils sont perçus comme mythes, et quelle qu'ait été leur origine réelle, ils n'existent qu'incarnés dans une tradition. Quand un mythe est raconté, des auditeurs individuels reçoivent un message qui ne vient, à proprement parler, de nulle part ; c'est la raison pour laquelle on lui assigne une origine surnaturelle. Il est donc compréhensible que l’unité du mythe soit projetée sur un foyer virtuel : au-delà de la perception consciente de l'auditeur` qu'il ne fait encore que traverser, jusqu'à un point où l'énergie qu'il rayonne sera consommée par le travail de réorganisation inconsciente, par lui préalablement déclenché.?? 

? 

La grande découverte de Levi-Strauss est donc cette surdétermination de l'organisation symbolique pour l'être humain, que Lacan a repris au niveau du sujet. Mais de même que Castoriadis répondait à ce dernier que manquait à cette description la créativité imaginaire, Descola opposa à Lévi-Strauss une bien moindre séparation entre nature et culture, voire même une active inventivité entre ces deux catégories par exemple par le biais de l'usage du rêve dans la société qu'il étudia, les Achuars.? 

Ainsi44 , dans une interview, à propos de ce peuple qu’il étudia en Amazonie?:? 

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Donc, les récits occidentaux donnaient une vision d’êtres libres mais déterminés et qui n’avaient pas de conscience…? 

Qui n’avaient pas la conscience de transformer la nature et qui étaient suradaptés à la nature, des êtres véritablement primitifs parce qu’ils étaient naturalisés. C’étaient des «?peuples naturels?». Cela pose des questions quand on s’intéresse au rapport que des sociétés entretiennent avec leur environnement. Où est le social, où est la médiation sociale dans un tel système??? 

Donc, aiguillonné par cette espèce de contradiction que les chroniqueurs, les proto-ethnographes puis les premiers ethnologues avaient mis en avant, j’ai été en Amazonie avec l‘idée que peut-être, s’ils n’avaient pas d’institutions sociales immédiatement visibles c’était parce qu’ils avaient étendu les limites de la société au-delà du monde des humains.? 

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