En effet, Heidegger introduit non pas 3 dimensions, comme Lacan, mais, le réel étant en quelque sorte dédoublé, 4?! En fait, son propos semble être de multiplier ainsi les catégories pour mieux les fondre dans une dimension poétique qui est dans ce moment ultime de son œuvre tout sauf superflue?: en effet c’est elle qui crée le mouvement, l’apparition puis son voile.  

L’important n’est dès lors plus l’être, ou l’étant, mais le mouvement poétique incessant de l’un à l’autre. Du côté du réel, il en va de même s’il se dédouble en ciel et terre?: il a en lui le mouvement que crée le constant conflit entre eux. Chaque dimension est ainsi présente en elle-même et en chacune des autres. L’un et le multiple sont en relation poétique, donc métaphorique.  

Cette introduction du quadriparti dans la dernière partie de l’œuvre d’Heidegger a été peu reprise et souvent critiquée. Pourtant, quelques auteurs s’y sont attardés30. 

 

Plus concrètement, plutôt que de parler de la terre, du ciel, des dieux  et  des  mortels,  c’est  sur  le  conflit  ou  la  tension  entre  la  terre et le ciel, ou entre les dieux et les mortels, ou sur n’importe quelle autre combinaison de ces termes que devrait se concentrer toute ontologie de l’objet quadripartite. Et c’est justement la position de ce livre. Le modèle qu’il propose ne traite par des deux genres d’objets et des deux genres de qualités séparément, mais les considère comme étant toujours en tension entre un pôle-objet et un pôle-qualité. Nous avons vu aussi que d’autres relations existaient en dehors des tensions entre objets et qualités. En fait, nous avons vu qu’il y avait en tout dix permutations possibles. 

 

À chacun de ces quatre termes, Heidegger adjoint une remarque selon laquelle penser l’un d’eux c’est penser les trois autres avec lui. Dans  «  La  Chose  »,  on  trouve  une  plus  ample  réflexion  là-dessus  :  «  Chacun  des  Quatre  reflète  à  sa  manière  dans  son  propre  être,  revenant à cet être au sein de la simplicité des Quatre. » Et plus loin : 

« Cette réflexion n’est pas la présentation d’une image. Éclairant chacun  des Quatre, la réflexion manifeste leur être propre et le conduit, au sein de  la simplicité, vers la transpropriation des uns aux autres. ». 

Nous n’avons pas seulement quatre pôles dans le quadriparti. Nous découvrons aussi qu’ils ne sont pas isolés les uns des autres, mais qu’ils se réfléchissent  les  uns  les  autres,  chacun  à  sa  manière. 

 

Ainsi, la fonction poétique, métaphorique prend toute son ampleur à la fin du trajet théorique d’Heidegger, annulant d’une certaine façon son travail antérieur. Il est intéressant pour nous de noter que cela survint après une profonde dépression, dont on peut bien sûr penser qu’elle fut aussi liée aux conséquences pour lui, après-guerre, des événements monstrueux auxquels il participa activement, et même théoriquement, le travail d’archive le démontre aujourd’hui clairement31 

En effet, sa philosophie avant-guerre est l’ère de la prééminence de l’être, assimilable à la vérité voilée mais ubiquitaire, pureté qui dépasse toutes les incarnations humaines singulières. Le lien avec l’idéologie nazie a été fort clairement démontrée par Emmanuel Faye, même s’il va un peu trop loin en rejetant de ce fait tout le travail d’Heidegger. En effet s’il est une référence pertinente de son travail, c’est bien la résonance forte entre son effort et celui de Kafka, par exemple dans «?Le Château?». Plus près de nous il s’agit de Big Brother, et encore plus contemporain, de l’intelligence artificielle?: l’idée d’une pure pensée monologique, donc désincarnée, c’est-à-dire débarrassée de tout imaginaire singulier, qui expliquerait et gérerait le monde est sans doute l’essence même du fascisme. 

 

Dans toutes ces occurrences, il s’agit de la même chose au départ, qui est de supposer une pensée purement structurale possible, sans l’imagination, donc sans la poésie, sans le corps imaginaire. C’est peut-être que ce qui effrayait Heidegger, dans ce qu’il projetait du fait juif, était en fait un miroir de lui-même32?: une culture sans vraie liberté, une pensée sans corps, sans imaginaire, sans invention, pure rationalité abstraite du dévoilement, qui était en réalité sa propre théorie de l’époque de l’être, mais inversée?! La dictature du heimat, écrasant lourdement l’individualité, soit l’enfance du jeune Martin, n’est guère plus enviable que celle du déroulement infini d’une pesante logique discursive attribuée aux juifs, diluant toute racine. C’est le même mécanisme de projection qui expliquerait la dérive monstrueuse de Celine, dynamitant lui-même le récit littéraire classique à l’aide des outils propres à ce qu’il imagine des juifs censés faire exploser le récit chrétien du roman, autres lui-même de ce fait, selon la thèse fort convaincante de Stéphane Zagdansky. Les théories de destruction de l’autre sont toujours essentiellement suicidaires, si on suit les travaux de Levinas 

 

Au fond, si on met à part Kafka, ces infirmes de l’imagination active et inventive qu’ils étaient sans doute, au sens d’un créatif projet singulier de soi-même, dans un fécond dialogue entre imaginaire et symbolique, apercevaient et témoignaient cependant d’un problème important de l’évolution moderne, à savoir la technique sans l’âme, et inventèrent paradoxalement des systèmes ou des styles dans lesquels la logique formelle pour l’un, descriptive pour l’autre, vint également écraser l’imaginaire.  

La construction, en fait paranoïaque, dont il s’agit ne laisse pas prise à l’idée d’une libre créativité. L’être, dans la construction heideggerienne, écrase le sujet, comme chez Kafka, (mais elle est chez lui décrite comme extérieure à lui-même), la fonction du château, et chez Celine celle du cynisme, faute de créativité imaginaire 33?: Je suis un coloriste de certains faits. Je me suis trouvé en des circonstances où par hasard la matière à décrire était intéressante. Proust s'occupait des gens du monde, je me suis occupé des gens qui venaient à ma vue et à mon observation. J'ai décrit des petites histoires, avec un style qui, paraît-il, est le mien.? 

Décrire n’est pas inventer, ce dont Céline, pour lequel l’enfance fut également écrasée, était sans doute difficilement capable. 

 

Chez ces deux auteurs, l’imaginaire singulier est proprement sinistré, très probablement lié à une confrontation précoce avec une rigidité parentale particulière, précisément ce qu’Heidegger appelle le heimlich, le nid de l’être. Il convient sans doute d’inverser les choses?: ce dernier est l’indiscutable oppression du pays natal, la liberté d’être étant refoulée si loin, et en même temps si puissamment que la haine de l’autre devient la nécessaire projection de ce qu’on désire en fait le plus profondément et est en même temps le plus insupportable à contempler…  

Le bouc émissaire est le vrai cœur de soi-même dans ces occurrences, soit la projection d’une vraie liberté de pensée qui fit probablement dramatiquement défaut dans l’enfance de ces hommes. C’est alors elle qu’il faut détruire, tant est insupportable de contempler ce qui est si douloureusement refoulé ou rejeté, mais n’en est pas moins le cœur de soi-même… C’est donc un meurtre suicidaire, en réalité?! 

 

Cette impasse monologique finit par buter contre sa propre limite, comme toujours douloureusement?: le tardif virage d’Heidegger, qui convoquerait plutôt le travail fondamental de la dépression dans le processus de symbolisation, est essentiellement celui aussi du retour de la métaphorisation, seule articulation possible des logiques hétérogènes, de l’imaginaire et du symbolique. 

Toute l’œuvre d’Heidegger fait fonctionner un être inaccessible chapeautant dans un dévoilement obscur l’humaine condition, jusqu’aux conférences de Brème, en 1949, dans lesquelles en fait il dynamite lui-même son œuvre antérieure?: tout à coup, dans cette théorisation du quadriparti, les mortels deviennent aussi importants que ce qu’il appelle l’être, contrairement à ce qui soutenait toute son œuvre antérieure, qu’on peut résumer à l’invention d’une phénoménologie de l’être. Tout à coup, le mortel, quel qu’il soit dans cette configuration nouvelle, vient au même niveau que l’être, comme si le corps de l’homme retrouvait sa place discutante et dynamique, c’est-à-dire symbolisante, dans le processus philosophique qu’il décrit.  

 

Il est ainsi curieux de constater, à la fin de leur œuvre, une sorte d’effacement de leurs propres efforts d’un structuralisme primordial, chez tout aussi bien Wittgenstein, Heidegger ou même Lacan. Ce dernier tenta en effet d’élargir son célèbre nœud boroméen de 3 à 4, puis dans une tentative encore plus large à n+1?! C’est un peu comme si l’imaginaire, trop bridé par des théories trop catégoriques, prenait sa revanche…