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Un bel article de Stéphane Vibert situe fort bien le débat50. Il rappelle à quel point le terme même d’imaginaire est rare, voire absent du travail de Lévi-Strauss. Et pour cause, comme l’écrit lui-même ce dernier?: la culture est51 « un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion ». Nulle trace ici de quoi que ce soit d’imaginaire, même pour l’art, ce qui est sans doute excessif?!? 

En effet, pour LS52, « le signifiant précède et détermine le signifié », idée reprise par Lacan, ce qui occasionne d’ailleurs le « surplus de signification » qui débouche sur l’existence des fameux « signifiants flottants » de type mana. Catherine Clément explique ce dernier terme53.? 

Le terme polynésien mana désigne une force surnaturelle dont l'Anglais R.?R.?Marett (1866-1943) et le Français Marcel Mauss (1872-1950) ont tenté, dans le contexte de l'ethnologie religieuse, d'évaluer les propriétés?: «?Ce mot, précise le second, subsume une foule d'idées que nous désignerions par les mots de?: pouvoir de sorcier, qualité magique d'une chose, chose magique, être magique, avoir du pouvoir magique, être incanté, agir magiquement?; il nous présente, réunies sous un vocable unique, une série de notions [...] et réalise cette confusion de l'agent, du rite et des choses qui nous a paru être fondamentale en magie?» (Théorie générale de la magie).?? 

Le mana polynésien est loin d'être une catégorie isolée?: le wakan, l'orenda, dans d'autres contrées, témoignent de la présence dans la pensée magique en général de la notion de force active. Claude Lévi-Strauss, dans son introduction au livre de Mauss, Sociologie et anthropologie, a ajouté aux conceptions de Marcel Mauss des formulations inspirées par la notion linguistique de signifiant?: pour lui, le mana, comme d'autres notions, est inhérent à la structure même du langage et n'est pas le propre d'une pensée magique qui, sauvage, serait différente de la pensée logique (il cite à ce propos, pour la langue française, la notion de truc ou de machin). Selon Lévi-Strauss, «?l'homme dispose à son origine d'une intégralité de signifiant?» qui n'a pas immédiatement trouvé un signifié avec lequel former un signe?: c'est de ce décalage que vient le renouvellement des signes du langage, lequel, sans cela, serait fixé dès le départ. Il y a donc toujours, dans un langage, du signifiant en trop, que Lévi-Strauss appelle «?signifiant flottant?» et qui est le mana?: signifiant contradictoire qui marque une «?valeur symbolique zéro?», pouvant se poser sur n'importe quel signifié pour former alors un nouveau mot. Ainsi apparaît la structure logique de la pensée magique, injustement conçue par beaucoup d'ethnologues comme incohérente, alors que ces apparentes confusions relèvent de l'inégalité, constitutive du langage, entre signifiant et signifié.54 

Ces réflexions se rapprochent du concept de trait unaire de Lacan, qui inscrit un pan de l’identité dans les jeux du langage, un signifiant vide de contenu précis, mais dont la fonction est d’inscrire le sujet dans la langue et l’altérité. C’est bien pour cela qu’il est puissant et magique, comme dans le mana, mais tout aussi bien dans le premier mot de l’enfant, qui logiquement fait basculer son monde dans le labyrinthe désirant?!  

Cependant, cette caractéristique assez incontestable du langage est, dans la pensée de LS, mise dans une sorte de priorité d’ordre pour rendre compte du fait anthropologique. C’est précisément ce que Castoriadis55 va mettre en question, en mettant l’accent sur la dynamique des dimensions humaines plus que sur leur description structurelle phénoménologique, statique. C’est un peu la même démarche que celle de Francis Jacques opposant sa passionnante dialogique dynamique à la linguistique formelle. 

On ne peut pas [...] comprendre les institutions simplement comme un réseau symbolique. Les institutions forment un réseau symbolique mais ce réseau, par définition, renvoie à autre chose que le symbolisme. Toute interprétation purement symbolique des institutions ouvre immédiatement ces questions : pourquoi ce système-ci de symboles, et pas un autre ; quelles sont les significations véhiculées par les symboles, le système des signifiés auquel renvoie le système de signifiants ; pourquoi et comment les réseaux symboliques parviennent-ils à s'autonomiser 

 

 

Conclusion  

 

La grande leçon de cette excursion chez les philosophes est double?: d’une part gardons-nous de confondre imaginaire et spéculaire, ainsi que le faisait Lacan, d’autre part, pour cela, laissons le dernier mot à Nietzsche56?: Cet instinct qui pousse à créer des métaphores, cet instinct fondamental de l'homme, dont on ne peut pas ne pas tenir compte un seul instant, car en agissant ainsi on ne tiendrait plus compte de l'homme lui-même, n'est pas soumis en vérité et il est à peine maîtrisé dans la mesure où sur la base de ses productions évanescentes, les concepts, est bâti un nouveau monde régulier et résistant qui se dresse face à lui comme un château fort. » Là où toute une tradition philosophique opposait l'imagination à la raison, il voit au contraire dans les inventions de la raison de lointaines dérivées, par trop rigides, de nos constructions métaphoriques, donc essentiellement imaginaires.? 

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Tout ceci est aperçu assez précisément par Georg Simmel, philosophe et sociologue57: Plus le concept est général, plus il est vide car, afin de subsumer les contenus du réel, le concept générique doit écarter ses particularités, par suite de quoi l'extension croissante du concept se paie au prix de la réduction progressive de ses contenus. Reprenant la belle analogie que Bergson établit entre les concepts solides et les vêtements de confection, d'une part, et les concepts ?uides et les vêtements sur mesure, de l'autre [Bergson, 1934, p. 196-197 ; 1941, p. 48-49], on pourrait dire que nos concepts tout faits ne conviennent à personne puisqu'ils conviennent à tout le monde et qu'il faut donc travailler sur mesure.? 

 

C’est ce même auteur, en étudiant la question du vote, qui situe fort clairement, mais il n’était pas philosophe, la dynamique précieuse qui vient des dimensions hétérogènes entre l’image de corps, soi et les autres58?: L'essence de la constitution d'une société, qui entraîne deux conséquences égales, c'est-à-dire que ses résultats sont incomparables, et que ses problèmes internes sont insolubles, est celle-ci : à partir d'unités closes sur elles-mêmes - comme les personnes humaines le sont plus ou moins - il se constitue une unité nouvelle. On ne peut pas fabriquer un tableau à partir de plusieurs tableaux ; un arbre ne naît pas de plusieurs arbres ; une totalité autonome ne se développe pas à partir de plusieurs totalités, mais de parties non autonomes. Seule la société fait de la totalité centrée sur elle-même simplement un membre d'une totalité qui le dépasse. Toute cette perpétuelle évolution des formes sociales, à tous les niveaux, n'est rien d'autre en dernier ressort que la tentative sans cesse recommencée de concilier l'unité et la totalité de l'individu tournées vers l'intérieur, avec son rôle social de partie contribuant à la totalité, de sauver l'unité et la totalité de la société de l'éclatement par suite de l'autonomie de ses parties. Alors que tout conflit entre les membres d'une totalité met en question la suite de son existence, le vote, dont la minorité accepte elle aussi le résultat, signifie que l'unité de l'ensemble doit rester maîtresse à tout prix de l'antagonisme des convictions et des intérêts.